Nourrir la pierre (1/2)

par Bronka Nowicka. Traduit du polonais par Cécile Bocianowski. Le 2ème épisode.

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Prologue

La tristesse m’enseigne que je sers à vivre.
– Quand tu manges, dit-elle, rappelle-toi de mâcher et d’avaler, c’est tout. Parce que, vois-tu, les cheveux poussent sans ton aide, on respire et on dort tout seul, et les yeux savent quoi faire pour se fermer. En fait, tu n’as besoin de toi pour presque rien.
Donc en marchant, je remue les jambes, et assise, je presse le tabouret qui grince. Quand je suis assise ainsi, la vue m’utilise pendant des heures pour regarder.

La pierre

Ni les marrons fourrés dans ses poches, ni les pommes volées ne pèsent tant à l’enfant que la tristesse. Le travail de la tristesse consiste à venir et à être là. Rien d’autre. Le reste revient à l’homme – s’il la reçoit, la tristesse grossira comme une boule de neige
qui roule. Elle collera chaque pensée.
C’est l’été, à présent. L’enfant est dans le jardin, la bouche ouverte, d’où fume son mutisme face au monde. La tristesse est à côté de lui. Elle ne fond pas. Et ne transpire même pas.
L’enfant le sait, il le sait de quelque part : aucune chose ne s’appartient. Ni la rayure sur l’abdomen de l’abeille, ni le brin de ficelle de chanvre, ni la feuille qui tombe. Ils sont une partie du tout. Comment faire pour voir le tout, si autour de soi on ne voit que les choses et que chacune veut être découverte ?
L’enfant sent de l’excitation. Cela commence dans la tête, descend entre les jambes, chatouille comme si on le touchait avec une plume. Touchait là-bas. Il le sait : il veut tout.
Il sait aussi qu’il ne pourra l’atteindre sans découvrir chaque chose séparément. Personne ne saurait passer une telle immensité à travers le moulin de ses mains et de ses sens. Impossible. La boule de tristesse se repaît du mot glacial « impossible ». L’enfant ferme la bouche. Il se traîne jusqu’à la maison. En chemin, il trouve une pierre.

Le duvet

Ils veulent des chatons. Pas n’importe lesquels, de ceux encore aveugles, qui rampent. Ils veulent des chatons. Leurs pieds qui tapent exigent des chatons. Qu’on leur en donne un moelleux, allez ! Ils aiment le moelleux, le chaud et le rose. Ils veulent des poupées. De celles qui ferment les yeux. Qui disent ma-man.
Ils veulent des maisons de poupées, avec des meubles, des rideaux, de la vaisselle : ils s’exercent à la grande fiction sur du plastique et du bois, ils s’y entraînent déjà, ils entrent dans son train-train quotidien – des poneys à volants, à nœuds, à pompons. Ils leur ondulent la crinière, sagement alignée, blonde.
– Comment allez-vous aujourd’hui, madame la poupée ? Du gâteau ?
Le gâteau est en pâte à modeler. Le gâteau ment, et malgré cela, il se retrouve sur la table. Puis sous un petit couteau et dans des bouches moulées dans du caoutchouc, maquillées de vernis rouge.
– Ça vous a plu ? Ah. Encore une part, peut-être?
Puis ils coiffent leurs cheveux, les déshabillent. Qu’a-t-elle donc sous sa culotte, cette poupée, qu’a-t-elle donc ? Une cicatrice laissée par la machine qui souda le plastique. Un mensonge. Un des nombreux mensonges de l’enfance ordinaire.
Les poupées, une fois habillées, ils les mettent sur des coussins. Ils les couvrent d’une couette garnie de vrai duvet. La poupée a un duvet. Le duvet a une poupée. Où est-il, ce duvet ? Le duvet est sur la poupée. Comment est-il, ce duvet ? Le duvet est moelleux. Moi, j’ai une pierre. Ma pierre.

La boîte

Ma mère ne sait pas que le ciel existe. À force de regarder vers le bas, elle a un double menton. Elle défroisse ce faux pli avec sa tête lourde comme un fer.
Dans les jambes de ma mère, il y a mon père. Il est court. Pour attraper des objets d’adultes, il se met sur la pointe des pieds ou monte sur une chaise. Il vient d’en écarter une en poussant son ventre contre l’assise. À présent, il montre des coussins, il faut les lui glisser sur sa chaise pour qu’il atteigne la table. Il grimpe, il appuie ses coudes sur la table couverte d’une toile cirée où sont posés une cuillère, une fourchette et un couteau. Mon père ouvre la bouche, et ma mère, cuillère après cuillère, y verse de la soupe. Elle met des pommes de terre et de la viande coupée en morceaux dans la cavité rose de son petit qui a faim.
Il mange bien. Elle le félicite de manger la bouche fermée. Une des mains de ma mère travaille, l’autre soutient sa tête qui observe mon père : un garçon à croquer. Elle le garderait bien dans une boîte, elle ferait des trous dans le couvercle. Elle y mettrait du coton, des plumes, de la laine, de la ouate en morceaux. Y verserait des boudoirs émiettés dans un coin. Le prendrait parfois dans ses mains pour le regarder.
Le garçon à croquer a fini de manger. Elle lui essuie le menton d’un doigt imprégné de salive.
– Va jouer, dit la lourde femme à son court mari.
Je suis assise sous la table et j’observe ses semelles qui ne touchent pas le sol.

Le coussin à aiguilles

L’enfant s’inquiète car il ne sait pas comment nourrir la pierre. Non pas qu’il ne lui trouve pas de bouche. Il le sait – la pierre toute entière n’est que bouche. Il ne sait pas à quoi la rapprocher pour qu’elle veuille manger.
Il va à la cuisine pour demander la soucoupe ébréchée dans laquelle buvait le chat. Il tire sur le tablier, une fois, deux fois – c’est ainsi qu’il frappe à l’attention de sa mère. C’est ouvert – pour un moment taillé dans de la viande hachée. L’enfant montre la soucoupe, il n’est tout entier que demande.
– Prends-la.
La mère reprend la cadence de ses coups de couteau sur la planche. Elle bat une mesure à deux temps.
– Mais ne va pas te blesser.
Il le fait avant même de passer le seuil de la porte. Il presse trop fort son pouce contre la brèche de verre. Et recueille du sang sur la soucoupe du chat.
Maintenant il apporte la pierre. Jusque-là il n’avait porté qu’un poussin avec autant d’attention. Il s’accroupit et la pose sur le bord de la soucoupe. La pousse délicatement, comme un animal aveugle, pour qu’elle aille là où se trouve le sang. La pierre avance et se fige. Elle n’y touchera pas.
L’enfant demande un coussin. Celui à aiguilles, vieux et percé, qui n’est plus à personne, maintenant. La nuit, quand il fait noir, il y pose la pierre. Lui donne une croûte de pain. S’allonge à côté. Attend.
Seul le blanc sous la croûte – la mie de pain – brille. L’enfant le sait, il sait de quelque part que la nuit est lourde, qu’elle pèse sur toute chose : sur le charbon dans le seau, sur le bouton, le fil, la paupière. La nuit a des poids. La croûte de pain continue à briller, intacte.
L’enfant n’arrive pas à dormir. Il a peur de ne pas remarquer quand la pierre mourra. Il portera dans ses mains un mort, parlera à un mort, s’allongera près d’un mort. Il a peur que la pierre meure parce qu’elle ne mange rien.
– Maman.
On n’a pas le droit de réveiller sa mère sur laquelle la nuit pose ses poids.

Les poches

Un jour, mon père trouva des mains. Ses propres mains. Elles étaient cachées dans les poches de son manteau. La droite plus serrée, la gauche un peu moins.
Il sortit d’abord la main droite. Il le fit en attrapant sa peau de ses dents. Il lâcha la main sur le sol, cela fit mal. Avec sa jambe, il la retourna sur le dos, déploya son poing en cinq doigts. Avant des les utiliser, il fallait les essuyer. Il le fit avec son genou couvert de flanelle. Il arracha de sa poche la main gauche qui vint avec un morceau de doublure à laquelle elle s’accrochait. Il la déplia de sa propre force, la mit et la lava.
Au bout de quelques jours passés à leur place, les mains mangeaient, buvaient et claquaient des doigts. Plus tard, elles eurent envie de frapper. C’est alors que mon père me les montra.

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[Illustrations de Zbigniew Bajek]

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