Un livre sur rien (1/2)

par Julien Boutonnier

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Je commence ici la rédaction du premier volet du septième article de cette série consacrée à l’écriture du roman Les os rêvent. Je me souviens qu’il y a quelques mois encore je pensais m’atteler à une sorte de journal qui présenterait certains aspects du livre, comme une réclame au carrefour de la théorie et de l’écriture de soi. Je supputais en finir rapidement même si, comme j’en ai déjà fait mention, il reste évident que ces articles répondent à la nécessité de ne pas quitter, ou du moins de me séparer très doucement de cet univers ostéonirismologique qui m’accapare depuis plusieurs années. Or voici que les articles, au fur et à mesure que j’y travaillais, au fur et à mesure que j’y travaille encore, d’une simple présentation promotionnelle, sont devenus une entreprise d’investigation des motifs fondateurs de ce qu’engage mon écriture littéraire et poétique.

Je pense pouvoir affirmer qu’écrire relève du soin. Je n’utilise pas ce mot dans le sens qu’un contexte médical voire psychiatrique lui attribuerait. Je pense plutôt à cet ensemble de pratiques par lesquelles, tout au long d’une existence, un être humain se développe, construit sa personnalité, comprend les modalités de sa jouissance propre, s’inscrit dans l’espace social en fonction de ces modalités et participe à la vie de la cité.

Dans cette perspective du soin, l’activité d’écriture se trouve donc intimement liée à la question de la jouissance telle que nous l’avons abordée dans les articles Un savoir réel – 1/2 et Un savoir réel – 2/2, selon le récit, fort utile, fourni par la psychanalyse.

Il n’est pas inutile de préciser que cette jouissance n’a pas vocation à être énoncée ni définitivement comprise. Si elle oriente notre vie, c’est toujours comme puissance qui s’impose à nous sous les auspices d’un mystère, d’un comportement incompréhensible, d’une pulsion qui pousse à répéter des actions auxquelles, bien souvent, nous ne souscrivons pas. (On s’entend dire alors des choses comme c’est plus fort que moi, je sais pas pourquoi je fais ça, je sais bien que c’est mauvais pour moi mais je ne peux pas m’en empêcher.) Toutefois, quoiqu’indocile à toute capture de la raison, la jouissance se prête à, et même suscite l’investigation de l’esprit pour peu que nous soyons fermes quant au caractère fragmentaire de nos conclusions.

À la relecture des articles rédigés, je remarque ceci qu’ils impliquent ma jouissance, non pas dans le but de dévoiler mon caractère, ce qui n’aurait guère d’intérêt, mais dans celui d’identifier comment l’écriture s’y prend pour la mettre en fonction. Ce qui nous intéresse tient donc à la littérature en tant qu’opérateur par lequel l’obscure énergie qui nous meut se trouve transfigurée en textes singuliers offerts à la communauté.

Ma jouissance me semble pouvoir être logée à l’enseigne d’une reformulation. Il s’agit de saisir la question du philosophe : pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ?, et de la transformer en : comment quelque chose peut-il être rien et rien quelque chose ? Ce que nous pourrions encore énoncer différemment : Comment désirer désespérément dans une abondance que seule saurait ruiner la cessation du pouls ? Le titre de l’article, Un livre sur rien, peut dès lors être complété : Un livre sur rien en tant que quelque chose.

On reconnaîtra peut-être dans ce questionnement, dans le déplacement qu’il propose, les ressorts de la mélancolie et de l’obsession auxquels ma jouissance doit son style. Nous déploierons notre attention sur la mélancolie dans le présent épisode ; la question de l’obsession donnera lieu au volet suivant, lequel sera suivi d’un retour sur le roman Les os rêvent.

Ce n’est pas sans une pointe de tristesse que je commence ce travail de théorisation. Toute théorie véritable est un adieu à quelque chose. La théorie consiste fort quand elle comprend une séparation. Je serais bien en peine de préciser à quoi je formule mes adieux. On comprendra par la suite que se manifeste là, précisément, ma jouissance mélancolique. Et c’est pourquoi mon ventre et mon esprit plongent de conserve dans cet affect d’une tristesse. Penser, n’est-ce pas, après tout, s’arracher à l’emprise d’un bercement, si doux soit-il ?

Avant de rentrer dans le vif du sujet, il est nécessaire que nous articulions de façon un peu précise trois notions importantes pour notre réflexion : l’auteur, le monde, le langage. Longtemps, au cours de ce travail, j’ai buté sur une difficulté liée à leur repérage. À l’ordinaire, je manie une partition somme toute classique : un sujet cherche à se saisir lui-même, à attraper quelque chose du monde par le moyen du langage. Or, comme nous le verrons, dans la mélancolie, le monde n’est saisi qu’en son absence, par les moyens d’un langage littéraire ; dans l’obsession, c’est l’auteur qui disparaît pour laisser au langage le soin de présenter son corps anonyme devenu texte. Par conséquent, je butais sur ce problème qu’à l’horizon des processus mélancolique et obsessionnel seul s’impose le langage ; personne ne parle plus, le monde s’est absenté. Sujet (auteur) et objet (monde) sont défaits. Nul agent pour saisir quoi que ce soit.

C’est à l’occasion de la lecture de l’article de Pierre Vinclair, Mallarmé poète épique, que j’ai pu dépasser cette aporie. La brève présentation de l’ontologie de Mallarmé qu’on y trouve m’a en effet permis de disposer d’une configuration qui dispose auteur, monde et langage d’une telle façon qu’elle autorise la liaison recherchée de l’obsession, de la mélancolie et de la littérature. Comme Vinclair nous le rappelle à grands traits, Mallarmé identifie le néant à l’être : seules existent les fictions qui nous établissent en tant qu’êtres humains. Par conséquent, nous pouvons avancer ce postulat selon lequel le langage est la consistance de l’être. Vinclair en déduit ceci :

le sujet (homme) et l’objet (monde) ne sont pas les deux pôles opposés et indépendants que l’on croit qu’ils sont : ils s’apparentent, bien plutôt, aux deux extrémités d’une même réalité, le langage.

L’ontologie de Mallarmé (certes un peu malmenée par notre manque de nuances) nous permet de considérer la mélancolie et l’obsession comme des processus qui, une fois saisis par la littérature, pour l’un, évacue la référence au monde, pour l’autre, le sujet énonciateur ; le langage sans personne ni rien qui en résulte est précisément un accomplissement littéraire : s’y manifestent, en vérité, un mouvement vers une énonciation radicale, une apparition du réel du monde en lieu et place du monde réel. C’est précisément vers ces conclusions que nous allons tenter de cheminer maintenant.

Pour aborder la notion de la mélancolie, je m’appuierai sur les chapitres III et IV de l’ouvrage de Giorgio Agamben intitulé Stanze et sur l’article Deuil et mélancolie de Freud auquel Agamben se réfère également. Nous proposons ici de mettre provisoirement en suspens l’ontologie de Mallarmé pour nous orienter dans l’article de Freud – quoique sans doute leurs pensées ne sont pas étrangères, notamment dans le prolongement que Lacan donnera aux recherches freudiennes – à plusieurs reprises nous circulerons entre l’ontologie de Mallarmé et celle plus conventionnelle qui s’appuie sur le couple opposant un sujet indépendant et un objet fermement ancré dans la matière.

Il convient d’abord de s’intéresser au deuil avec lequel la mélancolie partage des similitudes. Dans son article, Freud affirme ceci :

Je crois qu’il n’y aura rien de forcé à se le [le deuil] représenter de la façon suivante : l’épreuve de réalité a montré que l’objet aimé n’existe plus et édicte l’exigence de retirer toute la libido des liens qui la retiennent à cet objet.

Cette exigence de défaire les investissements affectifs de l’objet perdu comporte une telle douleur qu’elle est concomitante d’une rébellion : « l’existence de l’objet perdu se poursuit psychiquement » tandis que la tâche d’intégrer la réalité de la perte s’accomplit, au prix « d’une grande dépense d’énergie d’investissement » qui absorbe toute la personne. Le sujet abandonne « toute activité qui n’est pas en relation avec le souvenir du défunt », autrement dit il opère un retrait sur lui-même, il se désintéresse du monde extérieur excepté ce qui peut le ramener au souvenir recherché, il n’investit pas un nouvel objet d’amour. Le deuil trouve une issue lorsque les liens qui unissent le moi à l’objet perdu ont été refondus, entraînant parfois un bouleversement conséquent des coordonnées de la personnalité.

La mélancolie implique un retrait similaire à celui du deuil. La personne y est, là aussi, tout entière impliquée dans la déploration d’un objet perdu. Toutefois, Agamben remarque la gêne de Freud concernant l’identification de cet objet :

Freud ne cache pas son embarras devant l’irréfutable constatation que, si le deuil est consécutif à une perte réellement subie, dans la mélancolie non seulement il est difficile de préciser ce qui a été perdu, mais il n’est pas même certain que l’on puisse parler de perte.

Parcourant l’article de Freud, on trouve en effet que l’auteur affirme ceci à propos de la mélancolie :

[…] on se croit obligé de maintenir l’hypothèse d’une telle perte mais on ne peut pas clairement reconnaître ce qui a été perdu, et l’on peut admettre à plus forte raison que le malade lui non plus ne peut saisir consciemment ce qu’il a perdu.

Agamben rapproche cette étrange constatation (comment pourrait-on pleurer ce qu’on ne sait pas avoir perdu ?) des ruminations des Pères de l’Église au sujet de l’acedia dont nous nous contenterons de préciser qu’elle est un autre nom de la mélancolie. La pensée patristique proposait en effet de considérer l’acedia comme « retrait devant ce qui n’avait pas été perdu ». Agamben en tire une conclusion étonnante :

Dans cette perspective, la mélancolie serait moins une régression devant la perte de l’objet aimé qu’une aptitude fantasmatique à faire apparaître comme perdu un objet qui échappe à l’appropriation.

Le deuil serait ainsi, en quelque façon, mimé par la mélancolie pour mettre en scène la perte d’un objet qu’Agamben finit par qualifier d’irréel. Le bénéfice d’une telle fiction consiste en ceci que le mélancolique peut se prévaloir, fût-ce inconsciemment, d’avoir possédé un objet irréel. C’est-à-dire que sa stratégie « permet à l’irréel d’accéder à l’existence, délimitant une scène sur laquelle le moi peut entrer en rapport avec lui et tenter une appropriation […] ». On en conclut que ce n’est pas l’événement d’une perte qui entraîne la mélancolie, c’est la mélancolie qui crée un deuil pour jouir de son objet impossible à posséder.

Nous sommes en mesure désormais de repérer une autre différence qui distingue la mélancolie du deuil. Là où ce dernier est déterminé par la très douloureuse obligation de refondre certains liens affectifs en fonction d’une réalité indéniable, la mélancolie est motivée par le désir érotique d’une appropriation d’un objet irréel. Comme le repère Agamben :

On peut dès lors comprendre […] l’ambition spécifique du projet mélancolique […] que l’antique théorie des humeurs avait bien raison d’identifier à la volonté de transformer en objet de désir sexuel ce qui n’aurait dû être qu’objet de contemplation.

La mélancolie est un projet sexuel qui vise la plénitude de son insatisfaction. On comprend mieux, dès lors, la formulation de ma jouissance : Comment désirer désespérément dans une abondance que seule saurait ruiner la cessation du pouls ? Il s’agit, dans un geste de simulation du deuil, de posséder négativement, c’est-à-dire sans jamais subir les revers du manque ni goûter les plaisirs provisoires de l’assouvissement, l’objet que personne ne saurait s’approprier, à savoir, précisément, ce qui n’existe pas.

Considérant que cette question est pour nous la reprise de celle-ci : comment quelque chose peut-il être rien et rien quelque chose ?, il semble que nous puissions la relier avec ce qui, selon Freud, caractérise la mélancolie de façon éminente, à savoir l’ambivalence. 

Elle [la mélancolie] est d’une part, comme le deuil, réaction à la perte réelle de l’objet d’amour, mais, en outre, elle est marquée d’une condition qui fait défaut dans le deuil normal […]. La perte de l’objet d’amour est une occasion privilégiée de faire valoir et apparaître l’ambivalence des relations d’amour.

Le sujet mélancolique est tout particulièrement disposé à accueillir la simultanéité de deux sentiments ou de deux comportements opposés. Il l’est d’autant que son désir pour l’objet qui n’existe pas ne s’exprime, ne peut se manifester que dans la visée d’une appropriation paradoxale, sous les aspects d’une perte inlassablement déplorée. Il en va d’une habileté du mélancolique à ménager la coexistence de l’amour et de la haine pour l’objet auquel il s’attache, quand bien même seuls ces liens ont une réalité. Ce principe de l’ambivalence, qui ménage un compromis par la négation des oppositions, permet que « l’objet visé par la mélancolie soit en même temps réel et irréel, incorporé et perdu, affirmé et nié » (Agamben).

Renversons provisoirement notre approche pour, non plus comprendre comment la littérature met en fonction la mélancolie, mais appréhender, par la voie de l’analogie, la mélancolie comme un outil possible de modélisation du processus de création littéraire : de même que la mélancolie mime le deuil pour établir la fiction qu’un objet a été perdu, et donc précédemment possédé (quand on ne peut s’en saisir puisqu’il n’existe pas), de même la littérature mime la mélancolie pour révéler le monde dans le registre d’une absence (ou d’une quasi absence).

Si nous utilisons le verbe révéler et non pas imiter ou saisir, c’est en l’occurrence pour marquer le saut que nous faisons maintenant dans l’ontologie de Mallarmé. L’être étant langage, ce n’est pas une entreprise visant à saisir le monde qui concerne la littérature. C’est un effort de la littérature pour manifester le langage en tant que lieu du monde.

Intéressons-nous à cette opération de mime. Comment la littérature mime-t-elle la mélancolie ? Qu’est-ce qui est reproduit en littérature qui appartiendrait à la mélancolie ? Il s’agit de l’ambivalence : de même qu’en mélancolie l’objet cristallise un certain nombre d’oppositions, de même la littérature et la poésie révèlent le langage comme lieu du monde que déchire un paradoxe.

Cette ambivalence, nous pensons pouvoir en traduire la dynamique retorse à l’aide des notions de langages performatif et constatif. Un énoncé constatif « se dit des énoncés qui décrivent un état de choses », pour reprendre la définition sommaire du dictionnaire Larousse. Selon le théoricien de la littérature Paul de Man, le langage constatif manifeste l’ambition du langage d’atteindre une transparence : représenter les choses selon leur nature, nommer celles dont l’existence précède l’acte de langage.

Cet énoncé constatif s’oppose à celui performatif qui « constitue simultanément l’action qu’il exprime ». Pour de Man, les énoncés performatifs ont une action organisatrice ; ils ordonnent le monde et, de fait, contredisent l’ambition constative. Or, tout acte de langage, et plus particulièrement la littérature et la poésie, relève à la fois du constatif et du performatif, contient cette tension, si bien que Jonathan Culler, dans son article Les fortunes du performatif, affirme, reprenant la pensée de de Man :

[…] le langage révèle sa nature la plus caractéristique dans les énonciations qui manifestent une relation paradoxale ou autodestructrice entre leurs versants performatif et constatif, entre ce qu’elles font et ce qu’elles affirment.

Dans la perspective de l’ontologie mallarméenne, comme sujet (auteur) et objet (monde) sont les deux extrémités du langage, nous en déduisons que l’énonciation performative et l’énonciation constative révèlent deux rapports contradictoires du langage à lui-même. Voici formulée l’ambivalence qui fait la littérature à l’image de la mélancolie : le monde qui s’y révèle est un corps spectral, frappé d’irréalité, une présence absente, parce qu’il oscille constamment entre ce que le langage en dit et ce qu’il y fait.

Revenons à Freud et Agamben ; ce dernier affirme :

On ne s’étonnera pas dès lors que Freud ait pu, à propos de la mélancolie, parler d’un « triomphe de  l’objet sur le moi », en précisant que « l’objet a bien été supprimé, mais s’est avéré plus fort que le moi. » Curieux triomphe, qui consiste à passer par sa propre suppression.

Comprenons que le moi, censé négocier un compromis entre les forces opposées qui le polarisent (la pulsion d’un côté, les lois civilisatrices de l’autre), voué à ordonner le monde selon un principe de réalité, appelé à faire œuvre de raison, en vient à abdiquer ses prérogatives dès lors qu’il entre en mélancolie. Dans la visée de jouir, au moins par la fiction d’une absence, de l’objet impossible à posséder, il annule la distance par laquelle il tient l’objet dans sa ligne de mire, il incorpore et s’incorpore à cet objet inexistant, il se retourne sur lui-même, se supprime et s’envahit d’irréalité : c’est « le triomphe de l’objet sur le moi ».

Gardons à l’esprit que moi mélancolique et littérature partagent ceci qu’ils constituent eux-mêmes la manifestation de l’objet avec lequel ils sont en commerce. Le moi identifié à l’objet irréel est la scène même sur laquelle cet objet se manifeste ; la littérature est le lieu où se révèle le monde.

Selon notre raisonnement analogique, nous pouvons repérer que le retournement du moi sur lui-même est de même nature que celui de la langue. Ce retournement, nous pouvons, à la suite de Culler, le rapporter à la tendance performative propre à la littérature, c’est-à-dire, à « la nature autoréflexive du langage », au « fait que l’énonciation elle-même est la réalité ou les événements auxquels elle fait référence ».

Dans l’un et l’autre cas, l’objet tend donc à disparaître. Dans la mélancolie, le moi, après s’être pris lui-même comme objet, se détruit pour atteindre à l’irréalité à laquelle il aspire ; en littérature, le langage semble se désintéresser du monde, comme s’il en évacuait la présence , il ne s’y réfère plus.

Cependant, cette disparition, qu’elle soit aboutie ou seulement une tendance, ne constitue pas le dernier terme du processus. Elle s’avère être le moyen d’un passage à une autre dimension de la présence. Dans la mélancolie, le moi disparaissant, ou disparu, atteste de la puissance de l’objet mélancolique, de l’autorité de l’irréel qui emporte jusqu’à la consistance propre d’une personne. En littérature, le langage vidé de la présence du monde est le lieu du retour immédiat du monde sous une forme absentée, laquelle a valeur d’accomplissement. Le monde réel, lequel n’est qu’une chimère dans l’ontologie qui nous intéresse, est transfiguré en réel du monde. Le langage se trouve révélé dans sa puissance propre ; il est le lieu où le monde se manifeste en vérité, c’est-à-dire selon le régime ambigu, fantomatique, d’une absence ou d’une quasi absence. C’est dans ce monde incertain que pourra émerger un sujet tout aussi incertain mais fort d’une puissante capacité de devenir autrement soi.

Nous pouvons maintenant, de nouveau, inverser les termes de notre raisonnement. Laissons de côté l’analogie par laquelle la littérature trouve une modélisation de son fonctionnement dans le processus mélancolique. Considérons, selon notre projet initial, en quoi la littérature met en fonction la mélancolie. Où se situe le soin ? Il s’agit de comprendre, pensons-nous, que la passion mélancolique implique un savoir-faire avec l’absence, ou l’irréel, dont la littérature a besoin pour révéler le monde sous sa forme absentée.

Ce savoir-faire mélancolique est mis en œuvre selon une jouissance qui implique la destruction du moi. Dès lors qu’il est déplacé dans l’œuvre littéraire, dès lors, donc, que la médiation de l’écriture est placée au cœur même de sa passion pour l’irréel, le sujet mélancolique peut exercer sa virtuosité dans le maniement de l’ambivalence sans, au moins un temps, détruire sa capacité à user d’un discernement:  il se trouve en capacité d’éprouver une marge de liberté.  Bien plus que d’un épanchement plaintif sur le thème de la mélancolie qui envahit nombre de textes, le soin procèderait de ce déplacement que fomente depuis des siècles la résonance intime des ambivalences propres à la mélancolie et à la littérature.

Un livre sur rien serait donc l’expression d’une ambivalence : un livre sur rien en tant que quelque chose – et ce quelque chose serait le réel du monde en tant qu’absence car, comme le dit Bertrand Marchal depuis l’art de Mallarmé : « L’absence est donc le seul mode de la réalité telle qu’elle se découvre à travers le langage ».

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