Un livre sur rien (2/2)

par Julien Boutonnier

Épisodes :

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Nous comprenons l’obsession comme une manière d’être au monde. C’est-à-dire que l’obsession ne se définit pas selon le prisme d’une attention extravagante portée à un objet. L’obsédé n’est pas ce sujet qui éprouverait une passion irrépressible pour une activité, une personne ou une idée. L’être obsessionnel, c’est d’abord celui-là qui choisit de se vider lui-même de toute substance singulière de sorte à vivre sans exister. La place favorite de l’obsédé reste celle du mort. Comment être mort tout en étant vivant ? Voici sans doute la question essentielle de l’obsession. Comme l’affirme Jacques Lacan :

Qu’est-ce qu’un obsessionnel ? C’est en somme un acteur qui joue son rôle et assure un certain nombre d’actes comme s’il était mort.

L’obsession, plus que la mélancolie, concerne mon geste d’écriture. Bien que l’articulation de ces deux modalités d’existence me reste opaque – il est malaisé de parvenir à formuler une pensée lucide relativement aux engrenages fuyants qui fomentent son propre caractère –, je suis en mesure d’affirmer, selon la connaissance intuitive suscitée par le côtoiement quotidien de moi-même depuis un certain nombre d’années, que la mélancolie est la conséquence aussi directe qu’incertaine de l’obsession, comme, sans doute, la tombée des feuilles caduques est provoquée par une certaine position de la Terre par rapport au soleil. Aussi, selon la perspective de l’écriture de soi qui concerne notre présent travail, il m’est apparu qu’il ne serait pas vain de commencer par décrire la survenue de l’écriture obsessionnelle dans ma vie et de la relier aux différents aspects de la disparition de soi décrits par Maurice Blanchot dans son court récit intitulé L’arrêt de mort.

Blanchot, en effet, constitue une figure littéraire exemplaire de l’obsédé, comme a pu l’affirmer et le montrer David Azoulay dans son article « La subjectivité obsessionnelle chez Maurice Blanchot : énonciation et narrativité de la dépersonnalisation dans Thomas l’obscur. » 

[…] sous le masque mortuaire de son invulnérabilité et de son idéalité, sous les apparences austères de son éthos de la disparition, l’écriture blanchotienne cache les tensions, les remous et les contradictions d’un sujet obsessionnel en lutte avec son propre corps et sa propre subjectivité.

Je propose donc de travailler à identifier les logiques à l’œuvre dans l’écriture de Blanchot pour extraire les principaux motifs d’une littérature concernée par l’obsession, ce qui devrait nous permettre de faire retour sur Mallarmé et sur la nécessité pour qui entend écrire de céder « l’initiative aux mots ». Pour conclure, nous tournerons notre attention sur les stratégies dont le roman Les os rêvent est la réalisation afin de présenter en quoi il met au travail obsession et mélancolie.

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D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours été avare en promesses, qu’il s’agisse d’un engagement contracté auprès d’autrui ou qu’il soit question d’une obligation prise avec soi-même. Une certaine conscience, malheureuse, de la précarité des temps, m’aurait porté à laisser ma bouche en silence ; ou bien une lâcheté insidieuse m’aurait troublé au point de ne pas discerner qu’une promesse vaut d’abord pour l’implication qu’on déploie en vue de la réaliser ; ou bien une compréhension maladroite de ce qu’elle est m’aurait induit à en considérer la formulation comme une cage, une limitation de ma liberté, là où, comme nous allons le voir, une promesse ouvre un monde.

Néanmoins, il y eut, une fois, un certain soir, la formulation dans ma voix de quelque chose d’une promesse. Et cette formulation fut décisive. C’était la vingt-quatrième année d’une existence. C’était une solitude tourmentée dans un petit appartement. C’était une subjectivité difficile. On s’insultait soi-même devant le miroir ; on crachait sur l’image ; on se donnait des gifles ; on griffait les joues du visage ; on passait des moments assis sous le bureau, on se balançait d’avant en arrière, on cherchait le bercement et le sommeil ; on prenait de très longues douches parce que l’eau chaude redoublait la peau et donnait l’impression d’une enveloppe réconfortante. C’était un temps désorienté : des impasses un peu trop unanimes. Certes, le quotidien avait des attraits qu’il serait malhonnête de passer sous silence. On appréciait les amis, la fête, l’art ; on avait même réussi à décrocher un diplôme et trouver un travail intéressant. Toutefois, la solitude ramenait à la détestation de soi et tout de la personne avait les atours d’une incarcération. Ce phénomène avait fortement augmenté depuis qu’on s’était retiré des différents groupes de musique qui avaient tant occupé les années précédentes.

Le rock dans ces expressions les plus extrêmes, les plus violentes, puis les formes musicales les plus dissonantes, les plus chaotiques, avaient en effet autorisé une première extériorisation du mal-être. Cependant, peu à peu, il était apparu que cette expression ne suffirait pas et le désinvestissement, quoi que progressif, fut inéluctable. On aurait été en peine pour expliquer ce que la musique ne permettait pas. Le constat pourtant était sans appel : quelque chose manquait.

Il y eut donc un soir et ce soir fut le temps d’une promesse. Je me suis assis à mon bureau. J’ai commencé d’écrire. J’ai commencé d’écrire en m’efforçant de ne pas juger. J’ai écrit tout ce qui venait à l’esprit. Voilà une invention puissante. Voilà un dispositif qui a changé mon existence. Et, tandis que je laissais faire ma main, pour rien, comme ça, sans idée préconçue, sans chercher à atteindre un objectif défini, quelque chose de la promesse s’est formulé, et cela s’est répété, doucement, tendrement, à la manière d’une psalmodie, comme il vient au merle de chanter aux extrêmes du jour, et cela disait : « j’y arriverai ». Dès lors mon être fut orienté selon ce Nord : « j’y arriverai ». Et aujourd’hui encore, c’est par ce Nord que ma boussole est aimantée.

Alors, bien sûr, pour déployer une telle puissance magnétique, il fallait que l’expression désigne un voyage, un lieu, un horizon, à la façon d’un toponyme peut-être, plutôt qu’elle ne décrive un but précis. L’image du merle prend ici un sens précis puisque son chant a pour fonction de marquer un territoire. « J’y arriverai », ces trois mots répétés de jour en jour depuis, répondent à ce besoin de définir un espace borné, balisé, repéré.

« J’y arriverai » est un nom qui détermine un geste d’écriture en fonction duquel organiser un quotidien : aller vers ce geste, l’explorer, se laisser transformer par lui, revenir à lui chaque jour.

En dernier terme, « j’y arriverai » emporte un dessein qu’aucune formulation ne saurait exprimer ; il s’inscrit dans la dynamique de mon existence comme le nom d’une instance impossible contre laquelle je m’arc-boute, trouvant de la sorte une consistance ferme et durable puisque, à bien y réfléchir, rien ne se présente comme étant plus pérenne que l’impossible. La promesse, d’emblée, ne sera pas tenue, ou plutôt, la tenir consistera à lui être fidèle jusque dans la perspective de l’échec, ou plutôt, cette promesse faisant sans cesse retour dans le présent en ce qu’elle y loge sa propre béance, lui être fidèle consiste à vivre dans cette ouverture. Le geste d’écrire est cette discipline particulière, cette chasteté nécessaire au fondement du sentiment territorial d’une existence.

La promesse consiste donc en tant qu’ouverture incessante et non en tant que point de mire à atteindre. Il devait en être ainsi que je sois lié à un processus dont la logique serait l’objet d’une découverte et d’une compréhension déployées sur le temps d’une vie. C’est-à-dire qu’en écrivant je commençais d’instruire un dossier qu’aucune conclusion ne viendrait clôturer, ce qui n’empêche en aucune façon que des chapitres puissent en être terminés, que des étapes marquent un cheminement et dessinent une certaine logique.

Sur ce point de l’obsession qui nous intéresse aujourd’hui, la promesse serinée à bas mots depuis plus de vingt ans concerne d’abord une inclination à disparaître. Comme je le formulais encore il y a de cela une dizaine d’années, dans un récit maladroit, à propos des prémices de mon écriture :

J’écrivais parce qu’il en allait de ma disparition. Peu importait la teneur de cette écriture. La substance de ma personne glissait toute entière avec l’encre du stylo. Elle imprégnait le papier et se fixait en signes définitifs. J’avais touché au but. J’avais trouvé ma place. La durée qui me séparait de ma mort serait un temps voué à ma disparition. Apparaissait ce qui en moi était sans que jamais je ne le sois, apparaissait le monde dans sa consistance élémentaire. La mort se tenait là, tout près du lieu de mon évidure, elle rayonnait. Les vingt-quatre lettres de l’alphabet seraient les mêmes au jour de ma mort. Bien que de toute évidence ma fin ne soit pas encore venue, j’avais l’impression que les caractères de l’alphabet la scrutaient, qu’ils reflétaient son événement, qu’ils constataient mon cadavre. Ma mort m’apparaissait crédible, elle était de ce monde, de ce jour. Ma mort consistait comme si déjà elle avait eu lieu.

Ce motif de la disparition est central dans l’économie subjective de l’obsédé. Il n’est dès lors pas étonnant que Maurice Blanchot y revienne fréquemment dans le livre que nous nous proposons d’étudier (nous utiliserons l’édition Gallimard, collection L’imaginaire), livre dont il n’est pas inutile de présenter succinctement le propos. À la lecture de L’arrêt de mort, on découvre un récit déconcertant, organisé en deux parties distinctes. La première raconte la lente agonie d’une femme proche du narrateur, la seconde une rencontre avec une autre femme, rencontre qui sera l’occasion pour le narrateur d’éprouver un certain effroi à partir duquel énoncer une sorte de morale obsessionnelle. Ces rencontres étranges, aussi décisives que discrètes, se déroulent durant les derniers mois de la Seconde Guerre mondiale, à Paris, sans que ces événements historiques n’interfèrent vraiment.

Blanchot revient sans cesse sur le thème de la disparition de soi, sans toutefois jamais l’aborder comme un processus arrivé à son terme ni même, à vrai dire, comme un mouvement souhaitable. L’auteur en présente simplement les phénomènes, les lois qui semblent la régir, comme si cette logique organisatrice allait de soi, ne pouvait pas être mise en relation avec d’autres aspects de la vie intérieure d’un être humain, ne présentait pas une inversion systématique de notre expérience commune. Ici, la disparition semble être une modalité exclusive de l’existence. C’est précisément en disparaissant qu’on vivrait pleinement. On existerait de la façon la plus intense dans le sommeil, l’absence et la mort.

Par exemple, alors qu’il monte un escalier plongé dans la pénombre pour rejoindre une chambre d’hôtel dans laquelle il se rend de temps à autre pour travailler, le narrateur fait une expérience pour le moins déconcertante, qu’il nous décrit de la sorte : « à partir du quatrième [étage], une sorte de relent étrange descendait vers moi, une odeur froide de terre et de pierre que je connaissais à merveille parce que dans la chambre elle était ma vie même. » Deux inversions nous frappent. La première consiste en ceci que « l’odeur de terre et de pierre » descend quand on attendrait plutôt qu’elle monte depuis les entrailles de la terre ; la « sorte de relent étrange » se manifeste de la même façon qu’une lumière surnaturelle dans les récits de la Tradition, depuis les hauteurs divines vers le commun profane des hommes, à la différence qu’elle ressortit plutôt au remugle qu’au transcendant. La seconde, plus essentielle, implique que cette odeur soit la vie même du narrateur quand il se trouve dans la chambre. Or, le champ sémantique ouvert par l’association des trois substantifs « relent », « terre » et « pierre » ne souffre aucune ambiguïté. Si « terre » et « pierre » pourraient à la rigueur évoquer quelques aspects d’une surface en contact avec le jour et le soleil, la présence du terme « relent », qui se rapporte à une mauvaise odeur persistante, voire à l’odeur d’une chair putréfiée, nous plonge dans le domaine sépulcral, dans la tombe et son silence. On en déduit que la vie même du narrateur est une odeur de mort. Selon une logique toute obsessionnelle, l’auteur définit donc le domaine du mort comme étant son territoire de vie. Notons qu’en plus d’obscurcir la partition habituelle selon laquelle nous séparons vie et mort, l’auteur plonge le sens de sa phrase dans une opacité qui nous aveugle, comme si la mort imprégnait jusqu’à l’effort de la phrase pour créer une signification et une image. En effet, nous comprenons bien le sens général de l’énoncé, à savoir que vie et mort sont ici comme superposées dans le sens d’une mortification de la vie, en revanche, comment pourrions-nous saisir précisément qu’une odeur soit la vie même de quelqu’un ? Comment une manifestation olfactive, certes puissante mais aussi labile, invisible, instable, pourrait intégrer le tout d’une vie incarnée ? L’image, qui devrait nous orienter dans le sens d’un surcroît de compréhension, nous échappe et nous plonge dans la nuit. À notre souhait d’attraper une signification, elle semble opposer une fin de non-recevoir. Seule s’impose, prenant à rebours notre expérience quotidienne des éprouvés ancrés dans nos corps, l’affirmation d’une existence désincarnée, quasi abstraite, propre à l’odeur, quand cette odeur est un relent rapportable au cadavre ou à la charogne. Par cet excès de pénombre qui semble envahir la scène évoquée et le langage même de cette évocation, le narrateur de Blanchot affirme donc une vie sans corps, entendue comme émanation du corps mort.

Comme l’obsédé cherche à vivre depuis la place du mort, il semble logique qu’il se sente l’intime de sa propre absence. Une page de L’arrêt de mort demeure tout à fait exemplaire. Qu’on nous pardonne cette longue citation :

Au commencement de la guerre, l’idée de sous-louer une chambre dans un appartement déjà habité m’amena chez une dame qui donnait des leçons de danse. Cette dame avait une fille de treize ou quatorze ans, laquelle, à partir d’un petit salon où une imposte donnait sur ma chambre, passait des heures à m’épier. Elle grimpait sur une chaise et me regardait avec une expression hallucinée. Au début, quand je la surprenais, elle se cachait ; mais rapidement, elle se montra plutôt. Ce manège ne me fâchait pas. À voir constamment cette tête là-haut, qui semblait seule et posée sur le vide, j’éprouvais un sentiment de calme. Mais, un jour, rentrant par le petit salon, je la vis sur sa chaise, qui regardait chez moi, même en mon absence. Je la giflai et l’amenai à sa mère en lui disant : « Quand une femme vient chez moi, cette petite grimpe sur une chaise pour regarder à travers la vitre. » La mère restait stupéfaite. Après une minute, elle dit : « Mais vous ne devez pas amener de femme ici. » Précisément, je n’en « amenais » pas, je voulais seulement lui faire comprendre la nature de l’indiscrétion commise par sa fille, regardant chez moi quand je n’y étais pas.

Là encore, une inversion des plus déstabilisante nous est présentée comme allant de soi. Nous pourrions la formuler de la sorte : il est plus gênant d’être observé étant absent que présent. Autrement dit, surprendre quelqu’un en train d’observer, à la dérobée, un lieu intime où l’on n’est pas se révèle plus intrusif que d’être observé dans ce même lieu quand on y est présent (et qu’on a conscience d’être regardé).

Nous pourrions longuement analyser cet extrait, et d’abord tenter de comprendre ce calme que le regard de la jeune fille induit chez le narrateur. Est-ce à dire que la présence d’un tiers, cette « tête là-haut, qui semblait seule et posée sur le vide », aurait un effet positif sur l’état de sa conscience ? On pourrait penser que ce calme fait écho au silence d’une pièce sans personne, comme si l’intrusion de la jeune fille, sous la forme quasi abstraite d’une tête qui flotterait dans le vide, avait le pouvoir de rendre le narrateur à cet état dont on pressent tout au long du récit qu’il le désigne comme étant le sien propre : une présence absentée, anonyme, qu’une équanimité sans aucune tension qualifierait.

Essayons de comprendre l’attitude du narrateur quand il surprend la jeune fille occupée à regarder la chambre au moment où il ne s’y tient pas. Sa réaction est rigoureuse et immédiate. Il gifle l’adolescente puis interpelle la mère. C’est-à-dire que tout dans son comportement nous laisse penser que l’indiscrétion, pour lui, a bien lieu dès lors que sa chambre est observée alors qu’il n’y est pas présent. Si l’on se laisse aller à réfléchir selon cette logique retorse, force est de constater que le narrateur estime que ce n’est pas sa présence mais son absence qui manifeste son intimité. Dès lors, ses paroles, de prime abord étranges, deviennent compréhensibles, quand bien même il n’amène jamais de femme chez lui : « Quand une femme vient chez moi, cette petite grimpe sur une chaise pour regarder à travers la vitre ». Dans une inversion emblématique de l’expérience obsessionnelle, l’absence est retournée en présence. La jeune fille, en regardant la pièce vide, est en mesure d’observer la vraie vie du narrateur, celle qu’il ne vit pas ; elle s’immisce au cœur de sa vie la plus secrète, la plus intense, là précisément où, ne se trouvant pas, se déclinent les différents registres de son intimité, y compris l’activité sexuelle. C’est « la nature de l’indiscrétion » à laquelle fait référence le narrateur. Ce qu’il ne vit pas est la matière même de sa vie telle qu’il la situe ou, pour formuler ce paradoxe de manière plus précise, la pensée de ce qu’il ne vit pas constitue la substance de son existence réelle.

Être mort, être absent, sont deux déclinaisons possibles du paradigme existentiel obsessionnel. Nous pouvons en identifier une troisième dans l’état de sommeil. Au cours de la lente agonie de J., jeune femme auquel tient le narrateur, quoiqu’il nous soit difficile de qualifier la nature véritable de leur rapport, ce dernier a cette formule :

À ce moment, elle s’assoupit vraiment, d’un sommeil presque calme, et je la regardais vivre et dormir

Ce qui retient notre attention, c’est bien entendu cette association inhabituelle des verbes « vivre » et « dormir ». Le narrateur, encore une fois, relie une activité que l’on peut aisément envisager comme un retrait, comme une absence, avec cet affairement dans lequel la plupart d’entre nous est investie et que l’on a pour habitude d’appeler « vivre ». Vivre, bien que ce verbe puisse aussi qualifier l’état vivant, c’est-à-dire non mort, d’un organisme, sans considération pour son comportement, ses singularités, voire sa personnalité, renvoie d’abord à cette expérience qui consiste à être au monde ; il suffit d’en consulter les synonymes dans n’importe quel dictionnaire : demeurer, habiter, rester, subsister… Vivre implique une conscience du sujet qui se déploie au travers d’un comportement actif. Or, dans l’état de sommeil, si la personne est en vie, si elle se repose dans la perspective d’un réveil et d’une nouvelle séquence d’activité, il est tout de même difficile, du moins étrange, d’affirmer qu’elle est en train de vivre, à moins que l’on identifie la vie au retrait de soi.

Enfin, pour clore cette recension des divers modes de disparition qu’avance Blanchot comme autant de manières d’exister, il convient que nous relevions celui-ci que nous trouvons formulé dans le paragraphe suivant :

J’étais étrangement faible, et le mot étrange est ici à sa place. L’étrangeté consistait en ceci que le phénomène de la vitre, dont j’ai parlé, s’appliquait à tout, mais principalement aux êtres et aux objets d’un certain intérêt. Par exemple, si je lisais un livre qui m’intéressait, je le lisais avec un vif plaisir, mais mon plaisir lui-même était sous une vitre, je pouvais le voir, l’apprécier, mais non l’user. De même, si je rencontrais une personne qui me plaisait, tout ce qui m’arrivait avec elle d’agréable était sous verre et, à cause de cela, inusable, mais, aussi, lointain et dans un éternel passé. Au contraire, avec les choses et les gens sans importance, la vie retrouvait sa valeur et son actualité ordinaires, de sorte que, préférant la vie au lointain, je devais la chercher dans les actions modestes et les êtres de chaque jour.

Blanchot décrit ce qui semble être une ultime ruse du caractère obsessionnel pour tenir à distance les ressentis et les éprouvés. Nul besoin ici d’être mort, absent ou plongé dans le sommeil. Les affects intenses sont simplement dissociés du sujet auquel ils parviennent, de sorte que la personne peut les concevoir sans pour autant les éprouver. Seuls les phénomènes de basse intensité sont intégrés à l’expérience du sujet, comme si celui-ci ne pouvait tolérer d’être sollicité par un enthousiasme. Ce phénomène induit une réaction particulièrement paradoxale puisque le narrateur en vient à chercher à vivre des situations qui ne suscitent pas son plaisir. Il choisit de s’impliquer dans des expériences qui ne contiennent pas d’agents trop excitants. Il explore une vie neutre, ce qu’il appelle « la vie au lointain ». Le sujet est contraint d’atténuer les reliefs de son quotidien. Cette distance, qu’elle se manifeste sous la forme de la « vitre » ou sous celle d’un lointain, résonne avec la perspective de la disparition. Il s’agit toujours de repousser les termes d’une incarnation. L’obsédé cherche à vider son corps des intensités qui le traversent.

Il s’ensuit que l’obsédé épouse un constant principe d’incertitude visant à mettre en doute la manifestation de son existence dans le monde. Les faits demeurent et doivent demeurer incertains. Le sujet obsessionnel épouse la cause impérieuse de son retrait du monde. Les faits, en tant que phénomènes au travers desquels advient le monde, n’ont, en dernier terme, aucune espèce d’importance pour déterminer le sens d’une vie.

Je ne puis pas exactement dire si ces paroles, ou d’autres analogues, arrivèrent jamais à ses oreilles, ni non plus dans quel esprit j’ai été amené à les lui faire entendre : c’est une question secondaire, de même qu’il était insignifiant de savoir si les choses s’étaient réellement passées ainsi. Je dois seulement affirmer que cela est pour moi vraisemblable, les questions de dates mises à part, car tout a pu remonter à un moment bien plus ancien. Mais la vérité n’est pas dans ces faits. Les faits eux-mêmes, je puis rêver de les supprimer. Mais, s’ils n’ont pas eu lieu, d’autres, à leur place, arrivent et, à l’appel de l’affirmation toute-puissante qui est unie à moi, ils prennent le même sens et l’histoire est la même.

Le narrateur l’affirme comme une loi : « la vérité n’est pas dans ces faits ». Certes, les faits sont indéniables, mais ils n’ont aucune autorité. Un fait arrive à la place d’un autre, lequel aurait pu tout aussi bien se produire. Un fait n’apporte et n’emporte rien de la vérité d’une vie. C’est-à-dire que le sens et l’histoire ne s’articulent pas aux événements qui trament le monde. Peu importe les faits, le sens et l’histoire seront les mêmes parce qu’ils dépendent d’une autre instance :  l’« affirmation toute-puissante » qui est unie au narrateur.

Cette affirmation toute-puissante unie à l’obsédé, c’est celle de sa pensée. Seule la pensée est à-même de faire autorité et d’orienter le comportement :

Moi-même, je n’ai pas été le messager malheureux d’une pensée plus forte que moi, ni son jouet, ni sa victime, car cette pensée [souligné par Blanchot], si elle m’a vaincu, n’a vaincu que par moi, et finalement elle a toujours été à ma mesure, je l’ai aimée et je n’ai aimé qu’elle, et tout ce qui est arrivé, je l’ai voulu, et n’ayant eu de regard que pour elle, où qu’elle ait été et où que j’aie pu être, dans l’absence, dans le malheur, […] dans le silence et dans la nuit, je lui ai donné toute ma force et elle m’a donné toute la sienne […].

Dans cet extrait, issu de la toute fin du récit, le narrateur semble enfin mettre de côté ses scrupules, sa parcimonie et ses doutes. Il laisse libre cours à l’expression de son sentiment. Il déclare son amour exclusif et entier. Il affirme le don total de lui-même. Cependant, ce n’est pas à une femme que s’attache son sentiment, c’est à la pensée que, précisément, une femme lui aura permis de saisir avec quelque lucidité.

Cette déclaration d’amour à la pensée, je l’ai moi-même mise en acte. Peu après avoir commencé à écrire, je me suis fait offrir un dictionnaire. J’en tombai immédiatement amoureux. J’avais là, sous la main, les mots avec lesquels formuler toutes les pensées possibles. Je tenais la pensée totale et absolue dans sa potentialité. Des phrases innombrables et merveilleuses attendaient dans cette liste faramineuse et savante. Je trouvai là un corps véritable, des organes efficaces, un visage enfin fidèle à ma vocation de mort, d’absence et de disparition. Aussi, les nuits qui suivirent l’entrée de ce dictionnaire dans ma vie, nous couchions ensemble. Je le plaçais dans mon lit, contre mon ventre, m’endormais ainsi, avec la somme parfaite des mots de la pensée et, tandis que je me laissais emporter dans le sommeil, je formulais de toutes les manières possibles un vœu secret, ardent, selon lequel, dans cette proximité merveilleuse, tous les mots du dictionnaire, en une transsubstantiation nocturne, devenaient mon corps.

Comprenons que cette pensée, définie par Blanchot, à travers son narrateur, comme affirmation toute-puissante, capable de surpasser les faits et le monde qui les contient, emporte l’amour et l’obéissance de l’obsessionnel en ce qu’elle manifeste, souverainement, la logique de disparition qui gouverne son éthos et fonde son éthique. Loin d’être un simple instrument de compréhension du monde, loin de se contenter de forger un entendement des choses, la pensée est le monde réel de l’obsédé, elle est l’autorité même à laquelle s’en remettre. Si elle relève d’une telle puissance cosmique, c’est en cela qu’elle vide le monde pour y substituer des mots et des phrases. La pensée reste toujours la manifestation d’une absence, l’exercice d’une représentation, et c’est en cela qu’elle manifeste et gouverne la jouissance obsessionnelle. Pour l’obsédé, parce qu’elle vide son corps, la pensée est l’unique objet d’amour.

[…] cette force trop grande [de la pensée], incapable d’être ruinée par rien, nous voue peut-être à un malheur sans mesure, mais, si cela est, ce malheur je le prends sur moi et je m’en réjouis sans mesure et, à elle, je dis éternellement : « Viens », et éternellement, elle est là.

Ainsi, avec une enthousiasme qui prête peut-être à sourire, le narrateur énonce les termes de sa jouissance. Il interpelle la pensée comme l’instance souveraine qu’il appelle de ses vœux. Il accepte de répondre du malheur que celle-ci semble devoir causer. Il s’affirme en tant que sujet de la pensée, il localise sa raison d’être, il fait allégeance à l’impératif qui s’impose à lui. Il accède à la dimension d’une réjouissance qu’on pourrait sans doute nommer une joie. Il advient dans une transcendance du temps parce que l’énonciation de son acquiescement en perce la trame.

Maintenant qu’est identifiée la cause obsessionnelle, reste à comprendre comment cette cause vient à s’incarner dans l’écriture et, en dernier terme, comment la littérature la met en fonction. Outre une première articulation qui s’impose à nous avec évidence, selon laquelle l’écriture est une manifestation de la pensée et qu’il semble logique que l’obsessionnel s’y adonne comme véhicule de sa propre disparition, nous pouvons envisager une liaison plus subtile sur la piste de laquelle nous met Blanchot.

[…] et d’ailleurs, toutes ces circonstances et les interprétations que j’en donne ne sont pour moi qu’un moyen de rester un peu plus longtemps dans le domaine des choses qu’on peut raconter et vivre

Que nous dit le narrateur ? Ne serait-ce pas que l’activité de récit, celle qui consiste à raconter des circonstances et à en livrer des interprétations, permet de demeurer dans le commun des vivants, « de rester un peu plus longtemps dans le domaine des choses qu’on peut raconter et vivre » ? Dès lors, ne peut-on comprendre que l’activité de récit entrave le mouvement de disparition sans pour autant le contrarier tout à fait ? Ne pourrions-nous pas identifier l’expression d’une ambivalence à laquelle ressortit l’éthos obsessionnel, à savoir que la disparition doit être un mouvement dans lequel habiter, voire prospérer, et que, par conséquent, il doit être sans cesse ralenti, minimisé, mais aussi engendré, à la manière d’une asymptote dévolue à tendre vers un point sans jamais l’atteindre ?

Nous pourrions évoquer ici la narration décontrariée envisagée comme économie du roman Les os rêvent, telle que nous l’avons formulée dans l’article « Un roman décontrarié ». Nous pourrions aussi évoquer la dimension performative de la langue et le retournement sur elle-même qu’elle y opère. L’écriture en effet, dans la perspective que nous sommes en train d’identifier, est l’opérateur, à la fois, de la disparition du sujet mais aussi de la disparition de la disparition du sujet (voilà le retournement en question) par laquelle la pensée accède à une certaine dimension de l’infini puisqu’elle n’en finira jamais de promouvoir un sujet obsessionnel tant que sa disparition ne cessera pas de se retourner sur elle-même pour se contredire.

Si tel est le cas, l’écriture, pour l’obsédé, est le geste même par lequel il parvient, d’une part, à se soumettre aux impératifs de la pensée et se glisser dans le costume d’une absence, d’autre part, à s’opposer à la disparition pour maintenir la nécessaire substance de sa sujétion. En effet, si vraiment il advenait qu’il disparaissait, qui pourrait encore disparaître ? Qui pourrait se vider de sa substance et poursuivre la pensée ? Qui pourrait faire allégeance à la disparition ?

C’est bien à ce mouvement d’une vibration infinie que se rapporte la promesse formulée par le moyen de cette brève formule, ô combien essentielle dans ma vie d’obsessionnel : « J’y arriverai ». Souvenons-nous de l’introduction de la première partie de cet article. Nous avons écrit, en guise de problématique visant à présenter ma jouissance : comment désirer désespérément dans une abondance que seule saurait ruiner la cessation du pouls ? Cette formulation, nous la présentions comme une reprise de celle-ci : comment quelque chose peut-il être rien et rien quelque chose ? Dans la dimension obsessionnelle, c’est de la sorte que nous préciserons la question : comment soi peut-il tendre à être rien et comment rien peut-il distribuer la fuite de soi ? On devine notre intention qui cherche à introduire, d’un, la dimension d’un déplacement constant entre soi et rien, de deux, la non réciprocité qui définit le rapport de soi et rien – ce dernier advient en effet comme cause finale de soi et agent de cette cause. Dès lors, une fois engagée cette notion de déplacement, il nous apparaît concevable d’avancer qu’il est question de désirer. Qu’est-ce en effet que désirer si ce n’est se mouvoir vers l’objet pour lequel nous ressentons une attraction ? Or, ici, l’objet désiré n’est pas de nature à être possédé puisqu’il s’agit de tendre à l’être : être rien, disparaître, mourir, s’absenter. On comprend, puisqu’il n’y a aucune satisfaction possible de ce désir, puisque l’obstruction à toute réalisation est inscrite dans les termes mêmes selon lequel émerge ce désir, qu’il soit question de désespoir. Désirer désespérément, c’est se déplacer vers une fin qui se donne elle-même comme dépla-cement. L’abondance qualifie ce mouvement. Ce qui se pré-sente à nous dans une profusion joyeuse, c’est l’impossibili-té d’aboutir, la négation du terme qui engendre l’engendre-ment dont procède la jouissance. Toutefois, cette profusion s’adosse à la seule perspective certaine, la cessation du pouls qui, un jour ou l’autre, verra le corps froid, pesant, inerte, déserté. Sans l’absolue certitude de cette finitude, aucune substance possible de soi pour embrasser la dispari-tion. « J’y arriverai » est cette promesse sans distance dont la consistance est, à vrai dire, le temps, l’écoulement du temps, qui s’affirme et se nie dans le même mouvement.

Écrire, raconter, interpréter, sont des actes ambivalents et c’est précisément en cela qu’ils emportent et réalisent la jouissance de l’obsédé. Nous retrouvons ici la tension d’une ambivalence, tension similaire à celle envisagée pour le sujet mélancolique. Ce dernier cherche à capter un objet qui n’existe pas dans la fiction d’une perte, le sujet obsessionnel cherche à se contracter lui-même sous la forme d’une pensée.

Or, la littérature, l’œuvre pure selon Mallarmé, adviendrait précisément avec la disparition élocutoire du poète :

L’œuvre pure implique la disparition élocutoire du poète, qui cède l’initiative aux mots, par le heurt de leur inégalité mobilisés ; ils s’allument de reflets réciproques comme une virtuelle traînée de feu sur des pierreries, remplaçant la respiration perceptible en l’ancien souffle lyrique ou la direction personnelle enthousiaste de la phrase.

Nous pouvons ainsi affirmer une convergence de la logique obsessionnelle et de la littérature. Il n’est pas question de prétendre trancher qui est premier dans cette réunion. Sans doute pouvons-nous tout au plus affirmer que la littérature, comme de la posture mélancolique, est l’intime du geste obsessionnel. Un point semble somme toute essentiel tant il est difficilement réfutable. Obsession et littérature investissent le langage dans sa performativité. En ce qui concerne la littérature, nous avons déjà formulé cette importance décisive de la performativité dans la première partie de notre article. Pour la perspective obsessionnelle, reportons-nous au repérage du psychiatre Diatkine, formulé dans l’article Le transfert sur la parole dans la névrose obsessionnelle :

Une particularité du langage des obsédés explique en partie cette réticence [des psychanalystes à soigner les obsédés]. Comme il est naturel, les patients qui souffrent d’obsessions veulent parler à leur thérapeute de leurs appréhensions, qu’ils jugent absurdes. Cependant, pour eux, le seul fait d’en parler les rend un peu plus réelles. Parler d’un danger risque de le faire survenir. Parler, c’est déjà réaliser ce que l’on redoute. Plus que d’autres, les obsessionnels « font des choses avec des mots ». Leur langage est souvent « performatif » (Austin, 1962). Parfois, ces patients investissent même les mots d’un véritable pouvoir magique, comme les malédictions qui se glissent dans les prières que « l’homme aux rats » fait pour protéger ses proches.

Cette performativité du langage obsessionnel, nous la retrouvons à de multiples reprises dans le récit de Blanchot, sous la forme de la pensée considérée comme agent capable de poser des actes : « Mais, une pensée n’est pas tout à fait une personne, même si elle agit et vit comme elle ». La pensée peut même posséder la substance d’une personne avec qui l’on vit : « Je la regarde [la pensée]. Elle vit avec moi. Elle est dans ma maison. Parfois, elle se met à manger ; parfois, quoique rarement, elle dort près de moi. Et moi, insensé, je me croise les mains et je la laisse manger sa propre chair ». Nous la rencontrons aussi dans une sorte de fusion par laquelle la personne désirée, rendue inaccessible par le phénomène de la vitre évoquée précédemment, se confond avec la pensée : « Elle [la femme toute proche] se tenait en ma présence avec la liberté d’une pensée ; elle était dans ce monde, mais dans ce monde je ne la rencontrais encore que parce qu’elle était ma pensée ; et quelle connivence s’établissait donc entre elles, quelle complicité pleine d’horreur ». Nous trouvons encore une manifestation exemplaire de la performativité de la parole de l’obsédé dans le passage suivant, quand les mots ont une telle puissance d’action qu’ils parviennent à briser quelque chose d’une personne et déchaîner une foule : « […] je me mis à parler en français, à l’aide de mots insensés que je n’avais jamais effleurés et qui tombèrent sur elle avec toute la puissance de leur folie. À peine l’eurent-ils touchée, j’en eux le sentiment physique, quelque chose se brisa. Au même instant, elle fut enlevée de moi, ravie par la foule, et l’esprit déchaîné de cette foule, me jetant au loin, me frappa, m’écrasa moi-même, comme si mon crime, devenu foule, se fût acharné à nous séparer à jamais ». Pour terminer cet inventaire, nous proposons un extrait dans lequel la parole de l’obsédé est poussée jusqu’à un tel degré de performativité qu’elle s’attribue des pouvoirs démiurgiques : « ma voix, devenant le seul espace où je la [la femme accompagnée] laissais vivre, la forçait elle-même à sortir de son silence et lui donnait une sorte de certitude, de consistance physique qui autrement lui aurait manqué ».

On pourrait donc affirmer que la littérature, en tant qu’emploi performatif de la langue visant à révéler le monde, met en fonction l’inclination elle-même performative du langage de l’obsédé. L’obsessionnel trouve dans la littérature une cause par laquelle il peut relier la nécessité de loger dans le mouvement de disparition avec une certaine consistance sociale que lui prêtera la publication de ses textes. Cette consistance semble particulièrement indiquée puisqu’elle lui est donnée depuis un lointain, par la médiation des livres, objets froids, fermes, silencieux, envoyés de par le monde comme autant de représentants de lui-même et de sa disparition.

Ici, il convient de nuancer quelque peu notre propos. Mallarmé annonce la disparition élocutoire du poète, c’est-à-dire la disparition de « son élocution, son logos, sa parole, son discours » (Margel, Le projet du livre idéal), non la disparition de son être ou de sa personne. L’obsédé est, lui, impliqué dans cette disparition de son être. Il cherche la néantisation de sa substance par son transfert dans la pensée. Il n’en va pas seulement de sa voix mais de tout ce qui fait sa personne car, rappelons-nous, ce qui intéresse l’obsédé, c’est d’être en mesure d’occuper la place du mort.

Nous touchons là au conflit que l’obsédé ne manquera pas de traverser dès lors qu’il entre en littérature car, si la littérature lui offre l’opportunité de mettre en fonction sa jouissance, elle s’opposera à servir pleinement sa cause vouée à la disparition. Il nous faut maintenant différencier deux niveaux. Nous avons vu que l’écriture ouvre la pos-sibilité de disparaitre et de faire disparaître la disparition. Ici, c’est d’une autre articulation dont nous parlons. La littérature engage la disparition élocutoire du poète mais pas son être. Autrement dit, la littérature n’engage pas seulement la disparition de la disparition, elle pose égale-ment la nécessité d’une limite au mouvement de la dispa-rition de l’auteur. Si l’auteur travaille à disparaître en entier dans le texte, s’il ne limite pas son effacement à son élocu-tion, c’est en effet la littérature qui disparaît. L’enjeu est de taille : la littérature nécessite de mesurer et canaliser la jouissance obsessionnelle. Ce n’est que dans cette maîtrise que la mise en fonction par la littérature peut opérer.

Deux éthiques, l’une propre à la littérature, l’autre à l’obsédé, vont donc de conserve jusqu’à un certain point à partir duquel elles s’opposent. L’éthique obsessionnelle, qui est orientée par la disparition, est mise en fonction par la littérature dont l’éthique pourrait, elle, être définie comme la recherche d’une révélation du langage en tant que lieu du monde, par les moyens de la performativité. Mais il vient toujours un moment où l’obsédé, dans sa pratique d’écriture, se doit d’opérer un choix. Soit il soutient la cause de sa disparition et le texte, tôt ou tard, perdra sa puissance littéraire pour épouser la forme d’une pratique masturbatoire et logorrhéique, soit il épouse la cause de la littérature et parvient à orienter sa jouissance afin de maintenir son expression dans le registre, comme le dit Mallarmé, d’une transposition « d’un fait de nature en sa presque disparition vibratoire ».

Il est temps maintenant, en guise de conclusion, d’investir de nouveau le roman Les os rêvent. Après ce travail d’élucidation partielle des causes obsessionnelle et mélancolique de ma propre écriture, mon rapport à ce texte s’en trouve instruit et comme mis en perspective. Je peux affirmer que l’écriture de ce livre comporte une dimension de soin dans le sens que les aspects les plus saillants de mon caractère obsessionnel, et les inclinations mélancoliques qui lui sont connexes, y ont trouvé un jeu de nature fictionnel dans lequel être mis en mouvement et en fonction. Ici, la science imaginaire ostéonirismologique est la scène sur laquelle la littérature advient selon les motifs qui lui sont propres, selon la nécessité qui lui appartient, avec la matière, le style et les articulations logiques issues de l’expressivité propre à ma jouissance.

Deux exemples nous permettront d’illustrer brièvement ces liaisons. D’une part, l’obsession s’exprime pleinement dans l’exposition d’un activité démiurgique dont le moyen exclusif est le langage, d’autre part, la mélancolie est mise en forme à travers les catégories négatives à l’œuvre dans la science ostéonirismologique.

Si l’obsédé a pour vocation, comme le dit Diatkine, de faire des choses avec les mots, alors la mise en scène ostéo-nirismologique reste une quintessence obsessionnelle. Les mots, en effet, s’y trouvent à l’origine de toute chose. Toute-fois, nul être humain n’est à l’origine de ce travail puisque ce sont les os des êtres vertébrés, ici en place de dieux, instances muettes et mystérieuses, qui gouvernent à l’ordre cosmique selon une mécanique aussi subtile que complexe. Le principe en est toutefois relativement simple : ce sont des déplacements de mots dans des phrases qui créent le réel. Précisons que ces mots ne sont pas des paroles ni des graphies, ils existent en tant que matière en trois dimensions et forment des molécules. Mais, à vrai dire, peu importe le processus, retenons simplement que le langage est soumis à une contrainte extrême selon laquelle les mots qui le constituent ne transposent plus des faits de nature, ils sont des faits de nature, et s’ils représentent encore les choses, ce n’est que par notre habitude de les utiliser dans ce sens. Les mots sont pure performativité. Ils n’ont plus aucune visée constative. C’est un triomphe obsessionnel.

Or, ce monde créé par le moyen d’un langage déplacé dans la matière et son silence se distingue du nôtre par la manifestation de catégories négatives. Parmi les choses créées, parmi les êtres dont les os produisent la création, nous comptons en effet les choses et les êtres qui n’existent plus, n’existent pas encore, n’existeront jamais. Cette connaissance du négatif de la création, aussi paradoxale puisse-t-elle paraître, relève d’une logique complètement mélancolique puisque, par les moyens de ce dispositif, ce qui n’existe pas en vient à se laisser saisir et posséder, au moins dans le registre d’un savoir.

Me vient à l’esprit une contrepèterie sonore qui me hanta pendant toute la durée de l’écriture de ce livre. Et je m’amuse à penser que les déplacements de lettres et d’écriture dont elle procède, comme en écho de la création ostéonirismologique, ont produit l’écriture du soin. Il s’agirait, en définitive, de reprendre à son compte un site possible et mouvant de l’origine. Après tout, ne pourrait-on pas entendre dans ce titre, Les os rêvent, la reformulation du titre d’un autre livre, écrit celui-ci depuis longtemps dans la filiation généalogique et le mystère de la physiologie : Les ovaires ?

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