Cinq poèmes

par Sandra Beasley
traduit de l’anglais (USA) par Geoffrey Pauly

ces poèmes sont extraits d’I was the jukebox

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L’orchidée parle

Imagine que tu n’as qu’une jambe fonctionnelle et que dedans,
il y a tes ovaires. Je pousse poussivement. Je pousse
inattendu. Je pousse sur les cadavres.
Ça m’excite, en secret, quand les arbres prennent feu.
Ma mère vit en Nouvelle-Guinée et elle pèse une tonne.
Dans les forêts brumeuses du Costa Rica mes sœurs les plus petites
murmurent Va te faire de leurs petites lèvres violettes qu’on ne voit
qu’à la loupe. Dans les années 1800,
les scientifiques disaient qu’on ne pouvait pas pousser en laboratoire ;
alors on l’a fait, juste pour les emmerder. De nos jours,
il ne passe plus une année sans qu’on sorte une étude humiliante
au sujet de ma tante qui empeste la mort, de mon oncle
du Yunnan qui n’a de cesse de se fertiliser tout seul.
Je refuse de faire la plante verte.

Des fois, au marché,
une femme me regarde, elle promène ses chiens qui n’arrêtent pas de japper,
et tout ce que je peux faire, c’est baisser la tête. Ouh là, non.
Des fois je rêve de la Grèce, de mes deux jambes,
de la fête où j’ai bu trop de vin.
Quand la prêtresse m’a dit Approche, j’ai avancé.
Quand elle a dit Stop, j’ai continué. Les invités
ont tracé un cercle rouge autour de moi. Ils ont attrapé mes cheveux,
mon bras, ils chantaient, mon autre bras, ils tiraient,
ils m’ont déchiré la peau jusqu’à ce que mes muscles n’en puissent plus,
la douleur est insupportable, et je me réveille –
incapable de crier parce que ma langue, faite fleur, est disloquée.

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Des tas

Les chèvres sont gavées de blé,
Les poissons envahissent la berge. Trop de
patates. Des courgettes monstrueuses. Les moutons,
qui traversaient le Wyoming serrés les uns contre les autres,
ne sont plus qu’une grande couverture qui fait bouillir tout le Midwest.
Il y a des enfants parmi les nouveaux équipages arrivés de Floride
qui pataugent comme ils peuvent au milieu des oranges,
et qui se cherchent une petite place.
On a fait appel à des scientifiques mais
ils étaient trop occupés à regarder leurs boîtes de pétri
devenir des mares de pétri et des lacs de pétri.
Ils n’ont pas de remède contre la multiplication.
On a fait appel aux pompiers mais ils étaient tous perchés
dans les arbres pour faire descendre des tas de chats.
On a fait appel à Jésus qui est descendu
par milliers, en bure et en sandales ;
chaque ville a écopé de son Jésus, le nôtre
s’est mis au coin de la rue, comme un père noël,
et il agitait sa petite cloche. Vous êtes
abondamment bénis, nous a-t-il dit. On n’en
demandait pas tant. Juste une tranchette
au fond de la poêle, une ou deux notes en guise de chanson.
On voulait le bouillon clair, le bocal de pièces, des bons
de réduction. Paupérisez-nous, qu’on suppliait,
tous à l’unisson, dans un fervent vacarme,
et si fort que personne n’y comprenait rien.

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Vocation

Six mois, j’ai fait le banquier au Baccara dans un casino.
Six mois, j’ai joué du Brahms dans un supermarché.
Six mois, j’ai préparé les dioramas dans un musée ;
mes mains étaient trop petites pour le paléolithique
et quand ils m’ont réaffectée aux lichens, j’ai démissionné.
Je tape quatre-vingt-dix mots à la minute, tout le temps le même :
Secours. Ouais, je connais la classification décimale de Dewey.
Je parle le Russe, le Latin, trois mots de Tlingit.
Je sais faire tenir sept assiettes en équilibre sur mon bras.
La seule chose que j’ai envie de faire, c’est de m’asseoir dans une véranda
sous une pluie battante. Je remplirai ta feuille d’imposition.
Je ferai l’amour avec les inconnus de ton choix.
Je ferai ce que tu voudras, tant que je peux le faire
dans la véranda. Si t’as besoin de le faire, c’est que c’est ta vocation,
pas vrai ? Une fois, j’ai demandé à un négociateur ce qui lui plaisait
dans son travail, il a répondu Je me fais des couilles en or.
Une fois j’ai demandé à un tueur en série ce qui lui donnait la force
de se lever la matin, il a répondu Les gens.

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Beauté

Ce soir-là, un hululement résonnait dehors.
J’ai ouvert la porte. C’était la Beauté. Elle
était pleine de boue et désorientée, la Beauté. Je l’ai laissée entrer.
J’ai voulu la nettoyer avec un linge mais elle m’a mordue.
Elle a bu dans un bol en plastique,
puis s’est glissée sous la table et s’est endormie.
Le lendemain, la Beauté a mangé des œufs et un peu de bœuf cru.
J’ai mis des heures à enlever les épines de ses cheveux,
et j’ai dû les raser, au final, tant ils étaient emmêlés.
Elle léchait la peau nue. Nous avons décidé
de la garder. Elle a appris quelques tours.
Quand la Beauté faisait la morte, les horloges tremblaient.
La Beauté a construit une Chapelle Sixtine en os de poulet.
La Beauté pouvait accorder ses plaintes comme on fait d’un violon.
Parfois, elle laissait les enfants monter sur son dos
et faire des tours dans le salon. Quand elle faisait des bêtises,
on lui mettait le nez dedans, afin qu’elle comprenne
que même la Beauté fait des bêtises. On l’aimait.
Elle aimait cueillir des fleurs et les garder dans sa gueule.
On lui a acheté un manteau rouge et un collier métallique.
On se plaisait à penser qu’elle nous avait choisis.
Et puis un jour, la Beauté s’est enfuie, comme tous les animaux abandonnés.
J’ai dit aux enfants qu’il aurait été trop cruel
de la garder juste pour nous. Ils ne sont
pas d’accord. Ma fille refuse de manger,
elle rêve que la Beauté perle sur sa peau comme la pluie.
Mon fils, lui, fait de la pâte à modeler dans le style classique :
il nous a coupé les bras et la tête.

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Aux lions

Arrêtez d’hésiter –
la savane ne vous sauvera pas.

Tout est mort ou en train de mourir ;
tout est en train ou sur le point de s’enfuir.

Il est temps d’arrêter de tirer les portefeuilles
dans les poches des cadavres.

Il est temps de rassembler vos reines
les plus baisables.

C’est pas le soleil, là, serré
autour de votre cou ?

Y en a assez de ces conneries de chaton-chaton,
de ces bâillements d’excuse :

montrez-nous pourquoi vos langues
sont pleines de rengaines.

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3 commentaires sur “Cinq poèmes

  1. Merci de m’avoir fait découvrir ces poèmes qui me donnent envie d’en chercher d’autres – et pourquoi pas en V.O. ?

    Chaleureusement,

    Gilles Plazy

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