Phénomènes de Transsubstantiation

par Julien Boutonnier

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Dans l’amorce du deuxième épisode de cette série d’articles, j’annonce que les qualités du roman Les os rêvent peuvent être rapportées, sous forme de questions, à ma propre existence. À la suite de tant d’auteurs, je considère l’expression littéraire comme un acte dont le ressort est double : interpeler l’autre d’une part, s’entendre soi d’autre part.

Ici, nous nous apprêtons à renouer avec un motif biographique qui motive mon écriture depuis ses balbutiements : la mort de l’être aimé. Autant j’ai rédigé des ouvrages qui abordent ce thème d’une manière frontale, autant le roman Les os rêvent peut sembler, de prime abord, dégagé d’un tel enjeu. Les paragraphes suivants tendront à montrer qu’il n’en est rien et que, s’il n’y est pas question de deuil, les phénomènes étranges de circulation de substances entre corps, lettres, rêves des os, qui y sont minutieusement décrits et expliqués répondent à une nécessité dont la cause se situe sans aucune ambiguïté dans la mort de l’être aimé.

Comme nous allons le présenter, cette circulation entre corps, lettres et rêves consiste à réorienter les régimes ordinaires de l’incarnation et de l’absence pour dessiner les contours d’une autre présence. Dans ce registre d’une entreprise à priori plutôt impossible, les catholiques puis Mallarmé, chacun selon leurs desseins propres, se sont montrés particulièrement inventifs. Aussi, nous situons notre propre recherche dans la suite du dogme de la transsubstantiation et de sa réinterprétation par l’auteur de Pour un tombeau d’Anatole.

Le dogme catholique de la transsubstantiation a été officiellement confirmé par l’Église catholique au cours du concile de Trente (1545-1563). Bien que formulée dès la naissance de la foi chrétienne, cette croyance donna lieu à de nombreuses interprétations et bien des débats furent nécessaires avant que les termes n’en soient précisément fixés. Mais de quoi s’agit-il ? Une définition minimale de la transsubstantiation peut être énoncée de la sorte : c’est une transformation d’une substance en une autre. Pour les chrétiens, la transsubstantiation fondatrice eut lieu durant la Cène, quand Jésus Christ, proche de vivre sa Passion, transféra sa propre substance au pain et au vin qu’il partagea avec ses disciples. Cette transformation du pain et du vin aurait été réalisée au moyen de simples paroles prononcées par Jésus, comme il est raconté dans l’Évangile selon St Luc (22, 19-20) :

« Puis, ayant pris du pain et rendu grâce, il le rompit et le leur donna, en disant : « Ceci est mon corps, donné pour vous. Faites cela en mémoire de moi.»
Et pour la coupe, après le repas, il fit de même, en disant : « Cette coupe est la nouvelle Alliance en mon sang répandu pour vous. »

Le moment le plus important de la messe, soit l’Eucharistie, est précisément la réédition de la Cène. Par la consécration, c’est-à-dire le rituel au cours duquel les paroles de Jésus sont répétées, le pain de l’hostie et le vin sont changés en son corps et son sang : c’est la présence réelle du Christ.

Au Moyen-âge, les théologiens scolastiques, s’ils étaient d’accord sur la présence du corps de Jésus Christ dans le pain et le vin, ont débattu pour établir fermement et précisément les conditions de cette présence. Évoquer ces débats, ne serait-ce que succinctement, nécessite de les resituer dans la doctrine aristotélicienne à laquelle se référait la Scolastique. Aristote définit qu’il existe dix genres de l’être (ou prédicaments) : la substance, les neuf accidents. La substance relève de ce qui existe en soi et qu’on ne peut retrouver dans un autre, c’est-à-dire en dehors de ce soi. L’accident, c’est ce qui n’existe pas en soi, ce qui, par conséquent, existe par le moyen d’un autre. Par exemple, un smartphone est une substance ; la taille de l’écran, le poids, la date de la mise en vente sont des accidents. Aristote définit les neuf catégories d’accidents de la sorte : la quantité, la qualité, la relation, le lieu, le temps, la position, la possession, l’action et la passion. Un accident, la qualité par exemple, n’existe pas en soi ; une qualité est toujours qualité d’une substance qu’elle va orienter d’une certaine façon sans remettre en cause son essence. La transsubstantiation catholique postule donc que les substances du corps et du sang du Christ, par le moyen de la consécration, apparaissent dans les accidents du pain et du vin de la messe. C’est pourquoi le pain et le vin ne changent pas d’apparences bien que ces dernières ne se rapportent plus à la même substance.

Nombre de questions se sont présentées aux théologiens. Est-ce que la substance du pain cohabite avec celle de Jésus Christ, comme le défendra plus tard Luther avec sa conception de la consubstantiation (proposition rejetée par le Concile de Trente au terme duquel débuteront les guerres de religion) ? Est-ce que la substance du pain disparaît au profit de la substance de Jésus ? Mais alors, que devient cette substance ? Est-elle annihilée ou bien la substance du pain est-elle transformée en substance de Jésus ? Se pourrait-il qu’à un moment de la consécration la substance du pain soit celle de Jésus ? Le corps de Jésus est-il multiplié en autant de pains et de vins consacrés ? Jésus est-il encore à la droite du père quand il est présent dans le pain et le vin ? Le corps de Jésus reste-t-il dans les hosties non distribuées à la fin de la messe ? Si oui, jusqu’à quand ? Si non, quelle est la substance du pain après le retrait de la présence de Jésus ; combien de temps après la consécration la présence de Jésus se retire-t-elle ? La transformation de la substance du pain est-elle de même nature que celle qui eut lieu dans le ventre de Marie ? Peut-on comparer la transformation de la femme de Loth en statue de sel, le changement de l’eau en vin aux noces de Cana, avec la conversion du pain et du vin en corps et sang de Jésus ?

C’est finalement à St Thomas d’Aquin que revient la responsabilité de fournir les formulations précises propres à trancher dans le foisonnement des questions et des réponses possibles afin d’asseoir l’autorité du dogme :

Les substances du pain et du vin ne sont ni déplacées pour céder leurs places à celles du corps et du sang (changement local), ni décomposées ou anéanties pour que leur soient substituées celles du corps et du sang, mais changées en celles du corps et du sang. Le Christ est présent tout entier (corps, âme, sang, divinité) soit sous l’espèce du pain, soit sous l’espèce du vin, qu’on prenne chacune en sa totalité ou en l’une quelconque de ses parties.

La transsubstantiation n’est donc pas symbolique ; quoi que voilé, le drame qu’elle joue est réel. Dieu est vraiment présent dans l’hostie. C’est précisément cette chute de la représentation au profit de la présence réelle qui intéresse Mallarmé.

Comme le rappelle Quentin Meillassoux dans son ouvrage Le nombre et la sirène, Mallarmé situe l’origine de la sensibilité moderne dans le Moyen Âge et non pas dans l’Antiquité grecque. Il juge en effet que le dispositif de l’eucharistie est autrement plus puissant que celui du théâtre tragique autour duquel le peuple athénien se réunissait ; autrement dit, pour le poète, la présence réelle du dieu est un mode de communion supérieur à celui engagé par sa seule représentation ; elle implique la modernité de notre appréhension de l’absolu. C’est pourquoi la poésie n’a pas seulement la charge de représenter, elle a aussi celle de présenter le divin, quoi que sous cet aspect particulier du mode eucharistique.

Nous ne nous intéresserons pas ici à la nouvelle religion, centrée autour de la figure du poète et de son art, que Mallarmé entendait créer pour remplacer le catholicisme qu’il jugeait moribond et décadent. Simplement, gardons en tête que les explications qui vont suivre ont pour toile de fond ce rapport complexe du poète à une religion dont il entendait nous libérer tout en reformulant certains de ses aspects.

Si la poésie a pour fonction de présenter l’absolu à la manière de l’eucharistie, que devons-nous en comprendre ? Quelle est la qualité eucharistique qui intéresse Mallarmé ? Laurent Thirouin, dans son article Bossuet/Mallarmé, Le mystère dans les lettres, l’énonce clairement :

[…] tout ce que la transsubstantiation catholique a de négatif et de paradoxal : ce n’est pas la simple mise en présence d’un Dieu, mais au contraire la rencontre de son absence.

Ce qui intéresse Mallarmé, c’est que l’eucharistie propose une expérience en quelque sorte négative de la présence d’un dieu. Quentin Meillassoux explique cette présence absence en différenciant le régime de présence de la parousie de celui de l’eucharistie.

La parousie est proprement la présentation de Dieu : la manifestation absolue du Christ en gloire à la fin des Temps. L’eucharistie, en revanche, quoique Présence réelle du Fils de l’Homme au cours de la Messe, n’est pas sa présentation pleine : celle-ci demeure espérée, donc attendue, par les fidèles. L’eucharistie est donc un mode paradoxal de « présence dans l’absence » : le divin est là, auprès des élus, à même l’hostie, mais il n’est pas encore de retour. […] C’est une présence qui n’est pas au présent, mais au passé et au futur.

Meillassoux, reprenant le vocabulaire de Mallarmé « dieu […] là / diffus » (extrait de Catholicisme), propose de nommer cette présence eucharistique diffusion du divin. La diffusion de l’absolu, comme pour les catholiques, n’est pas une représentation mais, à la différence fondamentale des convictions de l’Église, elle n’est pas souvenir ou annonce d’une présence pleine. Pour Mallarmé, la poésie, bien qu’elle reste encore, pour une part, attachée au régime de la représentation, est « la présence réelle d’un drame réel » sous la forme d’un absolu diffus définitivement absenté, sans transcendance, circonscris au drame de l’être humain.

Dans notre perspective, qui vise à dessiner les contours d’une autre présence, dont les transsubstantiations catholique puis mallarméenne sont une formalisation efficace, la mort de l’être aimé reste un ressort fondamental : deuil et régime de présence eucharistique sont inextricablement mêlés. Que ce soit lors du rituel de la Messe, que ce soit dans l’écriture d’un poème, comment la douleur s’y prend-elle pour nécessiter la présence insensible et réelle du divin dans la matière du monde (pain, vin) ou dans le langage sous la forme du poème ?

Les chrétiens sont impliqués dans une religion particulièrement instruite dans le savoir du deuil puisque le dieu y meurt sur la croix. Certes, la résurrection inscrit cette mort dans un processus par lequel elle cesse d’être un dernier terme mais, en aucun cas, la résurrection n’efface la mort puisque, à bien y réfléchir, elle l’authentifie et la certifie : il ne peut y avoir de résurrection sans mort. C’est sans doute aussi pour cela que Jésus ressuscité montre ses blessures quand il apparaît aux apôtres : le mal est fait, il ne sera pas effacé, la souffrance et la mort ont eu lieu – ce qui donne sans doute sa pleine mesure aux gestes du pardon et à la bonne nouvelle de la résurrection.

Lors de la Cène, qui précède de peu la mort sur la croix, Jésus prépare ses disciples à vivre sans lui. Comme nous l’avons lu précédemment, il les engage, en mémoire de lui, à partager le pain et le vin dont il dit qu’ils sont son corps et son sang. On pourrait s’étonner que Jésus n’écrive pas un texte pour fixer un message ou, du moins, plus conformément aux mœurs de son époque, qu’il n’énonce des paroles ou prières à retenir et répéter – comme la prière du Notre père par exemple. Pourquoi donc, alors qu’il s’apprête à les quitter, leur transmet-il un simple geste : partager un pain et du vin ? Pourquoi leur désigne-t-il un objet de transmission qui est une sorte de présence et non pas un sens ? Toute la religion chrétienne repose sur une tension entre le deuil impossible d’un dieu-homme mort et la foi difficile en sa résurrection. Or, bien des poètes et des penseurs l’ont dit, les mots sont totalement inefficaces pour pénétrer la mort et la douleur qu’elle cause à ceux qui pleurent. La perte de l’être aimé troue la langue, elle déchire la trame des associations signifiantes et livre la personne à un manque incandescent contre lequel elle reste impuissante. Aussi, ne pourrions-nous pas avancer que Jésus, comme Mallarmé au demeurant, prend acte de cette impossibilité du langage à symboliser la mort ? Ne pourrions-nous pas penser que Jésus instruit, dans la Cène, une présence transsubstantiée qui saura s’immiscer jusque dans le nerf du deuil, là même où se situe la possibilité de la résurrection ? Par cette parole de se dire dans le pain, par cet appel à partager ce pain en mémoire de lui, Jésus ne permettrait-il pas aux disciples de s’affronter à la mort vécue comme une béance intraitable d’où pourraient jaillir les forces vives de la résurrection ?

La présence eucharistique est suffisamment retirée pour que s’exerce l’espérance en la résurrection, mais suffisamment garantie par le rituel et les textes de la tradition pour étayer la foi du croyant dans sa constante traversée de la mort du Christ ; c’est-à-dire que l’appareil symbolique catholique est orienté vers la désignation d’une présence. Et c’est sans doute dans cette vibration entre présence et absence que l’eucharistie trouve son efficacité, puisque la venue du dieu s’y présente parée des attributs du réel, à savoir qu’il ne cesse pas de ne pas se laisser attraper par le langage. La présence eucharistique rend justice à ce manque de la langue que, d’une certaine façon, elle fait parler, d’une parole silencieuse certes – mais, en ce domaine, seule une telle parole pourrait se révéler efficace.

Laurent Thirion le montre dans l’article que nous avons déjà cité, Mallarmé, comme Bossuet à propos de la prédication, conçoit le poème comme un corps eucharistique.

Mais, que ce soit sur le mode de l’alternative ou de la transposition, l’un et l’autre écrivain envisage la puissance de son verbe sur le modèle de l’eucharistie.

Verbe qu’il nous faut comprendre comme essentiellement vide :

Les deux écrivains s’entendent en fait sur le mystère. […] C’est à cette notion qu’ils recourent pour désigner la mission qu’ils se reconnaissent. La prédication, pour Bossuet, n’est pas une communication, mais un mystère. […] Quant à Mallarmé, deux ans avant sa mort, il intitule un texte théorique Le Mystère dans les lettres (1er sept. 1896) – texte polémique, en réponse à une attaque du jeune Marcel Proust, et où il apparaît le plus clairement combien sa poétique rejoint une « théologie des Lettres ». Mais cette théologie des lettres est en l’occurrence bien peu tournée vers une transcendance divine. Tout au contraire. Pour Mallarmé, le Mystère dans les Lettres est un mystère proprement humain. […] Il faut donc arrêter à ce point, entre les deux œuvres, une association dont le seul objet est de souligner ce partage : l’idée commune d’une parole à la fois essentielle et vide, essentielle précisément par sa vacuité.

Et si cette parole est essentielle par sa vacuité, c’est précisément parce que, comme l’écrit B. Marchal cité par le même Laurent Thirion :

L’absence est donc le seul mode de la réalité telle qu’elle se découvre à travers le langage.

Si on laisse notre intuition suivre son cours, s’impose la question de la douleur de Mallarmé. Quel deuil aurait pu contribuer à le pousser à considérer sa parole poétique sur le mode eucharistique ? Par quelle sorte d’impossibilité a-t-il pu appréhender le poème comme cette cellule de langue apte à diffuser de l’absolu et non pas à délivrer seulement de la signification et des images ? Nous nous appuierons ici sur l’article de Laurie Laufer, La sépulture mallarméenne. Pour un tombeau d’Anatole.

Si Mallarmé, né en 1842, connaît des deuils dès son enfance – sa mère en 1847, sa sœur en 1857 – s’il peut écrire à un ami, en 1864, à l’âge donc de 22 ans, qu’il est un « cadavre », « une part de sa vie », la mort de son fils Anatole le plonge dans une autre souffrance, comme il l’écrit au même ami, nommé Cazalis :

Je viens de passer une année effrayante. Tout ce que par contrecoup, mon être a souffert, pendant cette longue agonie, est inénarrable, […].

La mort de l’être aimé, à fortiori celle d’un jeune enfant, se présente aux proches comme un scandale intolérable qui provoque une insupportable douleur. Comprenons qu’un tel événement n’entraîne pas seulement la perte de l’être aimé, il constitue aussi la mort de la part de soi qui vivait dans la relation avec l’être disparu et, bien souvent, dans les excès de la douleur, cette part de soi tend à prendre toute la place. C’est ainsi que Mallarmé poursuit sa phrase :

Tout ce que par contrecoup, mon être a souffert, pendant cette longue agonie, est inénarrable, mais heureusement je suis parfaitement mort.

On sait depuis Freud qu’il est nécessaire, dans une dynamique de deuil, de s’identifier à l’objet perdu, c’est-à-dire, dans le cas de Mallarmé, à son fils Anatole. Ce processus, qui, même s’il tend à une certaine pacification, n’en finit jamais vraiment, requiert la personne dans un douloureux travail de subjectivation. Comment puis-je être le sujet de cette disparition qui me fait tant souffrir ? Comment puis-je répondre de cet événement qui me déchire et me fait horreur ? L’entrée en écriture est une réponse possible. Certains s’attacheront à décrire la personne disparue, à mettre en récit sa mort, à fixer la douleur pour la mettre à distance. D’autres, en revanche, tel Mallarmé, pour qui l’écriture ne représente pas le simple moyen de fonder une narration, institue le deuil comme appareil d’exploration d’un mystère lié à la mort et à la langue. Comme l’écrit justement Laurie Laufer :

Il ne s’agit ici pas tant d’opérer un « travail de deuil » – selon l’expression consacrée et pour le moins problématique – que d’élever le deuil, par l’écriture poétique, à une fonction d’énigme, cause d’écriture, énigme du deuil qui relancerait sans cesse la jouissance d’un savoir.

Dès lors, il ne s’agirait plus d’en finir avec le deuil pour, d’une certaine façon, clôturer un chapitre malheureux de son existence, que de tenter d’être sujet de la disparition. Mais de quelle disparition parlons-nous ? Je crois, pour ma part, qu’il ne s’agit pas tant de la personne morte, d’Anatole en l’occurrence – comment pourrions-nous être sujet de quelqu’un d’autre ? – que de l’être-avec-Anatole, de ses possibilités, de son avenir, de ses espérances – dont témoignent les feuillets du Tombeau – que Mallarmé a vus s’effondrer dans la mort de son fils.

Quoi qu’en dise Mallarmé, il n’est pas parfaitement et heureusement mort. Il loge dans sa propre personne un écartèlement qui le condamne à l’impossible : être à la fois mort et vivant, ou, pour le dire autrement, s’identifier en tant que mort alors que tout dans son existence, que ce soit la réalité physiologique de son corps, la vie sociale que déterminent sa famille, sa profession, son activité poétique même, le détermine comme vivant. De ce travail considérable, difficile, épuisant, qui consiste à se constituer comme sujet de la disparition, Laurie Laufer écrit que Mallarmé ne parvient pas à venir à bout. Pour être réellement sujet de la disparition, il ne peut que disparaître lui-même, laissant inachevée son écriture de la disparition. L’inachèvement y serait signifié comme trace de la disparition, ce que Laurie Laufer exprime de la sorte :

Les œuvres majeures de Mallarmé, Le livre, Igitur, Hérodiade, Pour un tombeau d’Anatole, sont toutes restées inachevées, comme si écrire la disparition procédait de l’effacement même du poète.

Ainsi, il semble que l’écriture de la disparition contamine le poète. Sa recherche visant à être sujet de son être-avec-Anatole ne parvient pas à s’inscrire tout à fait dans l’écriture et, dans ce qui ressemble à une sorte de débordement, verse l’acte de création dans le réel de la vie : il faut disparaître vraiment pour être authentiquement sujet de la disparition ; il est nécessaire que l’écriture reste inachevée, voire abandonnée. L’effort de subjectivation de l’être-avec-Anatole ruine les capacités du sujet à inscrire son effort dans la forme de l’écriture. Le réel de la disparition met en échec la puissance d’expression du poète, il défait le langage.

Toutefois, il me semble que la transsubstantiation, soit la diffusion réelle d’un absolu par le corps du poème, constitue une élaboration qui tend à dépasser cette intrication de l’inachèvement de l’œuvre et de la disparition réelle du poète, laquelle peut être jugée, somme toute, comme relevant d’un échec.

Or, Mallarmé connaît cette réussite dans Jamais un coup de dés n’abolira le hasard. Si l’on se réfère à l’étude de Meillassoux, le poète y réussirait pleinement à enclore l’absolu dans une forme diffusé, par le moyen d’un code dont, à vrai dire, la force résiderait dans l’impossibilité à laquelle le lecteur se voit acculé de pouvoir trancher avec certitude sur la réalité de ce chiffrage organisateur du poème – je renvoie ceux que cela intéresse à la lecture du très passionnant Le nombre et la sirène. Comprenons cependant que le Coup de dés, par le moyen de ce chiffrage qui s’affirme et se dérobe dans un même mouvement structurel, perfore la représentation et accède au mode de présence eucharistique : il atteint à la présence réelle. Ainsi, Mallarmé parviendrait à s’affirmer comme sujet de la disparition dans le corps d’un poème achevé, que sanctionne la publication.

Qu’on reste ou pas circonspect sur les conclusions de Meillassoux, il n’en est pas moins vrai que, de toute évidence, et comme le relève Jean-Pierre Richard dans son étude du Tombeau d’Anatole, le deuil et l’enjeu d’intégrer la disparition de l’être aimé dans une forme sensible restent vifs dans l’œuvre de Mallarmé et particulièrement dans le Coup de dés :

Car du seul fait de son costume [mortuaire, de marin] Anatole devient l’un de ces naufragés spirituels qui, depuis Igitur jusqu’au Coup de dés, ne cessent de hanter l’imagination mallarméenne. Le puéril noyé du Coup de dés n’est-il pas même son frère lointain ?

Enfin, il reste que la question de la transsubstantiation paraît à de nombreuses reprises dans le Tombeau d’Anatole (sous une forme vague qui, il est vrai, rappelle plutôt celle de la transfusion) comme aux feuillets 130 et 131, où le poète évoque un déplacement de l’être d’Anatole dans le sien propre :

[…] et c’est moi l’homme
que tu eusses été

car je vais, à
dater de main-
tenant <l’> t’être </l’>

La transsubstantiation est donc une opération qui permet de retourner la disparition en apparition, sans pour autant nier la disparition. Le poème contient la présence réelle d’un absolu, disons, ici, le mort en tant qu’il n’est plus vivant, parce qu’il respecte la nature non symbolisable de cet absolu, il ne cherche pas à le faire passer dans une signification. Le réel – autre nom possible du divin, de l’absolu et de la mort – est logé à sa place, hors symbole, mais précisément dans le corps du poème, ce qui permet de finir et de ne pas finir dans le même mouvement, ce qui permet d’attester d’un inachèvement et de l’avènement d’une subjectivité de la disparition.

Je voudrais maintenant exposer notre propre expérience, sinon entendement, de la transsubstantiation dans l’écriture, en restant attentif à suivre cette intuition qui relie deuil et présence réelle. Je propose de déplacer un peu la question ou, plutôt, de la diviser en deux autres questions qui innervent déjà, de façon plus ou moins explicite, notre réflexion. D’un côté se pose en effet l’enjeu, disons, existentiel, qu’éprouve la personne endeuillée, de travailler à une forme de subjectivation de son expérience de la perte, ce qui la confronte à la difficulté extrême d’être à la fois vivante et morte ; de l’autre, l’écriture du poème s’affirme comme moyen privilégié de ce travail de deuil mais ce deuil se révèle être, pour reprendre les termes de Laufer, une fonction d’énigme, c’est-à-dire une formulation possible du travail même du poème. Laissons de côté ce qui revient au poème, intéressons-nous à cet enjeu déjà évoqué autour de la figure de Mallarmé, à savoir que la personne endeuillée est sommée de se constituer sujet de la disparition.

Certes, le poème nous apparaît comme un corps eucharistique, apte à diffuser le divin sur le mode d’une présence absence. Mais ce que ni Meillassoux, ni Richard ne signalent, c’est que la transsubstantiation est un processus dynamique qui implique très profondément le poète durant le temps même de l’écriture. Disons-le tout net, écrire reste pour l’endeuillé le geste même au cours duquel et par lequel il peut résoudre, provisoirement certes, l’antagonisme qui l’écartèle : être à la fois mort et vivant, relier ses différents êtres, accéder à une autre présence. Ce processus dynamique, nous pouvons le penser comme un commerce de substances, dont le poème en cours d’écriture serait à vrai dire le théâtre avant, une fois la rédaction terminée, d’en constituer un corps mystérieux qu’il reste à interpréter, voire déchiffrer. Être sujet de la disparition, c’est donc s’impliquer dans ce trafic de substances qui voit la frontière entre morts et vivants devenir poreuse, épaisse, dynamique, jusqu’à constituer un territoire singulier.

Loin d’avoir la rigueur scolastique des universitaires parisiens du Moyen âge, nous nous autorisons d’une catégorisation quelque peu rêveuse parce qu’elle nous paraît efficace dans le cadre restreint de cet article. Nous conviendrons que l’être humain serait un être morcelé, constitué de différentes substances plus ou moins reliées, plus ou moins clivées ; nous admettrons également que les morts, et la mort même, auraient une substance.

Ainsi, nous relevons au moins quatre substances que des processus de transsubstantiation impliquent durant le travail d’écriture. Précisons que nous entendons le travail d’écriture comme étant cette séquence plus ou moins longue durant laquelle la personne est en train de déposer des caractères sur le blanc d’une page ou d’un écran, qu’elle vient de le faire et s’apprête à le faire de nouveau, dans un effort d’attention important.

Ces quatre substances, nous pouvons les organiser en deux sous-groupes. Le premier contiendrait deux substances propres à la personne endeuillée engagée dans le travail d’écriture : l’être-soi-dans-l’écriture d’une part, l’être-soi-avec-le-mort d’autre part. Le second présenterait deux substances non propres à la personne quoique lui étant intimement liées : l’être-du-mort et le-rien-de-la-mort.

Bien des problèmes se posent dès lors qu’on postule cette catégorisation. Quels sont les accidents, autrement dit, les apparences de l’être-du-mort et du rien-de-la-mort ? En ont-ils seulement ? Quel pourrait donc être le corps d’un fantôme tel que l’être-du-mort ? Le rien-de-la-mort ne trouverait-il pas ces apparences dans celles de l’être humain ? Si l’être humain possède plusieurs substances, comment cohabitent-elles ? Comment se partagent-elles l’accès à la conscience, comment se manifestent-elles ? Existe-t-il en l’être humain une substance qui englobe les autres ? Laissons néanmoins cela de côté pour nous intéresser à une brève caractérisation de chacun des êtres qui nous intéressent.

L’être-soi-dans-l’écriture, convoqué durant le travail d’écriture tel que nous l’avons sommairement défini, est caractérisé par un mouvement de disparition de soi concomitant d’une intensification paradoxale de la conscience. En effet, comme nombre de traditions l’ont formulé, c’est en disparaissait que la conscience s’épanouit. Notons que la disparition que nous évoquons est un mouvement qui n’atteint donc pas son achèvement : plus l’être-soi-dans-l’écriture disparait, plus il disparait.

L’être-soi-avec-le-mort est la part de soi qui est définie par la relation avec la personne morte ; c’est la part de soi exacerbée, irritée par la disparition de l’être aimé, sommée d’être le mort, qui demande à être soulagée du manque auquel elle est identifiée. C’est cet être-soi-avec-le-mort précisément auquel le sujet de la disparition se rapporte. L’être-soi-avec-le-mort contrarie l’économie relationnelle, affective et rationnelle de la personne en ce qu’il exige d’elle qu’elle advienne en tant que morte tout en restant vivante.

L’être-du-mort est la personne disparue en son silence radical.

Le-rien-de-la-mort est, pour ainsi dire, l’être-de-la-mort, cette part négative absolue qui hante l’endeuillé. Notons toutefois que le rien-de-la-mort est un opérateur qui intensifie le sentiment d’être au monde par le moyen de l’écriture.

Dans le commerce des substances dont l’écriture est le théâtre, certaines transsubstantiations, si elles sont subodorées, demeurent incertaines, car il nous est impossible d’en faire l’expérience. Nous pensons par exemple à la transsubstantiation qui verrait le rien-de-la-mort déplacé dans les apparences de l’être-du-mort. Quoique certain silence parfois, d’une grande paix et d’une émotion aussi ténue que lumineuse, nous indique que les apparences de l’être-du-mort pourraient accueillir la substance du rien-de-la-mort, à tel point d’ailleurs qu’on pourrait identifier une fin de deuil à cette transsubstantiation, nous restons dans l’expectative quant à la possibilité de formuler une conclusion ferme à ce sujet.

En revanche, il nous est donné l’occasion, au cours du travail d’écriture, de constater certains phénomènes qui peuvent être attribués à des logiques de transsubstantiation ; ces phénomènes, nous les nommons le soin et l’œuvre.

Le soin dont le travail d’écriture serait l’occasion consiste, entre autres transsubstantiations, dans la transsubstantiation suivante : les apparences de l’être-soi-avec-le-mort accueillent la substance de l’être-du-mort. L’abîme qui sépare mort et vivant est résorbé. Fantôme et vif sont reversés dans une situation qui voit le disparu se manifester réellement dans la part manquante, celle qui pleure et se lamente. Il s’en suit une première subjectivation, insuffisante quoique authentique, qui demande à être sanctionnée par le poème. Il en va d’un soulagement, certes provisoire, puisqu’il ne durera que le temps consacré au travail d’écriture, mais néanmoins efficace. Là aussi, le soin se manifeste par une qualité de silence ; comprenons un silence profondément habité.

L’œuvre, elle, est exprimée dans la transsubstantiation qui implique le rien-de-la-mort dans les apparences de l’être-soi-dans-l’écriture. L’affaire est complexe, elle demanderait de longs développements que nous ne pouvons pas nous permettre de suivre dans cet article. Retenons simplement que le rien-de-la-mort, dès lors qu’il est réellement présent dans les apparences de l’être-soi-dans-l’écriture, produit une aura syntaxique qui, si elle ne change rien à la qualité des phrases et des vers produits, les fondent dans une nécessité qui touche au butoir des causes : rien ne saurait mieux en formuler la formulation. Cet aspect d’une expression, certes non pas parfaite ni exclusive à une autre, caractériserait l’œuvre.

D’autres transsubstantiations participent du soin, comme par exemple celle qui implique l’être-soi-avec-la-mort dans les apparences (problématiques) de l’être-du-mort ou celle qui produit le rien-de-la-mort dans les apparences de l’être-soi-avec-le-mort ; d’autres encore participent de l’œuvre. Une transsubstantiation propre au soin, est également active, toute proportion gardée, dans l’œuvre, et réciproquement.

On le comprend, le commerce des substances inhérent au travail d’écriture demeure complexe et incertain, difficile à saisir dans son ensemble. Néanmoins, surpassant ces phénomènes en complexité, en incertitude et en difficultés, il existe un territoire spécifique où coexistent les différents êtres : une sorte de zone franche que le travail d’écriture ménage et organise. Il s’agit d’une instance très problématique puisqu’elle ne tiendrait ni à la personne du poète, ni aux êtres des morts, mais à ceux-ci tous ensemble. Nous la situerions dans la frontière qui sépare les vivants et les morts et que le travail d’écriture épaissit au point qu’un territoire puisse s’y produire – de cet espace on pourrait affirmer qu’il est transitionnel, comme nous avons pu l’avancer à propos de la lecture sous hypnose illisible. Cet espace, nous le nommons le parloir : espace contradictoire et impossible, point névralgique du trafic des substances que produit le travail d’écriture, où les différentes substances entrent en dialogue sans plus se succéder, dans un échange parfaitement silencieux dont la meilleure illustration demeure la conversation sacrée peinte par Piero della Francesca. Il s’agirait là du corps véritable de la langue, dont le soin et l’œuvre procèdent et que cette dernière manifeste avec plus ou moins de force. Le parloir est le lieu privilégié de la parole en ce que personne n’y prend jamais la parole, lieu où la langue s’opère elle-même et produit les différentes formes de ses possibilités : espace peut-être de cette disparition élocutoire du sujet souhaitée par Mallarmé.

Ce commerce des substances que nous identifions, ici bien trop sommairement il est vrai, comme étant le corollaire de l’acte d’écriture est mis en scène dans le roman Les os rêvent. Le monde ostéonirismologique, construit à l’image de la personne de l’écrivain, s’y trouve en effet être le théâtre de transsubstantiations, lesquelles se produisent au cours de différents phénomènes comme, par exemple, le corteggiamento, le récit exogène ou encore les opérations poématiques du Sentiment poignant, qui, tous, concernent l’esprit, la langue et le corps d’une part, les rêves ostéologiques d’autre part. Parmi ces manifestations, le seuil de congruence paraît la plus emblématique de la circulation des substances causée par ce besoin déchirant d’être à la fois vivant et mort dès lors qu’on subit la mort de l’être aimé. On y voit, en effet, un corps humain qu’a déserté sa substance se vider, littéralement, de sa consistance (organes, muscles, nerfs, os, etc) tandis que, dans un autre espace, prend forme un livre merveilleux dont les caractères typographiques s’avèrent, eux, vivants, à la manière de petits animaux particulièrement vifs. De ce livre, il n’est pas impropre d’affirmer qu’il constitue autant une illustration du mode eucharistique de l’œuvre qu’une métaphore du parloir, de cet espace donc où les substances des vivants et des morts cohabitent pour donner forme à une résolution des tensions mises en scène par le deuil. On peut y trouver, au demeurant, une image pertinente, nous semble-t-il, d’un horizon possible de la littérature.

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