Mes inquiétudes (3/3)

par Éric Pessan. Lire le premier épisode et le deuxième.

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Arrêtez de gazouiller que tout va bien, arrêtez de glapir que tout va mal, cessez de vouloir décider de mes inquiétudes à ma place, cessez de pointer pour moi les inquiétudes obligées, les inquiétudes à la mode, les inquiétudes du moment, les inquiétudes dernier cri. Ne triez pas sans me concerter mes sujets d’inquiétude. 

M’inquiéter, si je veux.

Et chasser l’inquiétude triviale du numéro gagnant, du toc, des grands titres et des révolutions oubliées dès le lendemain.

Je voudrais décider volontairement d’obscurcir plutôt que d’avoir à ne jamais trouver la lumière. 

Et non m’inquiéter du reflux français de l’espérance de vie.

Je voudrais m’inquiéter d’un chavirement, je voudrais m’inquiéter pour toi, je voudrais m’inquiéter du parfait mûrissement d’un fruit sur la branche de l’arbre, je voudrais m’inquiéter de savoir s’il y aura des framboises et des fraises dans le jardin, je voudrais m’inquiéter du vieillissement du Côtes-de-Blaye que j’ai bouché cet hiver, je voudrais m’inquiéter de relier les étoiles pour dessiner les constellations, je voudrais m’inquiéter de régler le mitigeur pour que l’eau de la douche ne soit ni trop froide ni trop chaude mais simplement fraiche et saisissante.

Je voudrais m’inquiéter pour ma gueule et non des crocs des autres. 

Je voudrais m’inquiéter de juste virgule, de perfection de la phrase, de mots exacts placés à l’exacte position plutôt que de savoir si quelque part un journaliste va écrire un papier sur mon bouquin, et de savoir si un libraire le mettra en rayon, et de savoir si un lecteur aura envie de le lire. 

Je voudrais simplement m’inquiéter de savoir si tu aimes quand ma peau frotte ta peau, si tu vibres encore de désir pour moi, si le désir te réveille encore la nuit. 

Ouvrant ma messagerie, je voudrais m’inquiéter de savoir à quel ami je vais écrire en premier au lieu de lire les pétitions reçues pour exiger la libération d’un poète ou l’annulation de l’exécution d’une avocate dans un pays islamiste. 

Je voudrais ne jamais m’inquiéter de vérifier si ma voiture est fermée. 

Je voudrais ne jamais m’inquiéter de sécuriser mes identifiants et mes mots de passe. 

J’aimerais m’inquiéter du lien et pas du cordage. 

Je voudrais m’inquiéter de poésie et pas de stratégie. 

Je voudrais ne pas avoir à m’inquiéter de la couleur de ce grain de beauté, de la gravité anormale de cette fillette qui participe à un atelier théâtre que j’anime et refuse de dévoiler le moindre centimètre carré de ses poignets ; je voudrais ne pas avoir à m’inquiéter pour les tortues du Pacifique, pour les noyés de la Méditerranée, pour les incendies de Russie, pour les déshydratés du Japon, pour le regard mouillée de cette dame qui fait durer au maximum la conversation avec la caissière du supermarché parce que c’est le seul être humain qui accepte encore de répondre à son bonjour. 

Je voudrais m’inquiéter de savoir si ma voix porte lorsque je crie. 

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