« Vies de philosophes » (notes d’atelier, 1/2)

par Jean-Claude Pinson

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La préparation des récits biographiques
intitulés « Vies de philosophes »
(notes d’atelier)

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Depuis quelques temps, après avoir longuement hésité, écarté d’autres projets, je me suis lancé dans l’écriture d’un livre intitulé (provisoirement) Vies de philosophes. Projet de longue haleine qui m’occupera probablement, s’il n’avorte pas (s’il n’en reste pas à la « préparation »), pour de longs mois. Projet surtout qui pourra sembler étrange, sinon inepte, pour deux raisons au moins. D’une part parce que je me propose d’écrire les vies en question non pas en prose, comme il est d’usage quand il s’agit de biographie, mais en vers (un vers à mi-chemin entre vers libre et prose coupée) ; et d’autre part parce que, sans plus d’égards pour la sempiternelle question des rapports entre l’homme et l’œuvre, je privilégie, de ces philosophes, non les doctrines (il ne s’agit pas d’écrire des « biographies intellectuelles »), mais les vies, y compris et peut-être surtout en ce qu’elles peuvent avoir de plus contingent et de plus anecdotique – au risque de m’embourber dans l’insignifiance. 

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Dix philosophes – plus ou moins illustres. – Les dix philosophes à mon programme sont les suivants : Hegel (1770-1831), Giacomo Leopardi (1798-1837), Karl Marx (1818-1883), Gustave Chpet (1879-1937), György Lukàcs (1885-1971), Bernardo Soares (1888-1935), Walter Benjamin (1892-1940), Alexandre Kojève (1902-1968), Hannah Arendt (1906-1975), Tran Duc Thao (1917-1993). Le choix opéré n’a rien d’objectif ; il découle de préférences toutes personnelles. Chacun à leur manière, ces penseurs plus ou moins illustres ont compté pour moi, et j’ai d’abord, de plus ou moins près, étudié leurs œuvres. 

Subjectif, ce choix obéit cependant à une certaine logique. Car si les vies de ces philosophes, en même temps que leurs œuvres, m’ont retenu, c’est parce que leurs pensées et leurs vies, loin d’être enfermées dans le monde des idées, ont fait plus que croiser l’Histoire des XIXème et XXème siècles. Chronologique (déterminée par la date de naissance de chacun), la suite que constitue leurs noms déploie, en même temps qu’une constellation, toute une histoire de la pensée ayant eu affaire à l’Histoire (la grande, la Geschichte de Hegel). Partant, cette suite peut être vue comme une fugue conduisant de l’espoir au désastre, de l’aube du Grand Récit de l’émancipation et du progrès jusqu’à son crépuscule. Les dix biographies ainsi rassemblées peuvent donc être lues comme la biographie d’une époque couvrant les deux siècles passés. À cette fugue, il m’a semblé nécessaire d’ajouter, en guise de contrepoint, les lignes de fuite incarnées par les figures, plus ou moins périphériques, de Leopardi et de Bernardo Soares (un des hétéronymes de Pessoa). 

Inévitablement, quand on s’engage dans un projet dont la pertinence semble tout sauf assurée, on cherche à se doter d’un maximum d’étais réflexifs qui incitent à persister malgré tout dans l’aventure. Mettre au clair et exposer les tenants et aboutissants théoriques de l’entreprise dans laquelle je me lance, voilà ce que je voudrais faire dans les lignes qui suivent. Il me faut tâcher d’éclairer pourquoi j’en viens à vouloir écrire des récits de vies de philosophes et pourquoi je choisis de les écrire en vers. Quoique les deux questions s’entremêlent, pour plus de clarté, je les distingue, autant que faire se peut, et les aborde successivement.

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De l’autobiographie à l’hétérobiographie. – On peut d’autant mieux s’élancer qu’on prend en considération la trajectoire au terme de laquelle vient s’inscrire le projet nouveau que l’on hasarde. D’où la nécessité, m’a-t-il semblé, du regard rétrospectif porté dans les quelques lignes qui suivent.

Dans un premier temps, j’ai publié des livres dont le mode d’énonciation et la teneur étaient avant tout autobiographiques. Mon modèle sinon inavoué du moins largement irréfléchi est alors Une vie ordinaire de Georges Perros. Très à contre-courant quand il paraît en 1967, le livre a le grand mérite à mes yeux de dessiner pour le poème un possible qui échappe au paradigme textualiste encore dominant quand je le lis, au début des années 80. 

S’ils sont largement autobiographiques, mes premiers livres (J’habite ici, Laïus au bord de l’eau) contiennent aussi, insérées à doses homéopathiques, quelques bribes de biographies, soit de figures majeures de la littérature et de la poésie (Hölderlin notamment), éventuellement de la science (Darwin) ou de l’action politique (Auguste Lecœur), soit de vies minuscules (celles de mes aïeux en premier lieu). 

À partir de Fado (2000), j’en suis venu à une forme d’écriture essentiellement dialogique, recourant à la mise en scène et en voix de personnages mi-réels mi-fictifs fonctionnant comme des quasi-hétéronymes. Le livre, abondamment dialogué, se présente sous la forme de chapitres qui sont comme autant d’actes d’un opéra de chambre. Chaque séquence a l’autonomie relative d’un poème où la prose l’emporte sur le vers. Il s’agit donc d’un prosimètre. 

Je recours à cette modalité prosodique jusqu’au livre intitulé Alphabet cyrillique (2016). Les diverses entrées illustrant telle ou telle lettre de l’alphabet russe s’y présentent comme autant de séquences où s’entremêlent fragments narratifs (fictionnels ou documentaires) et dialogues. Enfin, je publie en 2018, en prose, un livre à caractère autobiographique, Là (L. A., Loire-Atlantique), variations départementales et autobiographiques, où le récit est tout sauf linéaire (je n’y raconte pas vraiment ma vie). Il s’agit plutôt d’un collage de chapitres à caractère thématique où s’entremêlent réflexions, récits d’épisodes autobiographiques et fragments biographiques concernant aussi bien ma parentèle (mes grands-parents paternels dans « Vie de Suzanne et Louis ») que des anonymes ou des personnages historiques, plus ou moins connus (par exemple un syndicaliste devenu dirigeant du PCF puis militant du Komintern : « Vie de Jean Cremet »). 

Rétrospectivement, par-delà leur diversité thématique et formelle, tous ces livres m’apparaissent portés, au moins implicitement, par une même question fondamentale, celle, « po-éthique », d’une forme de vie, d’une habitation de la Terre et du monde, qui puisse être « poétique », alors qu’a tourné au cauchemar, au XXème siècle, le grand rêve d’émancipation prolétarienne de l’humanité et que les idoles d’autrefois (Lénine et Mao notamment, en ce qui me concerne) sont déboulonnées ; alors aussi qu’en même temps l’état de la planète Terre, chaque jour davantage à l’agonie, paraît démentir tout espoir d’une possible Arcadie, fût-elle seulement approchée. Cherchant du côté de l’art et de la littérature (mais pas seulement), des modèles existentiels qui puissent éclairer ma lanterne et convenir à mes aspirations les plus profondes, je me suis employé, parallèlement à l’écriture de ces livres habituellement classés au rayon « poésie », de creuser cette question de l’habitation poétique dans plusieurs essais à caractère théorique. Elle demeure centrale dans ce projet nouveau que j’entreprends. Toutefois, il s’agit cette fois de recourir à une poésie hétérobiographique. 

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Double errance. – Descendu du ciel des Idées, la philosophie s’est donnée pour tâche, à partir de Hegel [1], de penser son temps. Et si nous avons plus que jamais besoin de philosophie pour penser le nôtre, nous avons besoin aussi, pour le vivre vraiment, du secours du poème (sous forme de récits, de légendes, d’épopées, de romans, d’hymnes, de chansons…). Non pour « poétiser » (au sens de l’idéaliser) l’époque, mais pour l’habiter en direction d’un rapport à la Terre et au monde davantage poétique – un rapport où l’homo œconomicus d’aujourd’hui céderait le pas devant l’homo artisticus auquel nous aspirons (auquel beaucoup d’entre nous, à commencer par la jeunesse « poétarienne », aspirent). 

Or, double désolation, la situation qu’il nous faut aujourd’hui endurer est celle d’une double errance, narrative et prosodique (errance qui pourrait peut-être après tout se révéler aussi une chance). Narrative, parce que les « Grands récits » qui donnaient sens à notre histoire collective sont aujourd’hui caducs. Avec l’échec de la révolution soviétique, puis son tragique désastre, le Grand récit de l’émancipation prolétarienne a perdu l’essentiel de son crédit et l’internationalisme qui au départ l’accompagnait n’est plus aujourd’hui qu’un lointain souvenir. En France, le roman national républicain, longtemps efficient, a lui aussi perdu son crédit, notamment quand les crimes et méfaits du colonialisme sont apparus au grand jour. N’étant plus porteur d’espoir et d’émancipation possible, la souffrance sociale ayant horreur du vide, il se voit aujourd’hui supplanté, pour certains du moins de ceux qui vivent dans les banlieues les plus délaissées, par un récit rétrograde synonyme de soumission à une charia propagée par diverses mouvances de l’islamisme radical. 

Pour l’humanité toute entière, nulle tâche aujourd’hui plus urgente que de se sauver elle-même de l’extinction en gardant habitable la Terre. Considérable défi dont on voit mal qu’il puisse se passer d’un Grand récit qui le « légende », le porte à la hauteur du geste épique. Du moins peut-on, de la nécessité de ce Grand récit faire l’hypothèse, bien qu’on voie mal ce qu’il pourrait être, quelle force d’entraînement il pourrait posséder, s’il peine, faute de perspective d’avenir, à être vraiment un projet mobilisateur, à asseoir sa légitimité en y projetant la possibilité d’un monde synonyme d’espoir. Car le propre des Grands récits (des « métarécits », comme les appelle aussi Lyotard) est, qu’à la différence des mythes véhiculés par les religions, leur légitimité ne se situe pas dans « un acte originel fondateur, mais dans un futur à faire advenir, c’est-à-dire une Idée à réaliser ». Mais un tel Grand récit n’est-il pas malgré tout pas déjà en train de se constituer, par les voies les plus diverses et les moins attendues ? Et sans doute les ruisseaux et rivières de la poésie contribuent-ils à irriguer le grand fleuve de son « métarécit ». 

À cette errance narrative, s’ajoute une errance prosodique. Nous parlons aujourd’hui mondialement la langue de la marchandise (une langue, un sabir, qui est pour l’essentiel une sorte de globish english), mais celle-ci, nous le percevons bien, n’est pas en mesure de satisfaire notre besoin d’une habitation poétique de la Terre. Bien au contraire. Ce sont d’autres rythmes et d’autres musiques de la langue auxquels nous aspirons. Parce qu’elle est plus que jamais (et sans doute de façon plus aiguë que d’autres modalités du langage) confrontée à cette crise prosodique qui a d’abord pris pour elle la forme d’une « crise du vers », la poésie est amenée à se réinventer, à explorer des voies nouvelles. Résistant à la langue de la marchandise, elle dessine, à sa façon discrète, inaperçue le plus souvent, de possibles itinéraires pour cheminer autrement sur la Terre.

En entreprenant d’écrire des « vies de philosophes », c’est bien à cette double errance que je souhaite me confronter, en même temps que je cherche à penser l’époque à la lumière de cette série de philosophes qui, depuis Hegel, ont eu affaire à l’Histoire (l’histoire avec sa grande hache, comme disait Perec), pour le pire souvent plutôt que le meilleur. 

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Retour de l’auteur, retour de la biographie. – Dans les années quatre-vingt, le champ poétique où j’essaie d’y voir clair et de me frayer un chemin est encore largement dominé par un paradigme textualiste que j’avais d’assez près connu, au temps de Tel Quel, à la fin des années soixante. La poésie autobiographique et narrative n’est pas alors en odeur de sainteté. Le poète, selon la théorisation qu’en a proposée très tôt Hugo Friedrich, est censé être dans une relation de face-à-face solitaire avec le langage (Alleinsein mit der Sprache). 

Au-delà de la seule poésie, le contexte général est celui d’un structuralisme encore dominant où, quant au roman, l’on préfère au récit d’une aventure l’aventure d’un récit. A fortiori, les biographies ne peuvent avoir que très mauvaise réputation. On en juge le genre « bourgeois » (en 1927 déjà, Siegfried Kracauer y voyait une « forme d’art néo-bourgeoise »). Dans le droit fil des théories de la « mort de l’auteur » (Barthes), Bourdieu conteste ainsi radicalement le genre, fondé selon lui sur ce qu’il appelle, dans un article de 1986, « l’illusion biographique ». Mais « l’incuriosité à l’égard de l’auteur » n’a pas duré. Dans les années 80, un « dé-refoulement » s’est produit, au point que Barthes lui-même, comme il l’avoue, en est « venu parfois à préférer lire la vie de certains écrivains plutôt que leurs œuvres » [2]. 

Dans le domaine de la philosophie, un même mépris du genre biographique a longtemps prévalu. On connaît par exemple cette anecdote où Heidegger, commençant un cours sur Aristote, expédie ainsi la biographie du philosophe : « Il est né, il a travaillé et il est mort ». Sans doute parce qu’elle fut de son côté une philosophe de l’action, Hannah Arendt s’est elle écartée de ce dédain pour l’élément biographique, comme en témoigne son livre Men in dark times (traduit en français en 1974 sous le titre Vies politiques). Certes, l’on n’y trouve pas exactement de biographies stricto sensu, mais c’est autant sous l’angle biographique de leur rencontre avec l’Histoire que sous l’angle proprement doctrinal qu’Arendt y brosse les portraits de penseurs comme Lessing, Karl Jaspers, Walter Benjamin ou Heidegger. 

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Elargir l’épigenèse. – On ne pense pas, on n’écrit pas seul, de même qu’on n’habite pas la Terre seul, mais à plusieurs, comme y insistait Hannah Arendt. « … Je suis, écrit de son côté Giorgio Agamben, un épigone au sens littéral du terme, un être qui ne se génère qu’à partir des autres et ne renie jamais cette dépendance, qui vit dans une épigenèse continuelle, heureuse. » [3] Je fais volontiers miens cette phrase et ce mot d’« épigone » (au sens étymologique de « celui qui est né après »). 

Longtemps, je me suis penché sur ces dix philosophes que j’ai dits, ai mis mes pas dans les leurs, me suis fait leur élève. Leur pensée, la lecture attentive de leurs écrits m’a longuement nourri, formé ; m’a aidé à mieux me situer dans le monde et l’époque. Et quoique je ne me sois jusqu’ici guère intéressé à leurs biographies, leur trajectoire à chacun dans la vie et la pensée m’a sans doute aussi aidé à y voir plus clair (ou plus loin) dans ma propre existence. Refaire maintenant le parcours de leurs vies plutôt qu’exposer leurs théories et doctrines, est une façon d’être encore leur disciple, leur épigone, de continuer l’épigenèse depuis longtemps en cours, tout en faisant qu’elle ne soit pas seulement intellectuelle mais proprement existentielle. Car si leurs vies désormais me retiennent, qu’elles consonnent ou non avec leurs doctrines, c’est parce que j’y vois à l’œuvre des formes de vie dont je peux faire mon miel dans la perspective « poéthique » qui m’importe. Montaigne déjà insistait sur ce point quand il écrivait qu’il était « curieux de connaître les fortunes et la vie de ces grands précepteurs du monde, comme de connaître la diversité de leurs dogmes et fantaisies… » [4].

De cette phrase, je retiens aussi l’idée que toute vie a sa part de « fortune », de hasard, de contingence, là où c’est la nécessité, la rigueur déductive, qui semble commander à la pensée philosophique et aux doctrines qu’elle produit. Dans toute existence, il y a de l’insondable, une réserve irréductible d’impensé qui mérite attention. Écrire une vie de philosophe, collecter et assembler à son propos, plutôt que des philosophèmes, ce que Barthes appelle des « biographèmes », c’est élargir l’épigenèse au tissu entier de l’existence, au-delà de la seule formation intellectuelle, sans omettre les dimensions (les abîmes peut-être) où elle se perd dans les lointains de la pure contingence. 

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Figures de vaincus. – Dans un chapitre consacré à Rosa Luxemburg de son livre Vies politiques, Hannah Arendt s’attarde sur le genre de la biographie, procédant à une recension substantielle de l’ouvrage que l’écrivain anglais John Peter Nettl a pu consacrer à la dirigeante spartakiste (le livre a paru en  anglais en 1966). Le genre classique, y écrit Arendt, advient quand le biographe parvient à faire passer la lumière d’une époque à travers le prisme d’une grande personnalité, de telle sorte qu’en résulte « l’unité accomplie d’une vie et d’un monde ». Cela vaut avant tout pour les grands hommes d’État, mais beaucoup moins pour les artistes et les écrivains, dans la mesure où leur génie contraint ces derniers « à maintenir le monde à une certaine distance ». Leur importance tient alors « plus à leur œuvre, aux créations qu’ils ajoutèrent au monde, qu’au rôle qu’ils y jouèrent » [5]. 

Pourtant, remarque Arendt, « le succès dans le monde » de ceux qui y ont agi n’est pas une condition nécessaire pour une bonne biographie. L’échec rencontré par l’homme d’action dont on raconte la vie peut se révéler être un prisme tout aussi éclairant pour comprendre une époque (pour « éclairer la grande énigme de l’histoire »). En l’occurrence, l’échec de Rosa Luxemburg aide à lire le « triste échec de la révolution dans notre siècle ». En même temps, parce qu’il y a une grandeur propre dans l’héroïsme des vaincus, le martyr a contribué à transformer en légende le destin de la militante. Or, si « les légendes ont une vérité à elle », ajoute Arendt, la tâche du biographe, comme l’a bien compris J. P. Nettl, est d’écarter le « mythe Rosa » pour « ramener [celle-ci] à la vie – à une vie historique ». 

Il n’est pas simple de s’entendre sur ce qu’est une vie supposément « réussie », et le « succès dans le monde » ne garantit évidemment pas le succès dans la vie. Sur ce point, les philosophes ne sont pas plus à l’abri des aléas de l’existence que quiconque.

Plusieurs des philosophes dont je me propose de raconter en vers la vie incarnent, sous des formes variées, la défaite et l’échec, quel qu’ait été le degré de leur engagement dans l’action politique. Ce sont, au regard de l’Histoire et du monde (non de leur œuvre) des figures de vaincus. Indéniablement tragique fut ainsi le sort de Walter Benjamin (se suicidant à Port-Bou, en 1940, à la frontière entre la France et l’Espagne pour échapper au Nazisme) ou encore celui de Gustave Chpet (exilé en Sibérie puis fusillé en 1937 par Staline). Même chose pour Tran Duc Thao, victime au Vietnam des persécutions d’un Parti Communiste qu’il avait rejoint après avoir quitté la France pour mener dans son pays la lutte anti-colonialiste. Quant à Lukàcs, on ne peut pas dire que son rapport à l’Histoire et au monde ait été du côté de cet accomplissement dont parle Arendt. 

Toutes ces figures plus ou moins confrontées à l’échec « historique » me sont chères pour des raisons générales (philosophiques). Mais aussi pour des raisons plus personnelles, car, à mon échelle, infiniment modeste au regard de ces grands noms, c’est bien l’échec (l’échec « militant ») que j’ai eu à connaître. 

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Epopée inverse. – Dans les « civilisations closes » propres à l’Antiquité, des « abîmes infranchissables » ne se sont pas encore creusés entre le moi et le monde. L’ironie, celle qui viendra avec le Don Quichotte de Cervantès, n’a pas encore droit de cité. Les poètes épiques sont encore, poursuit Lukàcs, de « simples narrateurs d’événements, comme les sculpteurs assyriens des antiques taureaux ailés qui se considéraient certainement, et à bon droit, comme des naturalistes » [6]. 

Reprenant la définition par Hegel du roman comme forme « bourgeoise » de l’épopée, l’auteur de la Théorie du roman, note que les Modernes peinent à produire une « forme rénovée » de la « grande littérature épique ». Le roman n’est plus que l’épopée d’un « monde sans dieux », où l’Idée est en proie à « une errance transcendantale » sans issue, la totalité (la « belle totalité » du monde homérique) étant désormais scindée entre « monde contingent et individu problématique ». Si le roman emprunte avant tout la « forme biographique », note encore Lukàcs, c’est précisément parce que cet « individu problématique », dans les conditions du monde moderne, se substitue au « caractère immédiatement organique » propre à l’individualité héroïque de l’épopée antique. « Monde contingent », prosaïque, et « individu problématique » à la poursuite d’idéaux désormais se font face, sans réconciliation possible. C’est pourquoi même Tolstoï, s’il parvient à s’approcher au plus près de la « réalité transproblématique de l’épopée » (l’expression est de Lukàcs), ne fait que pousser à l’extrême la logique d’un « romantisme de la désillusion » illustré au premier chef par L’Éducation sentimentale de Flaubert.

Pourtant, si l’épopée en vers est devenue un genre caduc, la veine épique a perduré, trouvant abondamment à s’alimenter dans les bouleversements et catastrophes de magnitude extrême qu’a connus le XXème siècle, spécialement en Russie. Il suffit ici de citer Cavalerie rouge d’Isaac Babel et Tchevengour d’Andreï Platonov. Épique, ce dernier roman l’est de par sa narration et la matière de celle-ci (une marche vers un communisme utopique paradoxalement à la fois déjà advenu et toujours à conquérir). Mais ironique et « problématique », Tchevengour l’est aussi, l’errance de ses deux héros et leurs incessantes interrogations ayant quelque chose de fortement donquichottesque, et le pressentiment de l’échec et du désastre à venir hantant tout le récit d’une irrémédiable mélancolie. L’épopée en quelque sorte ne va pas, dans ce roman, sans son revers de contre-épopée. Comme le roman de Cervantès, c’est un roman de l’errance. Mais l’errance n’est plus, dans Tchevengour, en quête d’une réalité transcendante, elle se déroule à même l’immanence d’une utopie à la fois déjà en route et toujours déjà avortée. 

Non pas exactement une contre-épopée, mais une épopée inverse, c’est bien ce que produira ensuite la littérature russe pour dire l’énormité du désastre qui aura lieu. Chalamov est ici le nom qu’il faut citer. Ses Récits de la Kolyma sont cette grandiose épopée inverse où se raconte, en prose, non seulement le naufrage de l’Idée, mais la tragédie où elle se retourne en son contraire, selon la plus infernale dialectique ; où l’hymne aux « héros positifs » cède la place au martyrologe des victimes du goulag broyées par le retournement de l’utopie révolutionnaire en terreur totalitaire. 

De cette noire réalité, deux des philosophes dont je retrace la vie dans ce livre à venir ont eu à subir dans leur pensée comme dans leur chair la morsure, dans deux contextes différents, Gustave Chpet en Russie et Tran Duc Thao au Vietnam.

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Epopée, éthopée. – Les valeureux héros de l’épopée sont d’abord des hommes d’action, auteurs notamment d’exploits guerriers. Mais on peut aussi, dans le cadre d’un Grand récit de l’émancipation et du progrès, voir en certains philosophes des héros de la pensée ayant combattu l’obscurantisme et en conséquence envisager leur vie sous un angle épique, bien qu’ils aient mené une vie avant tout contemplative plutôt qu’active. Ainsi en va-t-il du portrait que Michelet, dans son Histoire de la Révolution française, brosse de Kant, évoquant l’auteur de la Critique de la raison pure sur le ton de la légende, jusqu’à faire de lui une entité supra-humaine, une sorte presque de demi-dieu [7]. 

Plus près de nous, c’est dans une semblable perspective, celle d’une histoire longue synonyme d’épopée de la Modernité, de marche vers la libération de la pensée et d’arrachement aux formes diverses de l’obscurantisme et de la servitude, que Pierre Bergounioux évoque, dans Une chambre en Hollande, la vie de Descartes. Cependant, ce mince récit, à la différence d’un autre livre du même auteur, B-17 G[8], n’est pas à proprement parler une épopée, même si le ton, souvent, a quelque chose d’indéniablement épique. Évoquant l’œuvre du philosophe au prisme de son existence, c’est avant tout une forme de vie, un style de vie, que le narrateur, à travers amples fresques historiques et anecdotes, cherche à mettre en lumière. C’est un ethos, des habitudes, et donc un corps, que tel ou tel « biographème » exhibe, par exemple quand Pierre Bergounioux écrit qu’à seize ans, Descartes a déjà des « habitudes invétérées, dont celle, par exemple, de passer la matinée au lit, après son réveil, parce qu’il est affligé d’une petite santé et réfléchit d’autant mieux qu’il reste couché » [9]. 

Avec ce livre, Pierre Bergounioux retrouve le genre ancien des « vies » (admettons qu’il s’agisse bien d’un genre). Biographique, il est hybride, tenant à la fois de l’épopée et de ce que l’on appellera l’éthopée. Une chambre en Hollande raconte bien la vie du philosophe comme celle d’un héros ayant accompli de hauts faits, non dans l’ordre de l’action (de la guerre), mais dans celui de la pensée – de l’audace et de l’aventure dans l’ordre de la pensée. Mais il évoque aussi un mode de vie, un caractère, ne craignant pas le recours aux détails les plus anecdotiques et les plus contingents – ce en quoi il relève de l’éthopée. Le terme n’est pas un néologisme ; on le trouve dans Littré qui en propose une définition double : c’est à la fois une « peinture des mœurs et des passions humaines » et une « figure de pensée qui a pour objet la peinture du caractère d’un personnage » [10]. 

Expressément (le suivant « mot à mot »), Pierre Bergounioux met ici ses pas dans ceux du premier biographe de Descartes, le Père Adrien Baillet (son livre paraît en 1692). Historien scrupuleux, soucieux de la chronologie, le théologien reconstituait la genèse de la pensée cartésienne tout en narrant les moments et péripéties de la vie de son héros. Non sans ajouter un chapitre, le chapitre VIII, où le récit historique cède explicitement la place à l’éthopée. Le titre de ce dernier chapitre, abandonnant la notation chronologique des précédents, en présente ainsi le propos : « Contenant les qualités de son corps et de son esprit. Sa manière de vivre avec Dieu et les Hommes ». Il y est question aussi bien du sommeil de Descartes que de son régime alimentaire ou de la « belle économie de son ménage » et de ses « domestiques tous fort choisis, fort propres ».

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Vies légendées. – Me lançant dans l’écriture des ces « vies de philosophes », j’ai évidemment en tête ce genre très ancien des « vies », redevenu d’actualité, « réinstauré » notamment, selon son mot, par Pierre Michon. 

Se voulant savante, la biographie moderne cherche l’exhaustivité. Son fantasme est de ne rien laisser échapper d’une vie, jusqu’au détail le plus inessentiel ou l’anecdote la plus futile. S’il se caractérise aussi par le goût de la totalité, cherchant à dire dans sa longue durée, « de la naissance à la mort », le tout d’une existence, le genre des « vies », a toutefois l’avantage, pour Michon, de pouvoir l’embrasser dans une forme brève, « sans tirage à la ligne ». Une « vie » est ainsi comme « l’épure d’un roman », forme que l’auteur de la Vie de Joseph Roulin compare à « ce que fut le sonnet », « cette petite prison de quatorze vers essentiels ».

À la différence du genre biographique moderne, les « vies » (les vitae des Anciens) font la part belle, non seulement à la fiction, mais, nous dit Michon, « au légendaire » : « les vies qu’on prenait la peine d’écrire étaient nécessairement surnaturelles : elles ne valaient que par un point de tangence avec le divin qui les transportait hors du commun » [11]. Semblablement, le genre des « vies » réapparu avec les Modernes ne procède pas du souci « vériste », de la « passion de la contingence » et de la « chasse au petit fait vrai » qui caractérisent la biographie. Et si la parodie y joue parfois un rôle, souvent perdure en elles « un sentiment très vacillant du sacré, balbutiant, timide ou désespéré, un sacré dont nul Dieu n’est plus garant ». Pierre Michon le dit très bien : « Pourquoi démystifier ? Je ne suis pas sociologue ». Et d’ajouter qu’il croit « qu’à la fin l’aura ressurgit toujours » [12]. 

Certes, plus que jamais, avec la fin avérée des Grands récits, l’époque est au désenchantement et au crépuscule des idoles, à la démystification. Pourtant la passion de la contingence, du fait vrai qui décille, propre à la biographie, ne me paraît pas incompatible avec le désir de la grandeur ; avec la passion d’admirer, c’est-à-dire d’entretenir cette flamme qui fait qu’on s’étonne et qu’on regarde vers plus grand que soi, quand bien même l’existence du sujet considéré (mais non son œuvre) est ordinaire, « minuscule ». 

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Biographèmes et haïku. – Collecter et rassembler des « biographèmes » relatifs à un philosophe, ce n’est pas exactement écrire sa biographie. Classiquement, une biographie savante se doit d’être exhaustive. Elle suit généralement un ordre chronologique, tentant de ressaisir telle ou telle vie en sa totalité, et même, souvent, de la comprendre comme tendue téléologiquement vers sa fin. Comme l’urne ou la stèle, la biographie, note ainsi Roland Barthes, appartient à la catégorie des « objets forts, fermés, instituteurs de destin ». 

Les biographèmes au contraire présentent un sujet « dispersé », ressaisi à travers « quelques détails ténus, source cependant de vives lueurs romanesques », comme autant d’« éclats du souvenir » ou de « plis » résultant de l’érosion du temps [13]. Le recueil de ces « traits signifiants » que sont les « biographèmes », dira encore Barthes un peu plus tard, est « sans considération pour le continu, le syntagme, le récit, le destin » [14].

Pourtant, ajoute-t-il, dans le « chant discontinu » ainsi produit, « nous lisons la mort plus sûrement que dans l’épopée d’un destin », parce que ce qui apparaît ainsi n’est pas tant « une personne (civile, morale) » qu’un « corps » avec ses goûts et inflexions propres [15]. Dans cette perspective, écrire une vie de philosophe selon ce régime « biographématique » dont parle Barthes, ce serait s’attacher à retrouver, par delà les doctrines et les traités dont le philosophe est l’auteur, un être en chair et en os, un corps engagé dans le monde et éventuellement confronté à la grande Histoire. Cela n’est pas sans conséquences narratives (mais aussi, j’y reviendrai, prosodiques, notamment en ce qu’une poétique du corps va de pair, dans une biographie en vers, avec une parution du corps de la langue).

Cette poétique du biographème, Barthes la rapproche, dans son fameux cours sur La préparation du roman, de celle du haïku. Réduire le souvenir ou l’anecdote à sa « ténuité » maximale, « sans l’agrandir ni le faire vibrer », tel est, retrouvé dans le « biographème » (notion reprise dans le Roland Barthes par Roland Barthes), l’esprit du haïku. À l’inverse, apparemment, d’une narration légendaire qui met en scène les signes de la grandeur, de l’exception, qui même les surligne, la collecte biographématique, s’en tient à la seule notation, à la réalité insignifiante qu’elle désigne, favorisant matité et sobriété [16]. « Capturant un copeau de présent », épinglant sa singularité, le haïku ne développe pas, ne raconte pas, même s’il peut éventuellement contenir un « germe d’histoire », un « “narrème“ » [17]. Témoignant d’une « pratique écrite de la nuance », il est d’ordre « diaphoralogique ». Diction d’une différence irréductible, d’un « ça a eu lieu » singulier, d’un alogon, le haïku, ajoute-t-il, est un « art de la contingence (contingere : échoir, arriver par hasard) », art manqué dès qu’il y a « corruption du contingent par une envie de généralité ».

S’ensuit-il cependant qu’une telle poétique de la contingence soit synonyme d’une élision de toute vibration auratique ? À la fin, l’aura malgré tout ne ressurgit-elle pas ? En réalité, pour Barthes, il y a bien « au bout » de ce « chemin de la Nuance » ouvert par la notation du haïku, à la faveur de son satori, de son « pur surrectum », quelque chose qui est de l’ordre, malgré tout, de l’aura, de l’épiphanie. C’est alors rien moins que « la vie, la sensation de la vie, le sentiment de l’existence », « intense, glorieux », qui apparaît. Apportant avec elle dans le langage un vide de sens et de commentaire, la Nuance (la majuscule est de Barthes) n’en est pas moins « ce qui irradie, diffuse ». Elle apporte avec elle sa « traîne (comme le beau nuage d’un ciel) » [18]. Et Barthes de citer, un peu plus loin dans son cours, une phrase où Claudel parle du poète comme de celui qui « seul a le secret de cet instant sacré où la piqûre essentielle [du haïku] vient soudain introduire, au travers d’un monde en nous suspendu de souvenirs, d’intentions et de pensées, la sollicitation d’une forme » [19].

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[1] La philosophie, écrit Hegel dans la Préface de sa Philosophie du droit, est « son temps saisi par la pensée ».
[2] La préparation du roman, p. 277.
[3] Autoportrait dans l’atelier (Autoritratto nello studio), traduit par Cyril Béghin, L’Arachnéen, p 2020, p. 31.
[4] Essais, II, 10.
[5] 
Vies politiques, trad. de Barbara Cassin, Gallimard, 1974, pp. 42-43.
[6] La Théorie du roman (1920), trad. Jean Clairevoye, Denoël, 1968, Tel/Gallimard, p. 39.
[7] 
« Au fond des mers du Nord, il y avait alors une bizarre et puissante créature ; un homme ? Non, un système, une scolastique vivante, hérissée, dure, un écueil taillé à pointes de diamant dans le granit de la Baltique. Toute religion, toute philosophie, avait touché là, s’était brisée là. Et lui, immuable. Nulle prise au monde extérieur. On l’appelait Emmanuel Kant ; lui, il s’appelait Critique. Soixante ans durant, cet être tout abstrait, sans rapport humain, sortait juste à la même heure, et sans parler à personne, accomplissait pendant un nombre donné de minutes précisément le même tour, comme on voit aux vieilles horloges des villes l’homme de fer sortir, battre l’heure, et puis rentrer. Chose étrange, les habitants de Kœnigsberg virent (ce fut pour eux un signe des plus grands événements) cette planète se déranger, quitter sa route séculaire… On le suivit, on le vit marcher vers l’ouest, vers la route par laquelle venait le courrier de France… » (Histoire de la Révolution française I, Livre III, chapitre XII, folio-histoire, p. 415).
[8] 
B-17 G (Argol, 2006) raconte l’histoire d’un combat aérien où un avion de chasse allemand abat, lors de la seconde guerre mondiale, un bombardier américain (B-17 G est le nom de code de cet avion). Fiction de format ramassé (une cinquantaine de pages), le récit peut être dit la fois épique et moderne, en ce que les héros de l’histoire qu’il raconte ne sont plus des demi-dieux ou des rois de légende, mais des hommes ordinaires, arrachés par la grande force de l’histoire au cercle habituel des activités prosaïques qui, à l’âge démocratique, les occupent. Telle est bien, dans B-17 G, la situation des dix membres qui composent l’équipage de Butcher Shop, cette « forteresse volante » partie avec d’autres d’Angleterre pour larguer ses bombes au-dessus de l’Allemagne nazie.
[9] Une chambre en Hollande, Verdier, 2009, p. 24.
[10] « Mœurs » et « caractère », on retrouve les deux mots grecs pour ethos (l’un avec epsilon, l’autre avec êta). Comme on sait, en grec, les deux mots finissent d’ailleurs par se rejoindre, comme le note Aristote au livre II (chap. 1) de son Ethique à Nicomaque. Comme c’est le cas aussi chez Deleuze et Guattari quand ils écrivent que « l’ethos est à la fois demeure et manière, patrie et style » (Mille plateaux, p. 393).
[11] Le roi vient quand il veut, Propos sur la littérature,  Albin Michel,  2007, p. 21.
[12] Ibid., p. 49.
[13] Sade, Fourier, Loyola (1971), in Œuvres complètes III, Seuil, p. 705-706.
[14] Fragments inédits du Roland Barthes par Roland Barthes, précédé du Lexique de l‘auteur, Seuil, 2010, p. 352.
[15] Sade, Fourier, Loyola (1971), op. cit., p. 706.
[16] Roland Barthes par Roland Barthes, Seuil, 1975, p. 102.
[17] La Préparation du roman, Seuil-Imec, 2003, p. 131.
[18] Ibid., p. 84, et p. 82.
[19] Ibid., p. 120.

 

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