La cimenterie marine                   et autres poèmes (1/2)

par Ludovic Tournès

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Les passagers du vol

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Si la musique d’ascenseur
Est épique,
Pourquoi pas la poésie d’aéroport,
Cet ilôt contraceptif à l’impossible métaphore ?
D’un non-lieu intrinsèque et cosmogone
Pendu aux routes du bord, du monde,
Elle fait une nuit aux allures de jour,
Et d’un analphabète de la couleur,
Un polyglotte intense :
Hadès, Dante et Babel y dorment synchrones,
Cinq, cent, mille épopées d’un instant,
Et moi,
Tentative d’histoire

Nous qui entrons sur la piste
Chorégraphie de fret
Où s’affaire une armée de foraines consciencieuse et technicienne,
Revenue du deuxième cercle.
Son vent est pire en surface,
Ses véhicules plus difformes :
Escaliers à pattes, camions cyclopes, oleoserveurs,
Mais accompagnés d’alcyones sauveuses
Qui adoucissent le géant musclé du lieu,
Minos.
De sa queue immense à charge inutile,
Et à capacité de transbordement infinie
Il ramène sur terre
Les lubriques,
Commue leur peine en fête perpétuelle.

Au poste inspection filtrage,
La tempête n’est plus
Une voix de facture céleste
Manucurée à la polisseuse
Rectifie l’étincelle érotique
D’un tapis feutré
Sa mission : questionnement, levée de doutes, rapprochement concordance
Suite à votre colis suspect,
Je dois procéder à une palpation
Vous présentez un risque d’introduction illicite
Je vous laisserai me conduire à l’isoloir
Nous serons sans surveillance
Dans l’aubette
Ne vous séparez pas de moi
Je serais immédiatement détruit par les services de sécurité

Dans ce lieu philosophe,
On apprend à attendre
Les visages,
Les cylindres,
Les contenants
Les simulations de ciel collé aux vêtements.
Le temps s’y arrête plus qu’ailleurs :
L’aéroport n’est jamais plus beau qu’en histoires suspendues
Qui n’a pas rêvé de convoyer sur un tapis de rouleaux
Digérer lentement
Les bagages du monde jusqu’au septième cercle,
Affronter le Minotaure, sortir victorieux
Dans un flux de retour parfaitement contrôlé
Avec le bras d’Ariane ?

À l’aéroport, la beauté d’une rencontre s’ébroue paisible
Au ras des fresques solaires,
Sa nostalgie à temps plein,
Et sa solidité que les vagues n’entament plus.
Une lourde pluie
Sédimenter les souvenirs partants le long des joues.
Il faut avoir habité sous l’eau pour être ému par les liquides intempestifs
Qui gainent le béton
Justement,
J’ai été marin ;
Et le goût de la chique se marie bien
À l’odeur des huiles brûlées,
Ce port aérien aux mécaniciens caressants
Me radoube tant qu’il pleut,
Vidange mon corps de ses coquillages fatigués.
Oui, le ciel a été sous la mer, un jour.
Il en reste ce flottement sans flotte,
Comme un fossile des sommets.

À l’issue du couloir,
L’accréditation au vagin bottérodynamique
D’une pénétration apprivoisée,
Lieu où les pécheurs jettent l’encre,
Existent à nouveau.
Naître hors taxe, c’est naître en vérité,
La poussière du temps y reste belle, et parfumée.
Chaque fois que j’entre dans cet archétype terminal du bonheur,
Je pense au prochain tour du monde,
Et je passe ma vie à l’écrire,
Avec ma voix grave et ma rage inexpliquée.

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La cimenterie marine

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L’académie du mortier,
Unité de valorisation cimentière,
Territoire désaffecté.
Quelques camions errants
Venus encore livrer le sable.
Les monte-charge
Ne remplissent plus la campagne de leurs cris.
C’est un lieu majestueux

Mais quand dans la végétation en crue,
Un vieux rondier calcaire se faufile
Entre les vingt marmites,
Entre les combes ,
L’usine redevient Thélème hurlante,
Sous le soleil montagnard.
Transportée d’orgueil vers l’Aula concasseuse,
Notre matière première broyée à cru micromètre
Est à nouveau farine de semences

Dans les couloirs chimistes, minéraux et orchestres,
La poudre descend par un tourbillon successif
À contrecourant.
Tous les cent ans, une fumée future envahit la cuve,
Le ciment épouse le diamant :
Naissance d’un mot
À norme granulaire.
Sur la grand-place, son cours est au plus haut
Les marchands, et tous les autres, se l’arrachent
Par de sombres négociations.
En prostituée encore verte,
Avec des fruits,
Il console un vieil argentier triomphant
Seuls, ils improvisent un bordel maculé d’épluchures
Espérant s’en parfumer au premier humus de cloche

Sous la coupole on remanie le reste
La boue moins pure, l’abandonnée
On trie sans relâche
Les déchets précieux
Offerts aux rayonnages.
Au fil des millénaires,
Les rejetés de la langue
S’achèvent sur le chemin sinueux
Dans une rigole devenu vermillon ravin.
Plus bas encore,
Agitateurs et végétariens vivent
De cailloux rebuts et testaments

« Pendant un cyclone, l’usine produit toujours »
Le vieux rondier se tait
La transformation de la matière lui sied bien
Ses nuits ne sont jamais les mêmes
Fier d’œuvrer à la cimenterie marine,
Il mime avec la simplicité de son corps :
Un seul cou, un petit ventre
Se détachent, morceaux d’amour,
En vue d’une fécondation ultérieure, loin d’iciment
On en parle beaucoup au village,
du passé qui s’échappe.

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Le port conteneur

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Errant, je collectionne impératif l’hypersud.
Erratique, à peine si les mugissants racontent comment
Les manchots se reproduisent.
Erasme égaré, ma seule histoire, c’est la banquise qui s’en souvient,
Prisonnière de la péninsude,
Immergée de confidences immédiates.

Il fut mon père, l’espace d’un instant.
Le bateau stop, la chute dans les 50glaces hurlantes,
C’est fini.
Capitaine avec son équipée,
Il fait trop froid pour savoir quels mots mettre sur son vis/âge
Flotteur blanc entre deux eaux.
Il est aussi une esquisse, du moins au futur.
Qui était mon père ?
Qu’a-t-il vu pendant sa dernière promenade ?
La longueur de son bateau m’est apparue soudaine
Lorsque je le retrouve allongé plus loin au milieu des épaves,
Et combien son équipage était peuplé,
Combien j’aimais croire qu’il m’emmenait voyager
Tandis qu’il faisait son métier.
C’est la rouille qui parle à travers sa barbe,
Pour me dire les derniers détours
Et m’apprendre à partir loin.

J’ignore comment tu penses ta fin prochaine,
Mais quand j’étais petit, qu’il pleuvait,
Je voulais devenir vieux pour avoir le droit de tonner dans la forêt.
Quand j’ai été grand, j’ai voulu être sage pour semer les passions.
Quand je regarde ta peau blanchie et ton œil bleu,
Je voudrais que tu sois Poséidon.
Qu’ai-je à dire de ta vie ?
Je sais que tu penses à l’autre rive,
Je sais que tu as peur, que tu es serein.
En pensant à toi, à tes routes,
Tu as pris la direction que j’ai tracée bien plus tard.
Tu peux me le dire maintenant, que tu as rêvé de manger tes enfants.
Je suis devenu ton juge de paix.
Trempons ensemble nos gants dans le bruit des chaudières,
Sous la ligne de flottaison,
Donnons-nous rendez-vous dans un port aussi ancien que toi
Et soyons manutentionnaires des conteneurs de ton histoire.
J’aime les quais, leur éternel présent et leurs tombes alignées ;
Dans la cacophonie interlope de ces lieux brillants,
Sud-américains,
Tu avoues enfin tes forfaits.
Oui, j’ai fait tout cela.
Dans mille ans, nous n’aurons pas fini de les ouvrir,
Nous passerons encore dans les allées,
Nous serons toujours dockers.
La mère est un môle,
Tu es une énigme.
Pour te déplier, j’écarte les rides avec énergie,
J’évacue les bastingages pour escalader lendemain
Les parois de ce quasi paquebot le long d’un chenal vertluisant.
L’odeur du pétrole me fait oublier la douleur.
Atlas portait solide sa planète,
Moi j’enfouis les caisses métalliques sous le soleil et ses embruns.
L’odeur du pétrole me fait oublier ton histoire.

Ce matin je me suis vêtu pour fêter l’arbuste qui vient s’échouer chaque année
Dans les bassins,
Comme si l’écho des caisses vides nous avait fait grandir ensemble.
Il est l’heure de dessiner sur son écorce le visage que je cherche depuis.
Est-ce mon fils, toujours là,
Ou un simple éclat du passé qu’on voit dans une forêt entre les rayons,
Lorsqu’il ne reste plus rien à brûler ?
Je m’arrête ce matin, et je voudrais vivre encore un peu,
Pour écouter les pas du géant.
C’est l’empreinte des bottes qu’il ne m’a pas apprises
Que j’aimerais graver,
Je comprends maintenant quand tu m’as demandé :
« Suis-je un bon fils ? »
Des années plus tard, j’aurai répondu « oui, tu l’es ».
Mais il a fallu le détour du pôle pour apprivoiser l’épilepsie,
L’expédition pour apprendre le sépia dans mes cristaux.
Après ces événements, j’avertirai la filiation de mes cris,
Pour la voir à travers toi.
Ton futur baignera mes esquisses,
Ton avenir perdra mes appels.
Le froid, l’absence.
Je partirais seul, à mon tour, vieil Eraclysme,
Vers

(À mon père)

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Histoire des ponts

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Pourquoi construit-on des ponts ?
Pour prendre langue, évidemment !
Pointé vers l’avant, direction l’autre,
Le pont est sensuel,
Preuve que l’amour est possible :
Tout le monde aime
Un pont prêt à sauter aussi loin pour vous rejoindre.

J’aurai pu être un pont.
Lorsque j’échappe de l’asile,
C’est mon unique destination.
Je ne suis pas allé dans tous les pays du monde,
Mais sur tous les ponts, oui,
Prononcer des marathons sans fin
Passer dans toutes les vies,
Y récupérer mes nombreux hémisphères.
Mission réussie :
Jeté entre plusieurs mondes,
J’erre parmi les photos, jaunie souriant en surface.
J’aime surtout les ponts en ville,
Plongeons, sexes enthousiastes,
Dans les brouillards à faubourgs
Où chaque armature devient résille,
L’interstice vitrail,
Et la ligne courbe une prière.
J’aime ces lieux habités de draps
Sculptant leurs pierres mieux qu’un tailleur.
Mon corps s’y plait et s’en habille enfin.
Je suis nu, sauf sur les ponts,
Ma seconde peau.

Pour résister au froid,
Toujours plus de ponts.
J’ai aménagé un laboratoire
Plein d’expériences de reproduction,
Tantôt mécaniques, tantôt pochoirs ;
Frénétique,
Des ponts partout.
Tous les ponts, c’est moi qui les ai construits.
Mon dessein est limpide :
Rétablir la parole entre vivants et morts,
Etre le Charon des passerelles,
Refaire de ce dialogue devenu impossible
Une évidente promenade,
Accessible à tous.
Sans payer un passeur :
Démocratiser la vie éternelle, quoi.
J’ai donc/j’ai fait des ponts
Même sur les plus petits rus.
J’avais des angoisses d’architecte :
Est-il plus beau lorsqu’il franchit la rivière d’un seul pas
Ou lorsqu’il plonge ses cambrures dans l’eau ?
Ca ne suffit pas : il faut aussi construire des ponts en forêt,
Greffer, tordre leurs branches pour qu’ils soient bonsaïs ;
Leur danse est enchanteresse et je serpente sur leur écorce vive.
Revenu en banlieue, je les bouture dans mon potager,
Pour en avoir en toutes saisons.
Un jour, j’ai compris
Qu’il ne suffit pas de construire des ponts pour les faire parler.
Les miens ne parlent pas la langue.
Les miens ne sont jamais d’évidentes promenades
Alors, de rage, je les empale, les ampute et les encule,
Jusqu’au moment où il n’en reste plus que des trous d’obus.

Je ne sais plus pourquoi je n’ai pas achevé celui-ci,
Pourtant le plus petit de ma carrière.
C’est qu’en montant dessus j’ai capté un peu de ton humidité.
Et de ce pont énigmatique qui nous a séparés,
j’en ai fait un vrai qui nous a réparé.
Au fond, peu importe le pont,
pourvu qu’il y ait l’ivresse :
Voilà pourquoi les clochards aiment coucher dessous.
C’est ici que je m’éteindrai, c’est certain.

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