Cigarettes

Par William Cliff

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1.

J’aimais l’odeur de ma mère même si elle
sentait un peu la merde, ça venait sans doute
de ce tabac qu’elle fumait, ça sortait d’elle,
de son vêtement, oui, de sa personne toute

imprégnée par le goût du tabac égyptien
qu’elle fumait beaucoup pour passer son angoisse,
à Sart-Risbart quand elle fumait j’aimais bien
de sentir cette odeur prégnante qui l’empoisse.

M’approchant d’elle dans cette salle-à-manger
lugubre avec ces objets sur la cheminée
que je ne comprenais pas (lampes à pétrole,

horloge et chandeliers en bronze), j’aimais bien
de humer son odeur, son tabac égyptien
sentant la merde qui à sa personne colle.

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2.

J’étais un enfant à l’odorat délicat
ne comprenant rien à cette humaine existence
ni pourquoi sa mère fumait de ce tabac
et s’imprégnait le corps de cette odeur intense.

Dans cette maison sombre là à Sart-Risbart
et qui me semblait si étrange j’aimais bien
me rapprocher de ma mère pour avoir l’art
d’attraper l’odeur de son tabac égyptien,

une odeur un peu de merde mais assez bonne
pour que cela me rassure dans mon émoi
d’être éloigné de Gembloux et que ma personne
se trouve ainsi perdue livrée au désarroi

des étrangetés de l’affaire étourdissante
de devoir vivre cette enfance incompétente.

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3. 

Quand on est un enfant livré à l’infortune
d’un monde traversé par l’horreur de la guerre,
que voulez-vous qu’on fasse sinon chercher une
issue dans l’odeur attachante d’une mère ?

une odeur de merde sans doute causée par
ce tabac égyptien qu’elle fumait sans cesse,
ah ! que j’aimais m’approcher d’elle par hasard
pour me rassurer dans ce tabac qui empeste…

« Que voulez-vous ? » disait-elle en me vouvoyant
parce qu’en Wallonie on dit « vous » à l’enfant
en respect de la sainteté de son jeune âge,

mais moi je n’allais ainsi d’elle m’approchant
qu’afin de sentir l’odeur du tabac puissant
qu’elle fumait pour supporter son esclavage.

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4.

Est-ce que c’étaient des Laurens Quarante-Huit ?
c’est possible parce qu’elle en fuma longtemps
jusqu’à ce que cette marque enfin fût détruite
sous les coups assassins d’un méchant concurrent.

Elle nous envoyait au magasin du coin,
ou chez Delwiche qui faisait aussi café,
ou au coiffeur dont la mère au dentier disjoint
vendait son tabac vêtue d’un long tablier

de satin noir qui lui descendait jusqu’aux pieds.
Nous aimions le parfum de cet endroit étroit
(mélange de tabacs, de lotions capillaires)
où Télesphore coiffait et rasait de près

quelques graves messieurs sur lesquels nous grimpions
afin de leur adresser nos salutations.

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5.

Je me souviens d’un homme qui fut tout ému
quand il me vit ainsi lui grimper sur le corps
pour aller l’embrasser sur la peau toute nue
de son visage bien rasé par Télesphore,

et en même temps je reniflais goulûment
l’odeur de cigare qui dans son vêtement
était fort imprégnée, alors il me sourit,

et moi naturellement je redescendis
de son ventre sans que j’eusse en rien redouté
d’avoir commis quelque chose d’inusité.

Ainsi allions-nous acheter des cigarettes
pour notre mère qui aimait beaucoup fumer
et parfois même nous en fumions en cachettes
ce qui nous donnait toussements et diarrhées.

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6.

Alors nous nous précipitions dans les toilettes
pour orner la faïence de nos déjections
et les envoyer au profond des oubliettes
chassant ainsi ces faiblesses que nous avions.

Qu’est-ce que les enfants n’inventent pas afin
de passer le long temps de leur immense ennui
quand ils se disent que tout ce qu’ils font est vain
et s’en ira comme la pluie au fond du puits ?

Et en plus de fumer ils essaieront de boire,
puisque les « grands » le font il faut bien qu’ils le fassent
même pour dégueuler au fond d’une baignoire
et pisser dans leur lit et lâcher des chiasses.

Il s’agit de grandir et qu’à la fin ils aient
le sens de ce qui fait tousser et diarrher.

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7.

J’aime me souvenir dans mon âge affaibli
de l’odeur jadis de ma mère à Saint-Risbart
quand elle fumait ainsi dans l’après-midi
ces cigarettes qui remplissaient de brouillard

bleuâtre et odorant la pièce redoutable
où mon père aussi bien pouvait soigner les dents
des habitants du village pleins de courage
et qui ouvraient leur bouche sous ses doigts méchants.

Mais le dimanche, là, nous prenions le café
dans lequel on trempait de grands morceaux de tarte…
alors ma mère fumait ce tabac ambré
afin d’enfumer et oublier cette angoisse

qu’elle avait dans ce village affreux et tragique
planté sur le plateau boueux de la Belgique.

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Un commentaire sur “Cigarettes

  1. J’avais noté le nom de William Cliff dans la rubrique « à-lire-plus-tard » d’un de mes carnets. Je vais le lire tout de suite, tant il me semble n’avoir jamais rien lu d’aussi bon dans toute la poésie contemporaine (no offense pour les autres poètes) – et je mâche mes mots. Merci pour ces textes.

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