5 (autres) poèmes

(extraits d’I was the jukebox)

par Sandra Beasley. Traduit de l’anglais (USA) par Geoffrey Pauly. Lire « 5 poèmes ».

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La Guerre mondiale parle

Quand je suis née, deux incisives
m’avaient déjà percé la gencive.
On m’a donné une cloche d’argent à mâcher,
on m’a ramenée chez moi dans un panier tressé,
et on m’a mise bien au chaud près de la gazinière.
Chaque matin, ma mère faisait bouillir
des feuilles de moutarde dans une grande marmite,
la fumée passait au-dessus de mon berceau et
prenait après quelques heures une odeur de gaz.
J’inspirais à pleins poumons. Je me suis mise à marcher
alors on m’a mis des jambières.
Je me suis mise à courir, alors on m’a donné
des livres : Mars, l’hydrogène, la Mongolie.
J’ai appris à creuser des tranchées profondes.
J’ai appris à mettre le feu en moins de trois minutes.
J’ai appris à tailler un crayon pour en faire
une baïonnette. Parfois, la nuit
je me glissais chez les voisins,
dans le couloir juste devant leur chambre,
et je les regardais se rouler l’un sur l’autre,
lentement, comme des poissons éclairés par la lune.
Parfois ma mère peignait
du bout des doigts les cheveux de mon père,
mais rien de plus. Ils voulaient un unique
enfant : un enfant qui serait le dernier.

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Immortalité

Admets-le : jamais on ne me
verra sur la face d’une pièce ,
ni en effigie de géant sur la Cinquième Avenue ;
personne ne donnera mon nom à une rose,
ni à un lancer de baseball, ni à un insecte
doté de quatre drôles de pattes argentées.
Il paraît que les petites hélices dans ma salive flotteront dans le corps
des enfants de mes enfants mais ça n’est jamais
qu’une sorte de greffe, un peu comme
on martyrise les poiriers pour en faire des fruits. Mon cœur
est une agathe jaune dans un sac d’agathes jaunes,
il attend qu’on trace les lignes à la craie, qu’on joue, il attend

le doigt de Dieu. L’inertie,
c’est l’immortalité du pauvre. Même
les vieilles recettes ne marchent plus désormais –
plus de pièces sur les paupières, plus de vase canope, plus
de baklavas ensevelies
dans ma bouche. C’est vrai,

je suis égoïste, mais qui ne rêve pas
d’être à la fois le vent et le cerf-volant, le bateau et l’océan ?
J’aurais voulu être la balle, la batte, la base,
la sueur et l’herbe tout à la fois.
Je veux être le vampire qui boit
un grand verre bien frais de mon propre sang pour vivre éternellement.

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Le piano parle

d’après Erik Satie

L’espace d’une heure j’ai mis de côté ma petite personne,
mes organes névrotiques, mon obsession pour l’alignement.

L’espace d’une heure j’ai oublié que j’avais peur de la pluie.

L’espace d’une heure, je fus une salamandre
qui serpentait entre les algues pour regagner la berge,
sous ses doigts, les notes flottaient,
elles partaient de mon ventre en une longue traînée d’œufs gluants
qui prenait racine dans la boue. Ce qui

allait sortir des œufs, je ne le savais pas –
mensonge. Une valse. Un apôtre sur un vitrail.

L’espace d’une heure j’ai eu deux jambes
et j’ai couru. L’espace d’une heure j’ai détalé, à bout de souffle.

L’espace d’une heure je fus un érable,
et sous l’été de ses doigts
les notes se disséminaient, balayées

par le tournoiement de petites hélices élégantes.

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Le traducteur

Il m’a payé pour mettre ses mots
dans ma bouche –
pour lui donner la coupe du ciel,
la couleur du bœuf.
Pour lui donner du plaisir.
Pour lui donner du merci.
Pour lui donner une théière, une araignée, un tango.
J’ai mangé à sa table.
J’ai vécu dans son sous-sol.
J’ai écrit un dictionnaire de soupirs –
quand prendre à emporter,
quand jouer du Stravinsky, quand
dire à une femme de prendre ses fringues
et de s’en aller. Il allait mourir sous peu.
Je ne peux plus respirer, a-t-il dit, alors j’ai dit
Je ne peux plus respirer. Mon cœur, a-t-il dit,
alors j’ai dit Mon cœur. C’est mon bras
que l’infirmière tenait, ma poitrine
sous le stéthoscope. Je suis navré,
a dit le médecin, et ma gorge
est devenue un cercueil
fermé.

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Un autre poème raté sur les étourneaux

J’aurai un étourneau dressé à ne dire
Que « Mortimer, » et je le lui donnerai
Afin que sa colère soit toujours animée.
Henry IV, Partie 1, acte 1, scène 3

Il faut savoir qu’ils n’ont pas de nom
à eux, juste ceux qu’on leur donne.
Il faut savoir qu’Eugène Schieffelin

était riche, et qu’il rêvait d’emmener
les oiseaux de Shakespeare en Amérique,

et tandis qu’il relâchait au milieu de Central Park
des brassées d’étourneaux, Sturnus vulgaris,
on applaudissait en les regardant se nicher sous le toit
du musée. Aujourd’hui,

100 ans et 200 millions d’étourneaux plus tard,
leur mimétisme impressionnant les a conduits à coloniser tous les nids –

ils s’envolent par nuées de 10 000,
dévorent les cerises à la tonne,
abattent des petits avions en vol.
Il faut savoir qu’on a tout essayé :
les chouettes en plastique, le Cobalt 60, grâce auquel
le gouvernement a fait des merveilles contre le Spréo bicolore. Dans l’Illinois,

il y a un homme qui leur apprend à parler,
et qui fait courir dans sa ferme, comme un murmure,
Schieffelin, Schieffelin, Schieffelin,

pour qu’on puisse reconnaître le monstre au nom
de son Frankenstein. Il faut savoir

qu’ils étaient très légers, quand ils s’envolaient dans ses mains,
le corps étincelant d’envie.

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