La piste Snyder

par Frédéric Poupon. Traductions de Thomas Deslypper, Clément Kabs et Frédéric Poupon. Lire deux poèmes de Snyder.

.

.

Quelques jours avant sa mort, Thoreau était interrogé par un ami, Parker Pillsbury, qui « ne pouvait résister à la tentation de se projeter dans l’avenir ». Pillsbury lui demanda, puisqu’il était « si près du bord de la rivière sombre […] quelle impression [lui faisait] la rive opposée » ?

Thoreau, décidé à rester dans son monde jusqu’au bout, répondit en 1862 à son ami : « Un seul monde à la fois »[1]. Cette éthique de l’immanence caractérise fortement Mr Walden [2], et, comme pour confirmer son exigeante relation au monde, ses derniers mots audibles furent « Indien » et « élan ». Ils rappellent que Thoreau accumulait alors une vaste documentation pour un grand livre indien auquel la position en lisière de sa cabane l’avait ouvert. Thoreau, qui tresse l’écriture au lieu où il écrit, initie un nouveau genre d’humanisme, plus amérindien que latin.

On pense volontiers à Deleuze et Guattari qui écrivent que « penser n’est ni un fil tendu entre un sujet et un objet, ni une révolution de l’un autour de l’autre. Penser se fait plutôt dans le rapport du territoire et de la terre […] consiste à tendre un plan d’immanence qui absorbe la terre (ou plutôt l’“adsorbe”)[3]». Il s’agirait dans et par l’écriture de faire « rhizome avec le monde », car « même quand elles sont à racines, il y a toujours un dehors où [les plantes] font rhizome avec quelque chose – avec le vent, avec un animal, avec l’homme[4] ». J’émets l’hypothèse, quoiqu’il ne faille délier Thoreau d’Emerson qu’avec prudence, que l’œuvre de Thoreau est le filon singulier d’un Romantisme moins de l’analogie, auquel Emerson appartient, que de l’homologie. Pour ce dernier, influencé par Swendenborg, « la totalité de la nature est une métaphore de l’esprit humain[5] » ; et pour Baudelaire, une « universelle analogie [6] » commande le monde. Mais Thoreau recherche « le Contact ! le Contact ! [7] », et son entreprise semble plus descendantaliste que transcendantaliste, comme l’écrit avec humour Kenneth White reprenant l’expression de Thomas Carlyle [8].

[1] Robert Richardson Henry David Thoreau, biographie intérieure, Marseille, Éd. Wildproject, p. 456. [2] Michel Granger, Henry D. Thoreau Mr. Walden, Paris, Le Mot et le Reste, 2019. [3] Deleuze, Guattari, Qu’est-ce que la philosophie, Paris, Éd. de Minuit, 1991, p. 83. [4] Deleuze, Guattari, Mille Plateaux, Capitalisme et schizophrénie 2, Paris, Éd. de Minuit, 1980, p. 18. [5] Ralph Waldo Emerson, La Nature, Paris, Allia, 2014, p. 40. « The whole of nature is a metaphor of the human mind », Ralph Waldo Emerson, Emerson’s Prose and Poetry, A Norton Critical Edition, Selected and Edited by Joel Porte and Saundra Morris, Norton & Company, New York-London, 2001, p. 37 [6] Charles Baudelaire, L’Art romantique, Paris, Garnier-Flammarion, 1968, p. 307. [7] Henry David Thoreau, Les forêts du Maine, Paris, Éditions Rue d’Ulm/Presses de l’École normale supérieure, 2004, p. 77. [8] White lit Thoreau en s’efforçant de le décoller d’Emerson. Voir « Le Journal de Thoreau : un chantier de géopoétique », in Henry David Thoreau, Paris, L’Herne, 1994, p. 274.

Le poète californien Gary Snyder, né en 1930, s’inscrit dans cette tradition d’une écriture de l’immanence, ou pour le dire autrement d’une écriture terrestre. D’une part, Snyder est avant tout un montagnard, qui a été bûcheron. Pour lui, la poésie complète par le chant l’expérience jubilatoire de la vie au grand air. D’autre part, la fêlure à partir de laquelle il écrit s’appuie sur l’expérience concrète des coupes rases dans les montagnes de la Sierra : comment être membre d’une société qui détruit son propre sol ? Sa vocation poétique est une vocation politique. Snyder écrit :

Je suis un poète. Mes maîtres étaient d’autres poètes, des Indiens d’Amérique et quelques prêtres bouddhistes du Japon. Je suis là pour être le porte-parole de l’espace sauvage, ma circonscription. Je voudrais me faire l’orateur d’un domaine qui n’est habituellement représenté ni dans les salons des intellectuels, ni dans les chambres du gouvernement. Je gravissais le Pic Glacier dans la chaîne des Cascades de Washington quelques années auparavant, au cours d’une des journées les plus claires qui m’ait été donné de voir. Quand nous avons atteint le sommet du Pic Glacier, nous pouvions voir jusqu’au montagnes Selkirk au Canada. Nous pouvions voir vers le sud, loin derrière la Rivière Columbia, le mont Hood et le mont Jefferson. Et, bien sûr, nous pouvions voir le mont Adams et le mont Rainier. Nous pouvions voir à travers Puget Sound la chaîne des montagnes Olympiques. Mon compagnon, qui est un poète, dit : « Tu penses qu’il y a un sénateur pour tout ça ? » Malheureusement, il n’y a pas de sénateur pour tout ça. Et je me plais à réfléchir à une nouvelle définition de l’humanisme et à une nouvelle définition de la démocratie qui incluraient le non-humain, qui auraient des représentants de ces sphères. C’est cela, je crois, que nous signifions par conscience écologique. [9]

L’ami qui demande s’il y a « un sénateur pour tout ça » est Allen Ginsberg. En effet, il faut être un poète de la seconde moitié du XXe siècle pour regarder de hautes montagnes comme précieuses et songer à leur fragilité. Robinson Jeffers, au début du siècle, croit encore à la permanence d’une illusoire Nature dont il admire la force et la toute-puissance. Mais le paradoxe d’une Nature vulnérable et affectée par l’homme, qui lui était jusqu’alors incommensurable comme Dieu, est plus facilement discernable par celui qui a vu les terres arasées des montagnes californiennes, le déploiement effroyable des villes, et l’arme atomique. S’il se tourne en plus vers le bouddhisme zen, comme Snyder, il acquiert alors non seulement une conscience aigüe de la fragilité de toutes choses et de l’impermanence universelle, mais aussi le goût du paradoxe (Thoreau en raffolait !) et de l’adynaton qui octroient à notre poète une liberté et une souplesse d’esprit qui rendent apte à déborder les cadres de pensées préécrites. De fait, Snyder a vécu dans un monastère de la secte Rinzaï, et il a eu comme maître Oda Roshi, qui proposait, raconte-t-il dans un entretien, des lectures d’une voix si basse que les disciples ne pouvaient l’entendre. Après la mort d’Oda, un condisciple rapporte pourtant à Snyder qu’il commence enfin à entendre ces lectures ! Les maîtres enseignent surtout quand ils n’enseignent pas, comprend-il alors.

[9] Gary Snyder, Turtle Island, New York, A New Directions Book, 1974, p. 106 : « I am a poet. My teachers are other poets, American Indians, and a few Buddhist priests in Japan. The reason I am here is because I wish to bring a voice from the wilderness, my constituency. I wish to be a spokesman for a realm that is not usually represented either in intellectual chambers or in the chambers of government. I was climbing Glacier Peak in Cascades of Washington several years ago, on one of the clearest day I had ever seen. When we reached the summit of Glacier Peak we could see almost to the Selkirks in Canada. We could see south far beyond the Columbia River to Mount Hood and Mount Jefferson. And, of course, we could see Mount Adams and Mount Rainier. We could see across Puget Sound to the ranges of the Olympic Mountains. My companion, who is a poet, said: “You mean, there is a senator for all this? Unfortunately, there isn’t a senator for all that. And I would like to think of a new definition of humanism and a new definition of democracy that would include the nonhuman, that would have representation from those spheres. This is what I think we mean by ecological conscience. »

Theodore Roszak a raison de considérer comme un « sage poète [10] » ce représentant de la « contre-culture ». Snyder s’efforce de concilier l’héritage oriental, qu’il a approfondi en vivant au Japon, et l’hérital occidental, car « l’Occident a atteint la rédemption par la révolution sociale ; l’Orient l’a atteinte par la découverte individuelle de l’identité/du vide élémentaire. Les deux sont nécessaires [11] ».

Et Snyder appelle de ses voeux cette « révolution qui vient » ; il écrit dans Buddhism and the coming revolution (Earth House Hold) :

En fait, à mon avis, la révolution à venir va refermer le cercle et nous relier de multiples manières aux aspects les plus créatifs de notre passé archaïque. Avec un peu de chance, nous pourrions finir par atteindre une culture mondiale complètement intégrée, avec une transmission matrilinéaire, un mariage libre, une économie communiste à solde naturel, moins d’industrie, une population bien inférieure et beaucoup plus de parcs nationaux. [12]

Cette révolution n’est pas venue, ce qui est d’autant plus douloureux pour Snyder qu’il est l’observateur scrupuleux du téléscopage de deux temporalités, l’une géologique et l’autre historique. En effet, Gary apprend les bombardements d’Hiroshima et de Nagasaki après avoir accompli l’ascension du mont St Helens. Or, cette montagne entre en éruption en 1980 et s’effondre en partie sur elle-même. De là cette conscience aiguë [13] à la fois de la brutalité du système-terre et de la violence impérialiste étasunienne. Cependant, que faire face à la violence du système-terre, sinon ne pas l’aggraver par chocs en retour des violences infligées ? S’il faut attendre Paul Crutzen qui en 2000 nomme ce téléscopage de temporalités jusqu’alors incommensurable du mot d’« anthropocène », Snyder se place dès le milieu du XXe au premier rang d’un front contre impérialisme et écocide qui marchent de conserve. Il proclame en apprenant le largage des bombes sur le Japon :

Au nom de la pureté, de la beauté et de la permanence du Mont Saint Helens, je me battrai contre ce cruel pouvoir destructeur et ceux qui voudraient en faire usage, tant que je serai vivant.[14]

[10] Theodore Roszak, Naissance d’une contre-culture, Saint-Michel-de-Vax, Éditions La Lenteur, 2021, p. 44. [11] Gary Snyder, Earth House Hold Technical Notes & Queries To Fellow Dharma Revolutionaries, A New Directions Book, New York, 1969, p. 92 : « The mercy of the West has been social revolution ; the mercy of the East has been individual insight into the basic self/void. We need both. » Nous laissons en anglais dans le corps de cet article les poèmes de Snyder et les expressions brèves qui ne posent aucune difficulté de compréhension ; les extraits en prose sont, eux, traduits par Thomas Deslypper que nous remercions ici chaleureusement. [12] Idem, p. 93 : « In fact, it is my own view that the coming revolution will close the circle and link us in many ways with the most creative aspects of our archaic past. If we are lucky we may eventually arrive at a totally integrated world culture with matrilineal descent, free-form marriage, natural-credit communist economy, less industry, far less population and lots more national parks. » [13] Nous envisageons ici de manière synchronique l’œuvre de Snyder. [14] Snyder Gary, Danger on peaks, Washington D. C.: ShoemakerHoard, 2004, p. 9 : « By the purity and beauty and permanence of Mt. St Helens, I will fight against this cruel destructive power and those who would seek to use it, for all my life. »

On reprocherait à tort à Snyder de n’être qu’un poète de la deep ecology, comme l’affirme Max Oelschlaeger dans The Idea of Wilderness[15]. D’une part parce que cette étude s’arrête à la parution de Turtle Island en 1975 et ne prend pas en compte la suite du travail de Snyder, ensuite parce que très tôt Snyder se détache de Robinson Jeffers qui considère l’anthropos comme une souillure, source poétique importante de l’écologie antihumaniste. Nulle misanthropie chez Snyder, ni antihumanisme. On ne peut pas encapsuler sa pensée dans cette deep ecology contre laquelle Murray Bouckhin écrit Une société à refaire et à qui il reproche de passer « d’une théorie de la complète domination de la nature par l’être humain à une autre théorie plus ou moins confusément biocentrique ou antihumaniste qui, en gros, réduit l’humanité à une sorte d’essaim de moustiques parasitant un mystérieux marécage qu’on appellerait Nature [16] ».

Justifions cette précaution d’approche de Snyder par une note du 28 juillet 1952 :

– Si quelqu’un voulait écrire la poésie de la nature, où serait le public ?
Doit venir du conflit même généré par une tentative d’expression de la vision poésie & nature de notre époque.

  (rejetez l’humain ; mais la tension des
événements humains, brutale et tragique, devant
un arrière-plan non-humain ? Comme Jeffers ?) [17]

Snyder considère Jeffers comme « une image inversée de Whitman », car « Whitman était optimiste et Jeffers est pessimiste et ils parlent de la même chose […] Chacun dans son siècle, ils sont les prophètes de l’Amérique [18] ». Mais la poésie ne se doit pas d’être prophétique, pense Snyder, et la sienne file entre les montagnes Jeffers et Whitman. « Poetry is a life work [19] », le vrai travail est là.

Snyder a le souci de l’homme, et son œuvre est aussi un travail anthropoétique en ce qu’elle imagine une autre anthropologie, ou, à tout le moins collecte d’immanentes manières d’être humain. La dimension autobiographique des poèmes de Snyder le montre volontiers plongé dans de multiples interrelations (symboliques & matérielles, par exemple [20]) avec tout. On lit avec plaisir en ce sens le remarquable poème True Night [21], dans lequel le poète pourchassent deux ratons-laveurs qui ravagent sa cuisine, les pourchasse dans une nuit qui, sa colère passée, l’émerveille et l’invite tout de même par la fraîcheur de l’air à regagner le lit conjugal.

[15] Max Oelschlager, The Idea of Wilderness, London & New Haven, Yale University Press, 1991. [16] Murray Bookchin, Une société à refaire, vers une écologie de la liberté, Montréal, Les éditions Écosociété, 2006, p. 28.[17] Gary Snyder, Earth House Hold, op. cit., p. 4 : «– If one whished to write poetry of nature, where an audience ?/Must come from the very conflict of an attempt to articulate the/vision/poetry & nature in our time./(reject the human ; but the tension of/human events, brutal and tragic, against/a non-human background? Like Jeffers?) » [18] Gary Snyder, The Real Work, p. 57 : « Jeffers is a reverse image of Whitman. […]Whitman was optimistic and Jeffers is pessimistic and they’re talking about the same thing […] They are the prophets of America, each in their own century ». [19] Idem, p. 6. [20] Dans Valet noir, Jean-Christophe Cavallin oppose la raison industrielle et la raison rituelle : « La raison industrielle ne peut se développer qu’au détriment de la raison rituelle. Plus l’humanité produit son milieu, moins elle produit de rituels et moins elle produit de mythes qui accordent ses pensées, ses désirs et ses travaux à l’ordre de ce qui l’entoure ». Et plus loin : « Tandis que la raison rituelle anthropomorphise son milieu – c’est-à-dire le change symboliquement –, la raison industrielle anthropise son milieu – c’est-à-dire le change matériellement », p. 97-98. [21] Gary Snyder, Axe Handles, North Point Press, San Francisco, 1983, p. 43.

Jean-Christophe Cavallin dans Valet noir explicite ce besoin d’immanence qu’un poème narratif comme True Night satisfait :

Ce dont nous avons besoin, ce sont des récits d’immanence – c’est-à-dire moins d’imminence (péril, anticipation) et de plus de relations. [22]

Et il explicite dans « Aliénation & Transcendance » ce que la transcendance n’est pas :

De même que l’éternité est, non pas un temps infiniment long, mais la négation du temps, de même toute gratitude à l’égard d’un dieu transcendant est refus de reconnaissance et négation de l’échange. Remercier Dieu d’un bon dîner, c’est ne remercier personne, c’est-à-dire ne pas se représenter le système de production (matière, travail, transport, profit, etc.) à quoi nous ouvrons la bouche. C’est le correspondant mental de l’aliénation du travail en tant qu’aliénation du monde. Un cauchemar écologique vécu utopiquement comme une bénédiction. [23]

Les poèmes d’immanence sont « du temps », de « reconnaissance », d’« échange ». Voyons si les poèmes de Snyder s’alignent avec ces caractérisations.

Dans The Etiquette of Freedom [24], publié en France sous le titre Aristocrates sauvages, Jim Harrison et Gary Snyder s’entretiennent librement, et, au détour d’une conversation menée en marchant, Harrison interroge Snyder sur la mort de sa femme.

Voici leur dialogue :

Jim Harrison: Lorsque mon frère – qui est plus ou moins devenu mon père parce que mon père est mort quand j’avais vingt-six ans et que je vivais une vie sans but – lorsque mon frère est mort il y a quelques années, c’était étrange… Je ne supportais pas de lire, quoi que ce soit, à part Hakuin. C’était tellement difficile.

Gary Snyder: Oh mon Dieu.

Jim Harrison: Vous savez, il n’y a rien – faire l’expérience de sa mort n’a rien amélioré. Je suppose que vous avez ressenti la même chose avec Carole.

Gary Snyder: Je suis resté chez moi et je n’a vu personne pendant trois mois et, vous voyez, ce n’était pas volontaire – je ne sais pas ce que c’était. Je ne me sentais pas de voir du monde, c’est tout. Je voulais ressentir les choses à fond, je voulais penser au fond des choses. Et ce n’était même pas vraiment de la souffrance ; c’était juste que ce que je vivais exigeait une vraie réflexion.

Jim Harrison: Je vois.

Gary Snyder: Ouais. J’ai écrit un poème là-dessus et j’aimerais vous le lire..

Jim Harrison: Je veux bien, ouais.

Gary Snyder: Mais je ne le montrerai à personne d’autre, à part une ou deux personnes.

L’émotion de Snyder n’apparaît pas à la lecture de la transcription de l’entretien, mais la pellicule saisit, elle, un long souffle, un « Ah ! » profond qui touche celui qui visionne le film.

« I got a poem », dit Snyder.

Go Now est ce poème de la mort de l’aimée. Il est publié dans la dernière section du dernier recueil de Snyder, This Present Moment. Le souffle accompagne tout du long ce poème d’immanence ultime, et nous conduit du pneuma (souffle et esprit) du poète interrogé par Harrison dans l’entretien au dernier souffle (dans breath, il y a earth) de l’épouse dès les premiers vers du poème :

it’s about how the eyes
sink back and the teeth stand out
after a few warm days.
Her last
breath, and I still wasn’t ready
for that breath, that last, to come
at last. […]

Gary Snyder accompagne ici Carole Koda dans la triviale matérialité, la laideur et la puanteur de sa dernière métamorphose, sans que son amour ne s’altère. Le dernier souffle de l’aimée, marqué par les répétitions, le contre-rejet et le rejet de last, sépare et relie tout à la fois le cadavre au fils (Kai) et à l’époux :

Kai and I one more time
Take a big breath
– this is the price for attachment –

“Worth it. Easily worth it –”
Still in love, being there,
seeing and smelling and feeling it;
thinking farewell,

worth even the smell.[26]

[22] Jean-Christophe Cavallin, Valet noir, Vers une écologie du récit, Paris, Corti, coll. Biophilia, 2021, p. 15. [23] Ibidem, p. 84. [24] The Etiquette of Freedom, Gary Snyder, Jim Harrison and The Practice of the Wild, Berkeley, Counterpoint, 2010 ; Aristocrates sauvages, trad. Matthieu Dumont, Marseille, Wildproject, 2011. [25] The Etiquette of Freedom, Gary Snyder, Jim Harrison and The Practice of the Wild, p. 67 : « Jim Harrison: When my brother – who sort of became my father because my father died when I was a directionless twenty-year-old – when my brother died several years ago, it was strange… I couldn’t endure any reading, except Hakuin. It was so hard. /Gary Snyder: Oh God./Jim Harrison: You know, there’s nothing – in the experience of his death there was nothing ameliorating. I suppose that you felt that way about Carole./Gary Snyder: I stayed home and didn’t see people for three months, and it wasn’t, you know, that I wanted to – I don’t know what it was. I just didn’t feel like seeing anybody, you know. I wanted to feel things through and think things through. And it wasn’t even like suffering; it was like, this bears real reflection./Jim Harrison: Uh-huh./Gary Snyder: Yeah. I got a poem I want to read you about that./Jim Harrison: Yeah, I’d like that./Gary Snyder: But I’m not gonna show anybody else, only one or two people ». [26]  Voir la traduction en annexe. Nous décidons de laisser dans l’article les extraits en vers dans la langue d’origine et les citations en prose en français.

Poème-pneuma pour une morte, dernier poème d’une œuvre qui adhère à la vie jusqu’au bout [27], Go Now montre le poète apprendre que la mort de l’autre coagule l’absolu et le trivial. Poème d’éducation sauvage, et sauvage parce que pénible et douloureux, il achève une œuvre poétique dont la dimension pédagogique est essentielle, en particulier depuis le recueil Axe Handles[28].

Nous trouvons formulé encore plus explicitement cette vertu pédagogique de l’œuvre dans des poèmes consacrés à un autre mort, le poète et ami[29] Lew Welch. La notice biographique du recueil de poèmes publié en son honneur, Ring of Bone indique à l’année 1971 :

À la mi-avril, il est revenu brièvement à San Francisco, puis il a roulé jusqu’à chez Gary Snyder dans le Comté du Nevada, où il avait l’intention de se constuire une petite cabane sur la terre d’Allen Ginsberg, juste à côté, en travaillant pendant l’été avec une équipe. Le 23 mai, sous le coup d’une dépression sévère, il a pris son revolver et s’est enfoncé dans la forêt en laissant une lettre d’adieu. Son corps n’a pas été retrouvé. [30]

Or, Lew a laissé une note, que Snyder découvre :

Je n’ai jamais pu faire marcher quoi ce soit convenablement et maintenant. Je trahis mes amis. Je n’y comprends rien – je n’y ai jamais rien compris. J’avais des visions superbes mais je n’ai jamais pu les rapprocher de la réalité. J’ai épuisé le stock. Il n’y a plus rien. Je veux que Don Allen soit mon exécuteur littéraire – utilisez les manuscrits qui sont chez Gary et chez Grove Press. J’ai 2.000 dollars sur un compte à la Bank of America de Nevada City – utilisez-les pour mettre mes affaires en ordre et régler mes dettes. Je ne dois encore rien à Allen G. ni à ma mère. Je suis parti vers le sud-ouest. Au revoir. Lew Welch. [31]

[27] Les premiers vers du poème invitent d’ailleurs le lecteur à se détourner de ce texte morbide. [28] Gary Snyder, Axe Handles, San Francisco, North Point Press, 1983. [29] Snyder raconte dans la préface de l’ouvrage une anecdote amusante : pour libérer Welch de son addiction à l’alcool les deux amis avaient pris du LSD ensemble, Lew Welch avait alors demandé à des vautours de le dévorer et il avait constaté avec effroi que les vautours se détournaient de lui, qu’il n’était pas comestible (« I’m not edible » !). Si Welch n’a pas arrêté de boire, Snyder raconte que lui, après cette journée de trip, avait cessé de fumer ! [30] Lew Welch, Ring of bone, San Francisco, City Lights/Grey Fox, 2012, p. 254 : « In mid-April he returned to San Francisco briefly, and then drove to Gary Snyder’s home in Nevada County, where he planned to build a small cabin on Allen Ginsberg’s adjoining land, working with a crew during the summer. On 23 May, in a deep depression, he took his revolver and walked away into the forest leaving a farewell note. His body has not been found ». [31] « I never could make anything work out right and now. I’m betraying my friends. I can’t make anything out of it – never could. I had great visions but never could bring them together with reality. I used it all up. It’s all gone. Don Allen is to be my literary executor- use MSS at Gary’s and at Grove Press. I have $2,000 in Nevada City Bank of America – use it to cover my affairs and debts. I don’t owe Allen G. anything yet nor my Mother. I went Southwest. Goodbye. Lew Welch ».

Gary a beaucoup écrit sur la mort de son ami, un poème en particulier retient notre attention, parce qu’il noue la mort et l’éducation. For/From Lew [32] est le deuxième poème de Axe Handles :

Lew Welch just turned up one day,
live as you and me. « Damn, Lew » I said,
« you didn’t shoot yourself after all. »
« Yes I did » he said,
and even then I felt the tingling down my back.
« Yes you did, too » I said— »I can feel it now. »
« Yeah » he said,
« There’s a basic fear between your world and / mine. I don’t know why.
What I came to say was,
teach the children about the cycles.
The life cycles. All the other cycles.
That’s what it’s all about, and it’s all forgot. « 

Lew a un message ; d’outre-tombe il recommande à son ami d’instruire les enfants, qui, eux aussi, travaillent de nombreux poèmes. Snyder affirme que c’est au Japon qu’il a pris conscience de l’importance « of a healthy family [33] ».

Le poème For the children explicite le message [34] à l’attention des familles :

[…]one word to you, to
you and your children
stay together
learn the flowers
go light [35]

[32] Gary Snyder, Axe Handles, San Francisco, North Point Press, 1983, p. 7 : « Lew Welch s’est pointé un jour,/aussi vif que vous et moi. « Putain, Lew » j’ai dit,/ »tu ne t’es pas flingué finalement. »/ »Si, si » il a dit,/et à ce moment-là j’ai senti un picotement le long de ma colonne vertébrale./ »Ah oui » j’ai dit — »Je le sens, maintenant. »/ »Ouais » il a dit,/ »Il y a une peur fondamentale entre ton monde et le mien. Je ne sais pas pourquoi./Ce que je suis venu dire c’est/qu’il faut enseigner les cycles aux enfants./Les cycles de la vie. Tous les autres cycles./Tout revient à ça, et on l’oublie complètement. « » (traduction Thomas Deslypper) [33] Gary Snyder, The Real Work, p. 106. [34] Le poème est toujours à la fois un objet dur et un message indirect, une communication différée (car « Ça ne veut pas rien dire »). Il faut lire Snyder avec en tête le Projective verse d’Olson :  « Because breath allows all the speech-force of language back in (speech is the “solid” of verse, is the secret of a poem’s energy), because, now, a poem has, by speech, solidity, everything in it can now be treated as solids, objects, things […]. » [35] Jim Harrison, Gary Snyder, Aristocrates sauvages, Marseille, Wildproject, 2011, p. 126 : « […]un mot à vous, à/vous et vos enfants/restez ensemble/apprenez les fleurs/allez léger ».

« Allez léger » ! C’est la préoccupation de tout randonneur, de tout montagnard, et un conseil que l’on peut volontiers étendre en-deçà des sommets. L’esthétique snyderienne, bien sûr, est aussi une éthique. Le père est un poète qui montre à son fils les fleurs du printemps dans les montagnes :

What Have I Learned

What have I learned but
the proper use for several tools?

The moments
between hard pleasant tasks

To sit silent, drink wine,
and think my own kind
of dry crusty thoughts.

  the first Calochortus flowers
and in all the land,
it’s spring.
I point them out:
the yellow petals, the golden hairs,
____________
to Gen.

Seeing in silence:
never the same twice,
but when you get it right,
you pass it on.[36]

La présence des enfants dans les poèmes de Gary Snyder n’est pas seulement séduisante, paradoxale et inattendue, elle mène aussi le lecteur attentif sur la piste de cette « civilization of wildness » évoquée dans The Practice of the Wild [37]. Nous proposons de nommer cette ambition de Snyder, qui s’explique en partie par sa formation d’anthropologue à laquelle se tisse sa pratique d’écriture, « paideia sauvage ».

L’ambition d’une nouvelle paideia est moins de sauver (maintenant, tout de suite) le monde que de l’ensauvager en réactivant sans cesse un imaginaire pluriel menacé d’extinction. Or, paideia, mot intraduisible par son extension que ni « culture », ni « civilisation » ne rendent complétement, s’appuie sur les paidia (les enfants), qui en grec moderne désignent aussi les amis de la bande, de la tribu (i parea mas), ceux avec qui l’on joue (ta paidia paizoun, les enfants jouent) ! 

Mais à quoi joue-t-on ? Sûrement à mettre du jeu dans le langage, à faire jouer les mots comme joue le pédalier mal ajusté d’un vélo, à produire des images, à en dissoudre d’autres. Snyder considère qu’il s’agit là d’une des activités premières du poète. Il sait que « la seule guerre qui compte est celle qui est menée contre l’imagination [38] ». Gary a pour cela une amusante comparaison avec les champignons :

Les poètes s’apparentent plutôt aux champignons – ils peuvent digérer le symbole-détritus. [39]

Nous devons nettoyer notre imaginaire comme nous devons nettoyer les océans, et ne plus les souiller. Un septième continent, dans nos têtes, pétrifie nos mots en une immense catachrèse contre laquelle il faut se défendre. Lire Snyder est un remède, qui n’établit aucun canon à suivre, et échappe à bien des caricatures. Le vrai travail consiste à participer à l’élaboration de cette paideia, considérée plutôt comme une Bildung végétale que comme une Kultur normative, annônant d’usés lambeaux d’« O tempora ». Ce Real Work invite à quitter les villes, à faire du bois, à tenir son potager, à  chasser et cueillir, mais aussi à penser, à écrire, enseigner, échanger… Cela ne résonne-t-il pas avec nos vies contemporaines ?

On devine que, si la France n’est pas la Californie, ni l’Europe l’Amérique, lire Snyder réveille pourtant une ancienne circulation poétique transatlantique puissante. Sauvages, chez nous, les haies et les bocages. Sauvages, nos plus modestes chaînes de montagne. Sauvages nos Landes sans clôtures (mais nulle wilderness ici) qui « foisonn[ent] en toute sauvagine [40] ». Sauvages, nos paysans, nos agriculteurs et toutes les bêtes qui fuient devant nos automobiles. Sauvage, ce qui met sur la piste Snyder, invite à en suivre les brisées et mène à un impératif à l’éthique simple, sèche et nue : close to the world [41] !

[36] Gary Snyder, Premier chant du chaman et autres poèmes, Paris, Orphée, La Différence, p. 99 : « Qu’ai-je appris sinon/le bon usage de quelques outils ?/A la pause/Après le rude mais gai labeur/Assis en silence, buvant du vin,/me plongeant dans ces pensées bien à moi, rudes et sèches./ – les premières fleurs de calochortus/et dans tout le pays,/c’est le printemps./Je les montre:/les pétales jaunes, les poils dorés,/à Gen./Regarder en silence:/jamais deux fois la même chose,/mais ce qu’on sent bien,/ on le transmet ». [37] Gary Snyder, The Practice of the Wild, Berkeley, Counterpoint, 1990, p. 27. [38] Snyder cite ici le poème Rank de Diane di Prima. Gary Snyder, A Place in Space, Washington D.C., Counterpoint, 1995, p. 61 : « The only war that matters is the war against imagination ». [39] Gary Snyder, The Real Work, p. 71 : « Poets are more like mushrooms, or fungus – they can digest the symbol-detritus ». [40] Rabelais, Gargantua, Paris, Bibliothèque classique, 1996, p. 463. [41] Voici la citation complète que j’ai réduite cavalièrement : « Poets, as few others, must live close to the world that primitive men are in: the world, in its nakedness, which is fundamental for all of us – birth, love, death; the sheer fact of being alive », Earth House Hold p. 118 ; « Les poètes, comme quelques autres, doivent vivre au plus près du monde des premiers hommes : le monde, dans sa nudité, qui est fondamentale pour nous tous – naissance, amour, mort ; le simple fait d’être en vie ».

.

.

Un commentaire sur “La piste Snyder

Laisser un commentaire