Kenneth Rexroth subjectivement considéré

par Joël Cornuault

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Je descends vers le camp,
Vers les feuilles récentes, poisseuses et ridées des trembles,
Vers les primes violettes et les cyclamens sauvages,
Pour préparer le dîner dans le crépuscule bleu.
Toute la nuit, des chevreuils traversent la neige sur leurs sabots pointus,
Dans l’obscurité leurs museaux glacés trouvent l’herbe nouvelle
À la limite de la neige.

Après avoir passé sa jeunesse bohème à Chicago, Rexroth (1905-1982) vécut jusqu’à la fin de ses jours en Californie. De là, il partait, dès que cela lui était possible, explorer la nature et, en particulier, randonner en montagne, parfois non loin d’où John Muir était passé. Il en rapportait des poèmes contemplatifs et d’amour ; ou des élégies sociales en mémoire de son adolescence dans la rue[1].

« Père de la génération beat », peut-on lire à son propos dans les trois-quarts des notices et des commentaires qui lui sont, en petit nombre, consacrés. Cette réputation qui lui a été paresseusement faite a considérablement obscurci le sens de ses écrits et de ce qu’il vécut. Les critiques des journaux auraient pu aussi bien voir en lui un « père de l’écologie » – le coup a été fait à Reclus. Il est frappant qu’aujourd’hui son amour de la nature et sa géographie poétique ne lui apportent pas plus d’attention, alors que se déversent innombrables les pages et les images prêchant, sans risque d’innover, la « leçon » des sentiers et le tourisme durable, la «  sagesse de l’herbe », et l’intelligence des végétaux, N’avait-il pas entrepris d’écrire, à la fin des années 1930, par exemple, et en partie pour des raisons alimentaires je suppose, un guide de voyage en montagne, avec des conseils pratiques sur l’équipement nécessaire ? Ou des lignes comme celles que je viens de citer, inspirées par ses excursions dans la Sierra Nevada, écrites en 1940 et jamais traduites jusqu’ici. Ou celles-ci, extraites du même poème :

… Ici, où se trouvaient les anciens glaciers et où les neiges fondent tardivement,
La pierre possède la pureté de la lumière et la lumière la dureté de la pierre.
Immuable est l’association de la pierre, de la glace et des étoiles.
Une nouveauté intervient après des siècles, un rocher se détache,
Le glacier se rétracte et se fait plus gris,
Le ruisseau creuse des sinuosités dans la prairie,
Le soleil se déplace dans l’espace et la terre avec lui,
Les étoiles changent de place.

Je pense encore à ceci :

… À midi, un vol d’oiseaux-mouches cap vers le sud,
A spiralé sur le vent au-dessus de l’ensellement
Des monts Ritter et Banner, empruntant le couloir de migration
Qui longe la crête de la Sierra en direction du Guatemala.
Toute la journée les ombres des nuages ont couru sur les montagnes,
L’ombre d’un aigle royal se faufilant entre elles
À la surface du glacier.
Au coucher du soleil, la demi-lune chevauche le dos courbé du Scorpion,
La Grande Ourse s’agenouille sur la montagne.
Dix degrés sous la lune
Vénus se lève dans le brouillard arrivé de la Grande Vallée.

La montagne ; le goût de vivre ; les rues et leur faune ; la guerre et la révolution ; les poètes de la Chine et du Japon qu’il traduisit et assimila en profondeur, l’énigmatique splendeur des constellations et la fuite du temps, se répondent organiquement dans ses poèmes et ses nombreux essais. J’ai une faiblesse, non exclusive d’autres achèvements, pour un poème – qui a la simplicité et l’évidence d’une chanson, presque – comme celui-ci, extrait du choix que j’ai intitulé L’Automne en Californie (Fédérop, 1994). Comme souvent, Rexroth se fonde sur une expérience poétique vécue, incarnée et précisément localisée, narrée sur un ton familier, qui s’élargit ou s’élève peu à peu jusqu’à se fondre dans un Tout – historique ou cosmique –, dépassant la finitude de l’individu, universalisant sa condition.

Je t’emmène près de San Miniato
Manger une pastèque
Boire une limonade
Dans cette chaude soirée
Où l’Arno à sec s’estompe dans son lit de pavés blancs
Vin miel huile d’olive
Embaument l’air de leurs secrètes vapeurs
Tandis qu’une potière noire
Tourne tourne tourne
Un vase épousant
Le renflement de tes hanches
Des amants soupirent dans l’ombre
Nous sommes perdus entends-tu
Nous sommes tous perdus
Les cent cloches éclatent
Les étoiles parlent.

(« Sous le cyprès, au sommet du chemin de croix »)

Dans cet autre poème, extrait de Les Constellations d’hiver (Librairie La Brèche, éditions, 1999), cette fois, la nature s’inscrit, littéralement, sur le corps humain (celui de la femme aimée, en l’occurrence), la personne et la totalité naturelle, le fini et l’éternel se reflètent. L’amour et la poésie entrent dans un rapport analogique :

Dans l’air chaud d’avril,
Allongés nus au pied des pins
Sous l’abri ensoleillé d’une falaise
Tu t’agenouilles sur moi et je vois
De minuscules empreintes rouges sur tes flancs,
Comme des morsures, là où les pommes de pin
Ont appuyé sur ta peau.
On peut apercevoir les mêmes marques
Incrustées dans le lignite de la falaise
Au-dessus de nous. Sequoia
Langsdorfii avant la période glaciaire,
Et sempervirens de nos jours,
Ce qui ne fait de différence qu’en nombre d’années.
(« Dans l’air chaud d’avril… »)

Rexroth, lecteur de Boehme, comme des taoïstes, intitula en 1949 un de ces poèmes, inédit en français, « De la signature des choses ». Nature et culture, base et sommet communiquent :

(…) Je lis Boehme, De la signature des choses,
À deux pas de la cascade.
Tout au long de cette intense journée de juillet
Les feuilles de laurier, aux mille nuances
De l’or, traversent l’ombre épaisse
Et mouvante en tourbillonnant. Elles flottent
Sur le reflet du ciel et de la forêt
Un instant, puis, continuant à tournoyer
Lentement, s’enfoncent dans l’eau cristalline
De l’étang jusqu’à son lit de feuilles d’or.
(…)

Combinaison d’anarchisme pacifique et de haute culture non académique, les écrits de Rexroth m’ont soutenu dans la vie, aussi efficacement je crois que ceux de Reclus (que je nommais à l’instant et que Rexroth avait lu) – rien moins que cela. J’ai pu m’attacher à traduire poèmes et essais choisis, comme je popularisais Reclus : leur contenu me concernait personnellement, contribuait à préciser ce à quoi je tenais. Même s’ils différaient parfois de mes choix, ils ne pouvaient qu’appeler le partage, inciter à la mise en commun, au-delà de la lecture et de l’usage privé que j’en essayais de faire.
Dernière chose et non la moindre, durant la période où je me suis le plus souvent nourri des deux alliés, la sensibilité autant que les idées philosophiques et sociales de Rexroth et de Reclus se trouvaient placées hors du courant principal, fabriqué et contrôlé par l’information et l’édition commerciales. Le premier n’était pas traduit en français et il faut du temps et de la patience pour faire connaître et goûter une œuvre tout entière à découvrir – en particulier lorsqu’elle est diffusée par des éditeurs passionnés et indépendants ; l’autre apparaissait alors comme un savant appartenant à un XIXe siècle dépassé, forme et contenu, et ne disposait pas non plus d’agent publicitaire permettant les ventes rapides qu’exige le commerce d’encre et de papier.
À la différence de Reclus, ou de Thoreau, sur qui un rayon de soleil médiatique s’est dernièrement dirigé, Kenneth Rexroth est resté injustement immobilisé dans les ténèbres où il séjournait auparavant en Europe, ou peu s’en faut – il n’aurait pas manqué d’ironiser sur cette situation et sur notre période prolifique, plus encore que la sienne, en « hallucinations publicitaires » (c’est ainsi qu’il nomma lui-même les emballements culturels).
Une impression d’échec ne saurait être entièrement écartée, mais je ne parviens pas à m’attrister entièrement de la situation. Les rayons de soleil de la mode faiblissent toujours ; seule se peut atteindre la conscience des lecteurs sincèrement concernés ; elle seule peut être conservée à un poète, à un penseur ou à un mouvement donné.
Je crois bien que j’étais justement en train de traduire Rexroth – et, à condition de vaincre ma paresse, je me remettrai à l’ouvrage –, lorsque je notais qu’ « il faut en revenir, encore et toujours, au foyer de ce qui importe : l’amitié, l’amour, la beauté, la réalisation de soi, l’impermanence de toute chose au monde ».

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[1] Voir Joël Cornuault « Pour mieux connaître Kenneth Rexroth » in « Le San Francisco de Kenneth Rexroth » pp. 97-110, Plein Chant N°63, été 1997.
[2] Suite à la parution, en 2012, aux Etats-Unis de l’anthologie In the Sierra : Mountain writings (Edited by Kim Stanley Robinson. New Directions), j’écrivais : «  Il était temps d’appeler l’attention sur cet aspect des choses et son originalité, largement mésestimée jusqu’ici par les commentateurs. Formons seulement le vœu que Rexroth, après avoir été baptisé le « père des beat » faute d’avoir été lu pour lui-même, ne devienne pas maintenant le papy d’Annie Dillard, le cousin d’Aldo Leopold en même temps que le parrain de Jim Harrison et le président post mortem des constructeurs de cabanes dans le désert. Rexroth lui-même ne manqua jamais de combattre ce genre d’  »orthodoxies en formation » ». (Joël Cornuault, « Kenneth Rexroth en ville. Deux mots », L’Esprit des villes N°1, 2014). Rien n’indique, pour l’heure, qu’une telle direction ait été prise…
[3] Plein Chant a le premier accueilli mes traductions et articles ; puis les éditions Fédérop, Le Festin, Librairie La Brèche et Po&psy, ainsi que les revues Atlantiques, Europe, L’Esprit des villes.

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