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par Julien Boutonnier

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Rien n’est moins évident que ce constat : le journal de publication dont je livre aujourd’hui le dernier épisode n’en est pas un. Du reste, je serais bien en peine pour qualifier le nerf de cette production. Si j’ai quelques idées des motivations dont cette écriture s’ensuit, je méconnais leur ressort essentiel. Et ce qui demeure pour moi important dans cette entreprise, c’est justement cela, que je méconnaisse ce ressort. Cette inscience signe en effet la validité de la démarche ; elle fonde la légitimité, à mes yeux, d’un effort littéraire : pour être arpenté, le fond des choses doit être ignoré. C’est-à-dire que de ce fond on ne peut prétendre se saisir. En revanche, il est possible d’y habiter, ce que, sans doute, je confonds avec ce qui me semble être l’écriture, le travail d’écriture jour après jour. On peut dès lors se demander pourquoi arpenter le fond des choses. Est-ce cela écrire ? Et puis, à vrai dire, n’est-ce pas prétentieux ? Qu’est-ce que le fond des choses ? Peut-être proposer une reformulation nous aidera à comprendre, dans un même mouvement, l’humilité de la démarche et sa signification. Voici : le fond des choses, ce sont les mots de la langue dès lors qu’ils ne vont plus de soi. Le fond reste donc plus ou moins la surface, cette longue moraine de la langue sur l’étendue de laquelle affleure, de temps à autre, certain vestige innommable. Concluons de la sorte : ignorer le fond des choses, y construire son logis, c’est laisser les mots de la langue aller d’un autre pas (ou bien : d’un haut trépas). Écrire, ce serait maintenir la langue hors des rets du savoir.

Je conviens donc de ceci que je ne sais pas ce que je fais, je ne peux pas définir ce que j’ai écrit, je ne peux énoncer son pourquoi. (Longtemps j’ai cru pouvoir expliquer ce pourquoi. Mais il est vain de chercher à cerner les causes d’une écriture. D’abord parce que, d’un point de vue éthique, il n’est pas juste qu’une cause soit établie en tant qu’objet d’explication : une cause vaut pour ce qu’elle implique le sujet d’une existence – cela doit suffire. Ensuite, selon un abord plus pragmatique, la complexité à laquelle on se confronte dès lors qu’on se penche sur l’écheveau des nécessités et des hasards à l’origine d’un geste de création ne peut que nous dissuader de nous impliquer dans une telle recherche – à moins que l’œuvre elle-même trouve sa matière dans ce péril, auquel cas ce serait sur la base de cet impossible aboutissement d’une explication ferme qu’elle fonderait son édifice. Ainsi, il convient d’établir que l’acte étrange qu’on nomme écrire doit à des causes particulièrement buissonnantes d’être réalisé ; s’y intriquent données biographiques, milieu social, potentiel génétique, structure psychique, capacité de travail, sens des opportunités, hasard des lectures et des rencontres et rencontres et lectures décisives…) En revanche, je peux décider de ce à quoi a pu concrètement servir cette écriture. Quelle fut sa fonction ? Concernant ce point, le travail mené donne lieu à trois constats. Le journal de publication a été l’occasion de :

1. projeter l’écriture d’un livre théorique intitulé Le roman·poème ;
2. relier ce projet avec l’écriture d’un autre ouvrage intitulé La Lignification ;
3. établir que ces deux travaux sont eux-mêmes corrélés au livre Les os rêvent dont la publication en mars 2022 fut l’amorce de la série d’articles qui nous occupe.

Ces trois opérations, dont aucune ne fut préméditée, ont obéi, entre autres, à un principe qui, pourrait-on dire, influence l’écriture depuis le plein air, un peu comme la lune détermine l’amplitude des marées. Ce principe moteur est l’amitié. J’aimerais, en guise de détour, m’en expliquer brièvement.

Il y eut une soirée à Montpellier, le 20 avril 2023, organisée, dans le cadre d’une résidence, par Pierre Vinclair et l’équipe de la Boutique d’écriture. Le thème de la rencontre était précisément la revue Catastrophes qui, comme on le sait, est animée par Pierre Vinclair, Laurent Albarracin et Guillaume Condello. Pour échanger à ce sujet, Céline Leroy  et moi-même avions été invités en tant que contributeurs.

Au cours de la discussion animée avec beaucoup de finesse par Stéphane Page, nous en sommes venus à parler des échanges qu’un envoi de manuscrit pouvait susciter. Nous avons cherché à cerner de quoi ces correspondances par courriels pouvaient être le nom. Que fait-on quand on porte une attention soutenue à ce qu’exprime un semblable ? Que met-on en œuvre quand on cherche à exprimer ce qui nous tient à cœur de sorte que notre correspondant puisse s’en saisir et y répondre ? Que réalise-t-on quand on permet à l’autre d’approfondir sa pensée en formulant les enjeux que nous comprenons traverser son travail ? Que construit-on quand on s’oppose aux vues de son interlocuteur de façon argumentée ? Enfin, de quoi procède cette opportunité selon laquelle il nous est offert la possibilité d’avancer, par un effort de formulation soutenu (lequel tient pour partie à l’acuité de la réception de notre correspondant), dans l’intelligence des motifs qui nous meuvent et, parfois, d’entreprendre un projet qui n’aurait peut-être pas pris forme sans cette conversation ? Il nous apparut que nous parlions certainement d’un exercice de l’amitié.

Bien entendu, il ne s’agit pas ici d’une proximité affective. Il n’est pas question de camaraderie ni de familiarité, même s’il n’est pas exclu que ces dimensions apparaissent, peut-être, avec le temps et dans l’expérience privilégiée de rencontres impliquant la présence de chacun. L’amitié que nous évoquions est fondée, il me semble, sur la production partagée d’un ensemble d’énoncés, ensemble qui constitue un présent pour chacun. Peut-être pourrions-nous dire que le corps de cette amitié est précisément cet ensemble de phrases produit à l’usage seul de leurs protagonistes.

La revue Catastrophes, comme bien d’autres à n’en pas douter, ne doit pas sa nécessité aux seules publications qu’elle offre à la lecture de tous, elle la tient aussi de cet exercice de l’amitié dont elle est l’occasion, exercice, de fait, souterrain et invisible, mais tout à fait décisif pour les auteurs.

Ainsi, un premier envoi de poèmes refusé par la revue d’abord, les poèmes en prose publiées il y a quelques années ensuite, cette série d’articles mal nommé Journal de publication enfin, ont déclenché une série d’échanges avec Pierre Vinclair dont il me semble pouvoir affirmer qu’ils impulsèrent le projet d’un ouvrage théorique : Le roman·poème.

Le roman·poème serait un certain état du texte qui met au travail l’expérience de la greffe telle que Jean-Luc Nancy en parle dans son ouvrage L’intrus. Pour rappel, ce livre extraordinaire est une courte, mais non moins dense, réflexion au sujet d’une greffe de cœur subie par le philosophe. Cette expérience pourrait, dans son expression, être bornée par ces deux citations de Nancy :

« Quel vide ouvert soudain dans la poitrine ou dans l’âme — c’est la même chose — lorsqu’on me dit : «  il faudra une transplantation »… Ici l’esprit se heurte à un objet nul : rien à savoir, rien à comprendre, rien à sentir. L’intrusion d’un corps étranger à la pensée. Ce blanc me restera comme la pensée même et son contraire en même temps. »

et

« La greffe est justement une bonne occasion de saisir — pour mieux la dessaisir — l’unité parfaitement évanescente, fuyante d’un « moi ». Parfaitement identique à elle-même, à coup sûr, mais identique en tant qu’elle se fuit à tout instant. »

Ce blanc qu’évoque Nancy, pensée même et son contraire en même temps, me semble pouvoir être désigné comme étant l’affaire du roman·poème. Le blanc serait l’occasion d’en apprendre sur le « moi ». Une fois ceci avancé, voyons comment cela pourrait fonctionner.

Il faut entendre roman·poème comme une mise en tension des genres poésie et roman par une opération de greffes croisées (dont l’accomplissement est impossible : aucune hybridation ici, pas de fusion). Le poème s’y trouve donc être l’intrus du roman (en tant que genre), le roman (en tant que ce roman), l’intrus de la poésie. Cette double intrusion, où chaque terme est l’hôte dans les deux sens du terme (donner l’hospitalité et la recevoir), est l’occasion :

• pour le poème de se révéler comme pouvant se saisir dès lors qu’il amorce un mouvement hors de sa régularité générique ;
• pour le roman de jouer sa partie dans l’excès propre à son genre, comme le dit T. Samoyault : « un roman est un roman à la condition d’exprimer la volonté d’être plus qu’un roman ».

Toutefois, le · qui sépare et relie roman et poème est un troisième terme lui-même important, voire plus déterminant encore, puisqu’il manifeste le moteur secret du roman·poème, du roman et du poème : un sens qui s’impose en se soustrayant à toute prise. Le · en effet, en tant que symbole typographique de l’espace dans un logiciel de traitement de texte, signifierait l’espace même, l’écart incompressible, ce vide qui erre dans les phrases, les produit, les retient et les limite : le blanc de Nancy : pensée et contraire de la pensée.

Si l’on s’intéresse à ce que le roman·poème pourrait instruire dans la vie réelle, nous pourrions avancer que le · serait ce qui interdit au « moi », ou plutôt au « m·oi » de se saisir autrement qu’en tant que son unité se fuit à tout instant, il est une révélation de la greffe, ce que le roman·poème travaille en tant que greffes croisées.

Ceci étant, de manière plus hasardeuse mais aussi plus impérieuse, le roman·poème appelle une autre greffe impossible (pas seulement entre les genres poésie et roman), il appelle la greffe du texte et du corps physiologique : ce que j’appelle la lignification. En faisant fond sur l’expression le bois dont on est fait, nous pouvons avancer que le corps est appelé à se lignifier, à devenir lignes, lignes du bois dont on est fait, lignes du texte, ce qui est la même chose. Déplacement, transmutation, transplantation, voire transsubstantiation, le roman·poème est le lieu de ce commerce impossible où se joue une question sans doute à l’œuvre dans la littérature : comment le corps peut-il saisir son avenir, c’est à dire le texte ?

Cette notion, ou plutôt cette pulsion de lignification dans le mouvement brutal de laquelle s’oriente le roman·poème, donne son titre à un livre en cours d’écriture. Cet ouvrage, au fur et à mesure que se précisait l’élaboration du champ théorique propre au roman·poème, est apparu comme en relevant. De plus, cette écriture étant une affaire impulsée il y a plus de quinze ans (des réalisations partielles sous forme de publications en ont rythmé le cours : Ma mère est lamentable et M.E.R.E chez feu-publie.net), j’en viens à suspecter que le roman·poème, les tensions qu’il embrasse, travaillent en sous-main une partie conséquente de l’ensemble de mes tentatives d’écriture. C’est que, dans une sorte de mouvement métonymique, une obsession oriente sans cesse la main : raconter ce que raconte un impossible récit pour transformer le corps physiologique en livre qui raconte ce que raconte un impossible récit.

La lignification, si jamais je parviens à en stabiliser la forme, réalisera donc une possibilité du roman·poème, comme le roman Les os rêvent en présente une autre version.

C’est précisément la troisième conclusion à laquelle aboutit ma réflexion. Le journal de publication, les échanges d’amitié avec Pierre Vinclair, me prêtent à penser que le roman Les os rêvent est lui-même, en effet, un roman·poème. Les notions travaillées dans le journal de publication, la transsubstantiation, le roman décontrarié, le savoir réel, vont toutes dans le sens d’un roman de l’excès et d’un poème pérégrinant hors de son genre.

Il y a maintenant d’assez nombreux mois, j’écrivais cette première phrase : Je me propose ici de tenir une sorte de journal de publication dont l’objet reste de penser autour de cette démarche singulière d’écriture et du livre qui lui tient lieu d’aboutissement.

D’une manière certaine, comme malgré moi, j’ai été strictement fidèle à ce projet. Cela signifie quelque chose de très important : l’écriture est toujours cet exercice d’une déroute par laquelle le projet se trouve réalisé, mais rarement comme on l’aurait envisagé de prime abord. Le travail de la langue, la confection des phrases, produit un écart incessant, comme un certain visage du temps, qui est la substance même de la réalisation. Cet aboutissement a tout d’une chimère et pourtant, c’est à son bras fuyant que je trouve un ancrage le plus sûr pour l’unité parfaitement évanescente, fuyante d’un « moi ».

L’essentiel toutefois n’est pas situé dans cette hygiène de vie que constitue la rédaction quotidienne de phrases. Cet écart incessant, que réalise l’écriture, constitue un étrange atelier : c’est de surcroît, comme par accident, que prend forme le vif. Ici, de toute évidence, au projet d’une écriture comprise comme un commentaire, c’est-à-dire comme un ajout ayant valeur de travail de séparation (comment clôturer l’effort de rédaction du livre Les os rêvent ?), s’est greffé un autre projet, bien plus fondamental, puisqu’il impulse de nouvelles réalisations et dessine une perspective cohérente d’écriture.

Ce plus de sens, ce plus d’horizon ajoutés au projet initial, lesquels manifestent, je crois, un des motifs puissants de l’écriture, à savoir que le temps y trouve un théâtre propice à notre entendement, restent, en dernier terme, profondément tributaire du contexte de publication qui a pour nom la revue Catastrophes. Qu’est-ce qu’une revue ? C’est sans doute aussi cette question que pose, in fine, ce journal de publication.

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