deux poèmes

par Gary Snyder. Lire « La Piste Snyder » de Frédéric Poupon

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VA-T-EN, MAINTENANT
traduit par Clément Kabs (lire l’original en anglais) :

Il ne faut pas que tu lises ça,
lecteur,
on t’aura averti, détourne-toi
des ténèbres,
va-t-en, maintenant.

– sur la mort et
la mort d’un aimé – ça n’est pas une vague méditation
ni un sermon, ni de l’ironie,
pas de dieu ou d’illumination ou
de résignation – ou de lutte – face à la
fin de notre vie.

il s’agit de voir comment les yeux
s’enfoncent et les dents ressortent
après quelques jours de chaleur.
Son dernier
souffle, et même alors je n’étais pas prêt
pour l’arrivée de ce souffle, ce dernier souffle,
enfin. Après dix longues années.
Si maigre qu’on voyait ses articulations à travers sa peau,
chaque tendon, chaque tête d’os
Shakyamuni descendant de la montagne
après tout ce jeûne
avait l’air plus potelée qu’elle.
________ « J’ai croisé un squelette
qui marchait, il s’appelait : Thomas Quinn » –
on chantait
à l’époque
elle pouvait à peine marcher, mais elle le faisait.
Je lui donnais les drogues tous les soirs et chaque fois
on s’embrassait tendrement et férocement après chaque dose ;
on s’embrassait de toute force, et nos dents s’entrechoquaient,
ses lèvres toutes sèches, féroces, elle n’était
qu’os, souffle et regard.

Ça faisait huit ans qu’on n’avait pas fait l’amour
Elle avait des trous dans les flancs qui drainaient
à longueur de journée, d’autres qui apparaissaient,
fin de partie – et elle parlait quand elle pouvait.

Filles, mère, sœur, cousins, amis
allaient et venaient dans la pièce. Même les
infirmières endurcies de l’hôpital en larmes.

« Bonne nuit ma douce, eh bien, il est l’heure d’y aller. »
notre duo, joue contre joue,
ces six ultimes semaines.

Elle regardait les petits oiseaux nicher
dans l’arbre juste derrière la fenêtre.
Puis elle est morte.
J’ai fait sa toilette, et je lui ai mis un chemisier
à manches longues pour couvrir ses coudes décharnés,
une longue jupe comme de tulle
comme sur Mumtaz Mahal –

J’étais tout seul. Puis ils sont arrivés.
L’une des filles a crié
« c’est un cadavre ! » et s’est tenue, rivée,
dehors sur la terrasse. Il faisait chaud.
Le troisième jour
le fourgon des pompes funèbres est venu la chercher,
en marche arrière jusqu’à la porte,
J’ai aidé à l’enrouler dans les draps
la glisser sur un brancard l’apporter jusqu’au véhicule
et ils ont remonté l’allée de gros gravier
notre famille, groupée, debout en silence
alors que je me retournais, retenant mon souffle,
les yeux fermés vers le ciel.

Cinq jours de chaleur et puis ils m’ont appelé,
juste Kai et moi, à venir assister à la crémation.
C’était plus cher. Il n’y avait que nous deux
qui voulions y être, pour voir.
On a suivi le corbillard
à travers une cour bétonnée avec des trémies à gravier
par un portail et vers
un hangar énorme en tôles qui avait été une carrosserie
jusqu’au four et à la salle de crémation,
on aurait dit le four d’un potier,
il y avait des cercueils en carton
empilés, ici et là, ________ vides.

Le jeune homme assis devant un bureau et une table
remplissait des papiers, en sueur, alors qu’on installait
l’encens et la clochette, la bougie,
et je me suis approché du léger cercueil en carton
et j’ai soulevé le couvercle. L’odeur m’a fait l’effet d’un coup de poing.
Je pensais que les pompes funèbres
auraient un genre de réfrigération
comme une chambre froide
peut-être que oui. Mais ça n’avait pas servi à grand-chose.
Son visage émacié plus creusé encore, déshydraté,
Les yeux ouverts mais ternis, les dents encore plus grandes, son corps,
oui son corps à elle, le joli corps de mon amoureuse
réduit à l’essentiel, et j’ai posé deux livres sur
sa poitrine, des livres qu’elle avait écrits,
pour l’accompagner dans le voyage, j’ai re-regardé,
et re-regardé,
et j’ai refermé ________________ et hoché la tête.

Il l’a approché sur un chariot, a fait passer
la boîte dans le four, a bâclé la porte,
comme qui charge une torpille
on a fait brûler de l’encens et chanté les
textes sur l’impermanence et tous les êtres qui ont vécu
ou qui vivront jamais ; des écritures faites en magie
et réservées aux morts – pas pour toi cher lecteur –
et on regardait le cadran de la température dans le four,
brûlant au propane, qui s’élevait progressivement.
Maintenant on peut y aller.
Peut-être sais-je où elle est allée –

Kai et moi, à nouveau,
on respire un grand coup
– voilà le prix de l’affection –

« Ça valait le coup. Ça valait carrément le coup – »
toujours amoureux, d’être là,
de voir ça, de sentir ça, de ressentir ça :
de faire en pensée son adieu,

Ça valait même l’odeur.

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VRAIE NUIT
traduit par Frédéric Poupon (lire l’original)

Recouvert de sommeil dans le lit noir :
Extérieur à ce ventre où je rêve
Vient un fracas
Vient un fracas
Et enfin l’esprit gobe un fait
Comme un poisson l’hameçon
Un raton laveur dans la cuisine !
Tombent des bols métalliques,
l’éclat des pots,
________ l’avalanche d’assiettes !
J’entre de plein pied dans ce rituel
Me lève en tanguant, trouve mes pieds,
Attrape le bâton, fonce dans le noir–
Je suis un beau diable frénétique
Qui rugit contre des ratons laveurs–
Ils filent derrière l’angle de la maison,
Un grattement m’indique qu’
ils ont fui en haut d’un arbre.

Je me tiens au pied de l’arbre
Deux jeunots perchés
Sur deux bouts de branches mortes qui
Me regardent de chaque côté du tronc :
Rugis, rugis, je rugis
vous affreux ratons, vous m’éveillez
la nuit, vous ravagez
notre cuisine

Comme je reste là désormais silencieux
Le contact de l’air frais sur ma nudité
Attaque la peau
Je suis tout ouvert à la nuit
Pieds nus qui pressent le gravier
Bâton dans la main, toujours.

Long filet de nuage s’avançant vers
Une laiteuse lumière légère
Derrière une branche de pin noir,
La lune est pleine encore,
Flancs de coteaux tout bruissant
de pins ; les stridulations des criquets
Qui s’évanouissent dans de froides criques dans la nuit

Je me retourne et marche lentement
Sur le chemin qui retourne à mon lit
Avec la chair de poule et la chevelure défaite qui ondule
Dans la nuit où luit un fin nuage de lait que la lune éclaire
Et où bruit le pin noir
Je me sens la tête comme un pissenlit
Sur le point de se répandre
D’être soufflée au loin
Ou comme une anémone de mer ouverte j’ondule dans
L’eau fraîche et nacrée.

Cinquante ans.
Je perds encore mon temps à
Des trucs stupides.

Dans une mare d’ombre
Dorment les enfants,
Et une amante avec lequel je vis depuis tant d’années aussi,
Vraie nuit.
On ne peut pas rester trop longtemps debout
Dans ce noir

Pieds sales, cheveux au vent,
Je me penche et me glisse dans le
lit, pour le sommeil indispensable,
Pour le réveil à venir
Chaque jour

À l’aube

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