Hommages hétéronymes à Cesário Verde

Présentation et traductions par Reynald Freudiger

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Dans les lettres portugaises, Cesário Verde (1855-1886) fait figure de précurseur. Il est, avant Pessoa, le grand poète de la modernité, d’une modernité mélancolique, baudelairienne dit-on parfois : comme Baudelaire écrivait des « tableaux parisiens » et disait Le Spleen de Paris, ses foules et ses faubourgs, Verde saisit à hauteur de poète la saudade de Lisbonne, ses quais et ses cafés, et ses rues chargées de mareyeuses et de petits bourgeois, attaché lui aussi à ce « réalisme grossier » qui valut à l’auteur des Fleurs du Mal d’être condamné par la justice pour offense à la morale publique.

C’est en 1887, quelques mois après la mort du poète portugais emporté à 31 ans par la tuberculose, que paraît à Lisbonne, à l’initiative de l’écrivain naturaliste Silva Pinto, Le Livre de Cesário Verde. Tiré à 200 exemplaires, le recueil, réunissant la plupart de ses poèmes publiés en revues ou alors inédits, reste longtemps confidentiel : il faut attendre 1901 pour le voir réédité. Mais les rééditions, ensuite, s’enchaînent : 1911, 1919, 1926, et Cesário Verde devient, aux côtés de Camões, une figure tutélaire à laquelle les écrivains portugais ne cesseront de rendre hommage, à l’image de Sophia de Mello Breyner Andresen qui salue la précision de son regard, « sa manière de poser les mots devant nous, comme des objets qu’on pose sur une table pour les donner à voir » [1] ou d’Eugénio de Andrade, qui en fait le plus précieux compagnon de ses déambulations lisboètes, car seule s’ajuste à ses propres « yeux brûlés », dans « la suprême perfection de la langue », « la lumière heureuse de ses vers ». [2]

Fernando Pessoa n’est pas en reste : tous ses hétéronymes importants (Alberto Caeiro, Álvaro de Campos, Ricardo Reis et Bernardo Soares) évoquent le fulgurant poète, et la plupart affichent une admiration sans réserve. Bernardo Soares, le plus célèbre « aide-comptable dans la ville de Lisbonne », à qui Pessoa délègue l’autorité du Livre de l’Intranquillité, se plaît ainsi à « se sentir contemporain de Cesário Verde » et dit porter en lui, « non d’autres vers comme les siens » [3] – puisqu’il écrit en prose – « mais la substance des vers qui furent les siens ». Ailleurs, il en fait même sa seule influence proprement littéraire aux côtés… de ses collègues de bureau :

S’il fallait inscrire, dans l’espace laissé vacant d’un questionnaire, les influences littéraires auxquelles je dois la formation de mon esprit, j’attaquerais la ligne en pointillé avec le nom de Cesário Verde, mais je ne l’achèverais pas sans y avoir également inscrit les noms de mon patron Vasques, du comptable Moreira, du commis Vieira et d’António, le garçon de bureau. Et pour chacun j’indiquerais, en lettres majuscules, l’adresse clé de LISBONNE. [4]

De manière autrement plus ardente, conformément à son tempérament, Álvaro de Campos, le dandy d’avant-garde nourri de Walt Whitman et d’ironie, en fait également l’un de ses Maîtres dans ses « Deux extraits d’odes » :

Ah ! le crépuscule, le tomber de la nuit, l’embrasement des lumières dans les grandes villes
Et la main de mystère qui étouffe le bruit,
Et la lassitude de tout ce qui en nous corrompt
La sensation exacte et précise et active de la Vie !
Chaque rue est un canal d’une Venise d’ennui
Et qu’il est mystérieux, le fond unanime des rues,
Des rues au tomber de la nuit, ô Cesário Verde, ô Maître
Du « Sentiment d’un Occidental » ! [5]

Comme bon nombre de ses autres lecteurs, ce que retient essentiellement Campos, c’est la qualité du regard de Cesário Verde. Plus même qu’une simple qualité, il en fait l’essence du poète dans un texte longtemps resté inédit :

Cesário, qui parvint
À voir clair, à voir simple, à voir pur,
À voir le monde en ses choses,
À être un regard avec une âme au revers, et quelle vie si brève !
Enfant lisboète de l’Univers
Bénis sois-tu en tout ce qui se voit !
J’orne pour toi, dans mon cœur, la Praça da Figueira
Et il n’est nul recoin que je ne voie pour toi, dans les recoins de ses recoins. [6]

Quant à Alberto Caeiro, que Pessoa fait mourir de la tuberculose (c’est-à-dire de la même mort que Cesário Verde), il lui dédie non seulement un poème – et un remarquable poème – mais son « œuvre entière » à en croire le projet de préface rédigé par Ricardo Reis, le disciple néo-païen chargé de sa publication posthume[7] et par ailleurs seul parmi tous les hétéronymes à rejeter l’héritage de Verde, en raison de son réalisme (Reis juge en effet l’un de ses vers « nauséabond »[8] et lui reproche d’avoir cherché à tort à « reproduire exactement » la matière, comme le ferait un photographe, plutôt qu’à la sublimer comme devrait le faire un artiste[9]). Mais si Caeiro, poète de la sensation épris de la Nature, se sent lui à l’inverse si proche de Verde, c’est précisément parce qu’il voit les choses comme elles sont. Il faut dire aussi, pour mieux comprendre une telle affinité, que si Verde a su saisir l’atmosphère de Lisbonne, il n’était (et en cela bien peu baudelairien) pas insensible pour autant à la vie pastorale si chère à Caeiro, capable de cerner tour à tour la ville et la campagne de son regard à la fois tendre et ironique. Une telle dualité, dans le regard comme dans l’objet, pouvait difficilement ne pas plaire à Pessoa et à son goût du paradoxe. Et c’est justement elle que relève Caeiro dans le troisième poème de son Gardeur de troupeaux :

À la tombée du jour, penché à la fenêtre,
Et en sachant de biais qu’il y a des champs devant,
Je lis à m’en brûler les yeux
Le Livre de Cesário Verde.

Que j’ai pitié de lui ! C’était un campagnard
Qui marchait captif en liberté dans la ville.
Mais la façon dont il regardait les maisons,
Et la façon dont il considérait les rues,
Et la manière dont il se souciait des choses
Appartient à celui qui regarde les arbres,
Et à celui qui baisse les yeux sur la route où il va en marchant
Et marche en considérant les fleurs qu’il y a dans les champs…

C’est pourquoi il avait cette grande tristesse
Qu’il n’a toutefois jamais avouée,
Mais il marchait en ville ainsi qu’on marche à la campagne
Et triste autant qu’à presser des fleurs dans des livres
Et qu’à mettre des plantes en pots…[10]

On sait combien comptait pour Pessoa la relation de maître à disciple, et les fraternités et les compagnonnages en poésie, comment il en jouait, comment ses hétéronymes constamment se situaient les uns par rapport aux autres. Lui-même l’explique mieux que personne dans une lettre destinée à son « cher camarade » Adolfo Casais Monteiro à propos du « jour triomphal » de sa vie :

Et j’écrivis à la file trente et quelques poèmes, dans une espèce d’extase dont je ne saurais définir la nature. Ce fut le jour triomphal de ma vie, et jamais je ne pourrai en avoir de pareil. J’attaquai avec un titre, Le Gardeur de troupeaux. Et ce qui s’ensuivit fut l’apparition en moi de quelqu’un d’autre, à qui je donnai aussitôt le nom d’Alberto Caeiro. Pardonnez l’absurdité de la phrase : en moi, mon maître était apparu. Ce fut la sensation immédiate que j’en eus. […]
Une fois Alberto Caeiro apparu, j’entrepris aussitôt – d’instinct et subconsciemment – de lui trouver des disciples. J’arrachai le Ricardo Reis latent à son faux-paganisme, je lui trouvai son nom et l’ajustai à lui-même, parce qu’alors, je le voyais déjà. Et, soudain, et dans une dérivation opposée à celle de Ricardo Reis, surgit impétueusement un nouvel individu. D’un seul jet, et à la machine à écrire, sans pause ni correction, surgit l’Ode triomphale d’Álvaro de Campos – l’Ode avec ce titre et l’homme avec son nom.
Je créai alors une coterie inexistante. Je fixai tout cela en le moulant dans la réalité. Je graduai les influences, connus les amitiés et entendis, en moi, les débats et les divergences de vues […].[11]

C’est ainsi que dans les Fictions de l’interlude, Álvaro de Campos écrit par exemple une postface aux œuvres de « [s]on Maître Caeiro » pendant que Ricardo Reis en écrit la préface et qu’il dédie, ailleurs, un poème « À Fernando Pessoa » lui-même : les uns constituent pour les autres des points de repères auxquels ils peuvent se confronter pour mieux se définir dans leur singularité, ce qui permet à Pessoa de tisser le grand motif de son œuvre plurielle. Mais force est de constater qu’il utilise également, pour ce faire, des points de repères extérieurs – et que Cesário Verde en est un : un Maître pour la plupart de ses hétéronymes (et pour Pessoa lui-même), un repoussoir pour Ricardo Reis.

Curieusement, Le Livre de Cesário Verde n’a jamais été traduit en français dans son intégralité. En 1920, Jorge Verde, le frère de Cesário, en a traduit quelques poèmes dans une langue un peu maladroite (Entre deux mondes, réédition L’Escampette, 2011, avec une postface d’Eduardo Lourenço). Cinquante ans plus tard, la poétesse Sophia de Mello Breyner Andresen, dans une traduction plus précise, en a aussi publié un échantillon dans son recueil réunissant Quatre poètes portugais : Camões, Cesário Verde, Mário de Sá Carneiro et Fernando Pessoa (PUF/Gulbenkian, 1970).

Avec l’idée de traduire un jour intégralement Le Livre de Cesário Verde, nous en donnons ici l’un des poèmes les plus emblématiques : « Le Sentiment d’un Occidental » (1880). Il s’agit d’une sorte de portrait nocturne de la ville de Lisbonne, hantée par ses fantômes, qu’on pourrait situer quelque part entre les flâneries parisiennes de Baudelaire, la longue nuit new-yorkaise de Cendrars, les visions rimbaldiennes du « Bateau ivre » et les grands élans nostalgiques de Campos. Les 176 vers qui le composent se répartissent en quatre parties de onze quatrains chacune, eux-mêmes systématiquement formés d’un décasyllabe suivi de trois alexandrins. Et dans ce corset impeccable, sur les vieux parapets de l’Extrême-Occident de l’Europe, le poème parvient à développer différents mouvements et différentes respirations – que nous avons fait le pari de restituer dans une traduction en vers respectueuse de la métrique originale.

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[1] Sophia de Mello Breyner Andresen (dir.), Quatre poètes portugais, Paris, PUF/Gulbenkian, 1970, p. 85.
[2]
Eugenio de Andrade, « Em Lisboa com Cesário Verde », Colóquio/Letras, n° 93, septembre 1986.
[3]
Fernando Pessoa [Bernardo Soares], « Amo, pelas tardes… » (1929), O Livro do Desassossego
[4]
Fernando Pessoa [Bernardo Soares], « Penso, muitas vezes… » (1930), O Livro do Desassossego
[5]
Fernando Pessoa [Álvaro de Campos], « Ah, o crepúsculo… » (1914)
[6]
Fernando Pessoa [Álvaro de Campos], « Cesário, que conseguiu… » (1930)
[7]
Reis termine son projet de préface ainsi : « Cette œuvre entière est dédiée / Par la volonté de son auteur / Á la mémoire de / Cesário Verde » (Fernando Pessoa [Ricardo Reis], « Alberto Caeiro da Silva nasceu… » (s.d.).
[8]
Reis s’en prend au vers suivant : « Ils roulent des yeux comme deux crachats » (Fernando Pessoa [Ricardo Reis], « A arte existe… » (s.d.))
[9]
Fernando Pessoa [Ricardo Reis], « …a própria sensualidade… » (s.d.).
[10]
Fernando Pessoa [Alberto Caeiro],  O Guardador de Rebanhos III,  (s.d.).
[11] Fernando Pessoa, lettre à Adolfo Casais Monteiro, 13 janvier 1935.

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Un commentaire sur “Hommages hétéronymes à Cesário Verde

  1. « Avec l’idée de traduire un jour intégralement Le Livre de Cesário Verde… »
    Et bien, c’est avec le puissant besoin de connaître un jour cette intégralité – que je fais aujourd’hui cette première découverte.

    Effectivement, il y a là comme la simultanéité d’une vision des choses « comme elles sont », et d’une exposition si directe de cette évidence, en formes… fabuleuses ?

    Donc, merci déjà de provoquer ici cette première rencontre.

    Par ailleurs, votre traduction… je la ‘sens’ bien.
    C’est intuitif.

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