Mort d’un père

par Alain Chevrier

.

.

Contre Jorge Manrique, Cummings et Fargue.

Mon père a pris pour seul bagage une valise
en carton bouilli de couleur orange et toute cabossée
dont la serrure était cassée et qu’il fermait
par une ficelle et il y a mis une
chemise et un maillot de corps et une paire
de chaussettes et des mouchoirs immenses à carreaux bleus
on l’a emmené à l’hôpital de Grenoble
ou plutôt de La Tronche pour être plus précis
je l’ai vu sur son lit trop étroit
l’ascite débordait des deux côtés de son ventre
énorme et qui ressemblait à celui d’une grenouille
j’étais venu avec ma blouse blanche d’externe
et mon incapacité de l’aider je me disais
que j’aurais dû voir que ses excréments noirs
et qui dégageaient une odeur très forte et désagréable
car très souvent il négligeait de tirer la chasse
étaient des melæna autrement dit étaient chargés de sang
et que c’était grave car une hémorragie occulte
se produisait soit au niveau de l’œsophage en
cas de varices œsophagiennes dues à un foie cirrhotique
et dieu sait s’il avait bu des canons
lors des tournées avec ses copains dans les cafés
soit au niveau du colon en cas de cancer
j’aurais dû penser que son teint plombé pouvait
être le symptôme d’une maladie comme l’hémochromatose
je le voyais attendant passivement que les savants docteurs
soignent ses maux je l’écoutais tandis que sifflait
sa respiration de grand fumeur affligé d’un emphysème
et tout à coup comme en veine de confidence
il m’a parlé de « Renée » qui était le
nom de ma mère comme si j’étais devenu
son égal en âge et non plus son fils
elle était morte dix ans auparavant d’un cancer
du sein il ne s’en était jamais remis
il m’a expliqué pourquoi je suis né avec
plus de vingt ans de retard grâce au conseil
de leur médecin mais je n’ai rien compris
à cette histoire de position dans l’acte sexuel
il s’est plaint que la nuit il avait
entendu les cris d’une femme que des hommes
forçaient brutalement à pomper le sexe d’un malade
dans la chambre d’à côté j’y ai
cru sur le coup et voulais porter plainte pour
ce scandale caché mais bien plus tard je penserai
que c’était plutôt une projection de sa part
un hallucination hypnagogique ou même un début de délire
il m’a demandé de lui apporter du sirop
de grenadine et là je me suis souvenu que
ce fut le dernier souhait de son propre père
qui était un paysan rigide et mort très vieux
la grenadine m’a paru un substitut du vin
rouge qu’il ne devait plus boire et aussi
une boisson douce qu’il a pu aimer enfant
je lui en ai apporté une bouteille c’était
plutôt cher et lui en ai donné un verre
il est mort dans la nuit en proie à
un vomissement de sang et a fait une chute
de son lit d’où une plaie au front
ou bien l’inverse on ne le saura jamais
car la cheffe de service n’a pas voulu
faire l’autopsie pratiquée habituellement par égard pour moi
qui étais étudiant au CHU mais elle m’a
assuré qu’il avait un corps « usé extrêmement usé »
elle a aussi évoqué la possibilité d’un cancer
du foie parce qu’il présentait une ascite sanglante
auquel cas j’ai pensé à une intoxication par
la saloperie de cambouis dont il s’était imprégné
quand il transportait mains nues les barres de fer
laquelle lui donnait des points noirs sur le visage
ainsi que sur les épaules et le dos
ce qu’il attribuait à trop manger de pain
j’ai même par la suite pensé consulter son dossier
en cachette du service mais j’ai laissé tomber
le lendemain un externe qui était de mon amphi
et un adversaire politique car il était de droite
a été surpris de voir que ce gros homme
négligé était mon père mais s’est montré bienveillant
je n’ai pas pleuré et les jours suivants
suis resté raide sans montrer de signe de deuil
mon cousin notaire m’a donné à ce moment
afin que je paie les frais d’enterrement
la somme très modique que mon père avait laissée
je me suis acheté un costume sombre pour la
cérémonie funèbre et comme il m’allait très bien
il m’a servi plus tard pour mon mariage

Lumbin (fragment).

.

.

.

[Illustration : Henri Rousseau, « Portrait du père de l’artiste » (détail), 1905]

Laisser un commentaire