Rien au centre

par Guillaume Condello

.

.

À propos de L’arrière-pays, Gary Snyder, Trad. Brice Matthieussent, Le Réalgar, 2022.

.

Les civilisations ont souvent tendance à se situer au centre de l’univers ; il suffit de lire les mythes de la création qui nous sont parvenus de tous les horizons pour s’en convaincre. Les hommes de telle ou telle culture, langue, etc. [tracer ici la limite qui vous convient] sont toujours les seuls hommes, et les autres ne sont souvent, au mieux, humains qu’à-demi. Plantés sur un sol quelconque, le soleil tournant autour d’eux, les hommes se sont inventé des orients, ils ont jeté sur le sol les grandes directions permettant de donner sens et signification à leurs existences – et au-dessus comme en-dessous, un autre axe permet d’orienter le sol par rapport aux cieux, aux dieux, aux puissances souterraines maléfiques ou bénéfiques, etc. On trace, depuis le lieu quelconque où le hasard de la naissance nous a jeté, une immense croix, une rose dont les pointes étirées vers le lointain, vers les limites du monde, font en retour de ce lieu interchangeable un centre rayonnant.

Dans L’Arrière-Pays (Back Country), Gary Snyder explore précisément ce que cette prétention à la centralité ne veut pas voir : le revers du monde. La structure même du recueil reprend cette croix, pour la dépasser, en plaçant les Etats-Unis, et cette civilisation mortifère dont ils ne sont que le symptôme, au centre vide où se croisent les axes qui devraient lui donner son sens, mais que le pays ne sait plus voir. La première section (Far West) s’ouvre sur des poèmes où l’on voit l’intérêt que Gary Snyder porte depuis le début aux cultures des Indiens d’Amérique, dans la mesure où leur vie impliquait un contact plus intense avec la nature et ses forces que celle que nous menons. Dans son enfance, Snyder était en contact régulier avec ces Indiens, il admirera très tôt la connaissance de la nature que ces cultures renfermaient. Dans « Un festin de baies », le personnage de Coyote fonctionne presque comme une manière de représenter ce regard extérieur sur une civilisation qui a perdu ce lien. La poésie est alors un moyen de transmettre le sentiment de cette nature, mais aussi bien de montrer les ressources nécessaires à une vie en harmonie avec elle, d’une manière quasiment didactique. Certains poèmes associent ainsi la dimension méditative de la poésie chinoise à une harmonie qui peut rappeler Hésiode, dans la description simple des travaux quotidiens qui mettent l’homme au contact des éléments, soleil, ombre, eau : dans « La source » par exemple, après les travaux d’entretien de la route, « allons boire un coup, a dit le contremaître/& nous a conduits à travers bois et champs de fleurs […] un trou d’eau dans le roc/irriguant un ravin de fougères ». Le moindre événement reprend ainsi la dimension qui lui revient – et quand la nouvelle année coïncide avec une naissance c’est un événement cosmique que l’on fête, la matérialisation des forces de la vie, dont toute la terre se réjouit :

UNE GÉNISSE GRAVIT LA PENTE

une génisse gravit la pente
________ l’engoulevent s’envole
________________________ les chevaux
rentrent à l’écurie.
________ l’araignée luit dans sa
________________________ toile neuve
rosée sur les bardeaux, sur la voiture,
________ sur la boite à lettres –
la taupe, l’oignon et le scarabée
________ interrompent leurs guerres.
________________________ les mondes basculent
dans la lumière, hommes et femmes
________ se lèvent, les bébés pleurent
les enfants emportent leur déjeuner
________________________ et partent à l’école.
la radio annonce
________ dans l’étable où l’on trait
________________________ dans la voiture en route vers le travail
« ce soir tous les pays
________ vont se saouler et faire la fête »
russie, amérique, chine,
________________________ chantant avec leurs poètes
fécondes et gracieuses,
________ envoyant des fleurs et des ours danseurs
________________________ vers toutes les capitales
grosses
________ du bébé terre heureuse

La seconde section (Far East, traduit par Extrême Orient) prolonge l’axe horizontal dans l’autre sens, en sautant à pieds joints par-dessus les Etats-Unis. Si le Far-West, cette zone au-delà de la ligne de crête séparant les US de la nature et des cultures qu’ils ont détruites en se construisant, enseigne une relation plus profonde et harmonieuse avec la nature, Snyder trouve à l’est une spiritualité mettant ou remettant en contact l’individu avec son intériorité, ses désirs et ses sentiments, avant que des représentations culturelles mortifères (celles de « L’occident ») ne commencent leur sombre travail en lui. Il s’agit là, comme il le dit par exemple dans Le Bouddhisme et la révolution à venir, de construire « une juste perception de sa propre nature au travers de la méditation ». Mais une telle perception ne limite pas ses effets au seul individu méditant, elle a une portée éminemment politique : « La pauvreté joyeuse et volontaire du bouddhisme devient une force positive. Sa traditionnelle non-violence et son refus de prendre la vie sous quelque forme que ce soit ont des implications à ébranler les nations. La pratique de la méditation, qui n’a besoin que « de la terre sous les pieds », nettoie ces monceaux d’immondices qui nous ont été déversés dans l’esprit par les médias et les universités de pacotille ».  La révolution ne peut qu’être sociale et spirituelle, et la pratique de la méditation ne peut pas être séparée des moyens d’action plus directe, « que l’on espère non-violents ». La leçon que Gary Snyder tire des poésies chinoise et japonaise est en ce sens très différente de celle qu’en tirera Pound. Le poème ici se fait instrument de méditation, notes claires et simples enregistrant les activités simples et banales d’un individu errant entre monastères et montagnes, ce qui n’empêche pas d’être en prise avec les événements tragiques de son temps :

TRAÎNÉES DE CONDENSATION

Traces jumelles deux fois plus haut que les cumulus,
Nettes traînées glacées d’avion dans le bleu vertical
Moucheté de nuages pétri de lumière ombre incurvée
Champ de toute guerre future, embrassant l’espace.

Jeunes et brillants pilotes US attendant
Le jour du feu d’artifice tous azimuts
Et la blanche fleur épanouie de la bombe,
Le monde aérien déchiré et chancelant à cause
De ces malheureux buissons et villes-fourmilières –

________ Trébuchant sur les pierres du chemin,
Je traverse les temples,
À la recherche de pins à deux aiguilles
________ – remarquant ce motif.

Sur l’axe vertical se dresse Kali, au seuil de la troisième section du recueil : déesse de la préservation et de la destruction, de la transformation et de la récréation, c’est une figure très ambiguë, qui montre le pouvoir destructeur du temps. Gary Snyder revient dans cette partie sur son passé, médite sur la mort conçue aussi bien comme force de destruction que de transformation, comme la condition d’impermanence de toutes choses, sous le signe de quoi la vie humaine se déroule – contrairement au mythe moderne, qui ne se reconnait pas comme tel, d’une accumulation indéfinie de richesses, de production effrénée, comme si l’on pouvait produire sans devoir d’abord détruire, comme si la production jour et nuit de nouvelles marchandises à l’utilité problématique n’était pas aussi et surtout une destruction continue de la planète, qui n’aboutira à rien, tant que l’esprit ne sera pas présent dans la production non plus d’une vie riche en biens, mais de la recherche du bien. Comme le rappelle « Ce Tokyo » : « Paix, guerre, religion,/Révolution, ne serviront à rien./Cette horreur s’enracine dans le pouce/Agile et le petit cerveau cupide/Qui ont appris à attraper les bananes/Avec un bâton ». Vanité de cette quête cupide, consubstantielle à l’humanité – entre le bâton et le fusil, la différence n’est que de degré (Kubrick était-il lecteur de Snyder… ?). L’état présent de la civilisation « occidentale » (ce que Snyder appelle le Judaeo-Capitalist-Christian-Marxist West : l’occident Judéo-capitaliste-christiano-marxiste) ne fait que montrer, tout en voulant le masquer, le cycle éternel des morts et des renaissances (p130) :

Bras protégeant mon visage
Genoux remontés
Tomber à travers une succession rapide
De matrices,
________________________ traverser des mondes,
En suppliant sans cesse, Mère,
________________________ dois-je renaître encore ?

Snyder dit : ______tu me portes, me berces,
Je te rencontre, t’aime avec constance,
________________________ tu danses
________________ sur mon torse et ma cuisse

Renaissances éternelles.

Dernière section, le moment du « Retour » : Back en anglais, où j’aurais envie d’entendre aussi le dos, le revers des choses, de notre civilisation productiviste. C’est le retour à un pays impossible que le nôtre recouvre et rend invisible. Un rituel hopi donne la structure pour ainsi dire archétypale du passage d’un monde à l’autre – et atteindre le réel ?

« Il y a un autre monde au-dessus de celui-ci ; ou bien en dehors
________ de celui-ci ; le chemin qui y mène c’est la fumée de
________ ce monde-ci, & le trou par où elle passe. »

Le monde ne peut ainsi se reconstruire qu’en acceptant la destruction nécessaire de cette civilisation mortifère et qui n’en finit pas d’être moribonde, pour la remplacer par de nouvelles formes d’organisation, une nouvelle humanité. Vie en harmonie avec la nature, qui préfigure ce que Gary Snyder thématisera comme biorégionalisme, sexualité et amour libérés des carcans religieux, la dernière section du livre présente, dans un espoir révolutionnaire parfois un peu daté une nouvelle manière de tirer le meilleur de l’Occident et de l’Orient. Un long poème adressé « Aux camarades chinois » (p134 sqq) rêve d’un autre horizon que celui de Marx, encore trop occidental aux yeux de Snyder, tandis qu’un autre s’écrit « Pour l’Europe » (p138 sqq), et l’Amérique, sa fleur décevante : « elle était si petite, un rien, et maintenant elle s’étale/multicolore,/ notre monde/s’ouvrant de l’intérieur vers nous/chaque partie croissant et se transformant/qui aurait imaginé une telle métamorphose ;/comme elle s’élargit,/ les couleurs palissent./et les dessins fantastiques/s’évanouissent ».

Très significativement, dans l’édition originale en anglais, le recueil se termine par une section de 18 poèmes de Miyazawa Kenji traduit par Gary Snyder du japonais – un poète dont l’Américain sera le premier à proposer une traduction en anglais. Les similitudes entre la vie du japonais et de l’américain sont frappantes, de leur intérêt pour l’agriculture et les questions environnementales, en passant par leur militantisme social et jusqu’à leur spiritualité ardente. En donnant la parole à un autre que soi, Gary Snyder accomplit le geste qui traverse tout le recueil, puis s’efface : dans l’arrière-pays, des voix anciennes viennent de derrière nous, elles nous précédent et transmettent un savoir qu’il faut écouter et prolonger.

.

.

Laisser un commentaire