Permettez, guerres lointaines, que je ramène des fleurs à la maison (1/3)

par Louis Imbert

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I.

7 mai 2020, 6:56, rue Caspi. Je regarde les feuilles de journaux que les frères Haerizadeh et Hesam Rahmanian peignent le matin au petit-déjeuner… The National fut un bon journal… Je les ai manqués à Dubaï… Puis je les ai croisés parmi leurs cartons à Paris, à la galerie In Situ en 2018… Ils ont chipé leur titre à un poème de Wislawa Szymborska : Forgive me, distant wars, for bringing flowers home… Wybaczcie mi, daleki wojny, ze nosze kwiaty do domu. J’ai envie de le reprendre. Il met quelque chose en branle, comme un petit moteur à trois temps… poc poc poc… une tartine… poc poc poc… Les trois Iraniens en exil relancent leur infini conciliabule… un coup de pinceau… poc… Mon voyage au rythme d’un petit moteur diesel…

Depuis bientôt un an que je vis à Jérusalem
je finis par me trouver mieux que partout
ailleurs

entre Jourdain
et

Méditerranée, disent-ils
dans cette ville qui n’appartient à personne.
De la fenêtre de ma chambre, la nuit

je cherche le quartier arménien dans la vieille ville.
La ligne verte traverse ma cuisine selon Google maps

qui l’amincit sensiblement.
Le curseur bleu qui marque ma position ne cesse de glis
ser

en tous sens
lorsque je tente d’y poser le pied.

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8 mai 2020. Une telle névrose de la terre déclinée ici de tant de manières… Il y a de quoi rendre circonspect le cueilleur de fleurs et d’herbes aromatiques.
___________________________________________________sage / sauge

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Vraiment quelle petite piscine que ce pays.
De Jérusalem nombril du monde il faut quatre heures pour atteindre
des montagnes discrètement militarisées à la frontière

nord à travers un causse qui laisse glisser sur lui du vent
pour une fois ininterrompu par le bâti.

Vers le sud il faut trois heures pour toucher
au plateau désertique où le vieux
David Ben

Gourion
fit du yoga ___ tête

en bas
lut le Zohar compulsivement[1], rêvant encore de
coloniser la Guyane française[2].

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Pourquoi êtes-vous venu ici ?
Vous les étrangers vous finissez toujours par partir.

L’œil du voyageur est un miroir de poche
déjà il en use comme d’une arme à la terrasse du café Kalo
pour faire fuir les pigeons
__________________________But I am private as an animal.[3]

Un étranger par nature n’a pas de place on
lui en fait une par devoir
ou parce que les pierres sont ainsi disposées
___________________________________fissures / lézardes
qu’il serait épuisant de tout chambouler.

Deux fois par an, 500 millions d’oiseaux – pélicans, cigognes, grues – dévorent un certain nombre de tonnes de poissons et de grain durant leur halte ici, en chemin vers puis hors du Sahara.
Salomon marchant à leur tête épargne un nid de fourmis.

L’étranger mange pour se donner une contenance.

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9 mai 2020, 5:45, rue Caspi, j’observe le visage de Pierre de très très près, couché au bord de son œil à lui, puis l’aube sur… Cette ville compte sept collines… ( comme toute ville sainte ou impériale depuis Rome : Byzance, La Mecque et toutes les nouvelles Rome, Téhéran, Barcelone, Edimbourg, Seattle, Moscou ou Lisbonne), des miradors et quelques tours…[4] Les nuages montent en pente raide des ruelles de Silwan au dôme gris d’Al-Aqsa. Du sud de la vieille ville, Jérusalem paraît toute en vallons et trous d’herbe, toute empêchée de croître, figée dans sa forme des années 1960.

L’étranger c’est fatal anime au premier abord
en dépit des meilleures intentions des gens du pays
une petite particule de haine.

Cela tient à sa position déplacée

hors de propos que vient-il faire sur ce champ de bataille ?
entre cébettes et ail rose chinois
au marché de Baka.

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[1] Ils ont conservé en l’état ou plus ou moins son pavillon de contreplaqué aux fenêtres minuscules, sa bibliothèque (hébreu, anglais, français, de l’histoire et peu de littérature : je pense au latin de De Gaulle, à l’anthologie de poésie rose si bien rangée de Pompidou), le réfrigérateur des années 1960, les deux petites chambres aux lits une place. Mais ils ont remplacé les interrupteurs électriques.
[2] C’est Shimon Pérès qui lui donne l’idée parce qu’un jour, il a croisé quelqu’un de Guyane. Ce quelqu’un lui a dit que le département ne pourrait pas se porter moins bien et peut-être même les choses iraient-elles mieux s’il était israélien. Pérès aime l’idée. Il la garde. Il en parle à son ami Jacques Soustelle, ministre délégué auprès du premier ministre, chargé du Sahara, des DOM-TOM et de l’énergie atomique. Il lui propose que la France loue à Israël, pour une durée de trente ou quarante ans, cette ancienne colonie pénitentiaire dont on vient de fermer le bagne, vaste (83 846 km2) et peu peuplé (environ 30 000 âmes). Il en parle aussi à David Ben Gourion, le fondateur de l’Etat d’Israël, qui enregistre cette proposition dans son journal en mars 1959 : La colonisation d’une majorité juive (disons, 40 000 juifs) et afin d’établir un Etat juif, comme possession israélienne. Pérès, jeune directeur du ministère de la défense… Homme du monde, francophile, charmeur, il achète des armes à Paris, des chasseurs Mirage chez Dassault. La France est alors la seule grande puissance qui accepte de vendre aux Israéliens. Déjà nos ingénieurs construisent au Néguev le réacteur nucléaire de Dimona… Bref, Pérès envoie des experts en Guyane, qui rendent compte au gouvernement de la faisabilité de l’affaire. Les ministre trouvent tout cela parfaitement délirant. Cette anecdote m’est racontée, un dimanche matin de février 2021, par l’historien Tom Segev, qui collectionne comme une manie les incongruités inexplicables, régulières de Ben Gourion. Il ne cherche pas à les expliquer. Il les aligne et les pondère. Elles ont à voir avec l’imagination, l’ego et la charge du pouvoir. J’y vois des clapets de ventilation. Comme si sous la chevelure hirsute de Ben Gourion, ses joues gonflaient rouge et soudain un nuage de fumée s’échappait des orifices : une idée.
[3] Charles Reznikoff, A Short History of Israel, Notes and Glosses : XI.
[4] Ce livre calme, Adaggio ma non troppo, écrit au Portugal par Ryoko Sekiguchi, qui m’a fait lire Gozo Yoshimasu… Je viens de trouver des traductions des textes récents de Gozo… J’aime et j’emprunte la manière dont il tient son journal à l’intérieur de ses poèmes.

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II.

Petit pays
roule
au fond de mon œil
L’œil du randonneur recompose le paysage de mémoire

Je lis

Naguère en Palestine de l’avocat Rajeh Shehadeh, qui devient écrivain en marchant, à la recherche de ce que furent les collines de Cisjordanie avant la conquête israélienne. Il se dissipe pour revenir sans cesse à son but. Il poursuit sa mélancolie.

soit soi dans le petit pays sans point de vue ni focale
au contraire

de l’œil du cartographe
de l’œil du Dieu punissant pour lequel nulle ombre n’existe dans la vieille ville
de l’œil du gecko qui distingue les couleurs dans un faible clair de lune
de l’œil des caméras de surveillance de Qalandia au beau Q rond comme oeil piqué où passent des milliers de travailleurs chaque
jour
plus
v i___t e

parce
qu’un programme informatique
stocke et reconnaît leurs visages

définissant au passage une nouvelle vitesse 
de la circulation du regard dans les visages

et dressant une sorte de Who’s Who de la Palestine.

________Comment tu me regardes ?

Sous l’œil de mon téléphone je désactive à tout hasard
les fonctions FaceTime et iMessage
où le logiciel Pegasus [5] exploite me dit-on une

faille. Il suffirait aussi d’éteindre et
de rallumer l’appareil pour écarter un
temps ce regardeur étonnamment peu persistant.

Certains voyages sont d’histoire
et certains vague conjecture.[6]

Il faudrait dresser un grand appareillage de miroirs au
soleil au point de passage de Qalandia
qui réfléchisse l’un sur l’autre un pan de la Jérusalem arabe et un autre

pan de la Jérusalem arabe plus infortuné puisqu’
il se trouve derrière le mur en
instance de décrochement. Même cette soldate s’y trompe

Ici c’est Israël de l’autre côté la Palestine.
Ah non ! Je vais te reprendre soldate
là-bas c’est chez toi aussi.

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Avons-nous affaire à un régime du regard

 _______________________________________optique
________________________________________haptique
_____________________________________ou ______ scopique
L’œil voit touche et désire
__________________
 (ou découpe)

Mais il est un peu tôt pour parler politique
c’est l’heure du café.

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Au marché de la porte de Damas
qui est un autre pli dans la ville
le vendredi matin jour du poisson

je fais mes emplettes.
J’irai chercher les crevettes chez Dag David au marché juif
par chance aujourd’hui des herbes au village de Batir.

Un placard de cuisine digne de ce nom, m’a recommandé ma consœur Claire Bastier à mon arrivée, comporte huile, trina, citron, zaatar, et sumac, un pot de labneh, des oignons et de l’ail, un pot de cornichons russes.
Je lis Kodak (documentaire) de Blaise Cendrars, La Jérusalem céleste et In Memoriam de Charles Reznikoff.[7]
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[5] Pégase ouvre d’un coup de sabot la source d’Hippocrène sur le mont Hélicon. Tout comme Bouraq, en élevant Mahomet au ciel, laisse son empreinte dans un rocher de Jérusalem, couvert soixante ans plus tard d’un dôme de cuivre qui conserve ce nom de lieu-dit (du Rocher). A l’intérieur du dôme on inscrit en mosaïques une sourate, la quatrième, trente ans avant que ne soit fixé par écrit le texte canonique du Coran.
[6] Le 2 novembre 2021 à 9:55, finalement nous sommes descendus dans la grotte située sous ce rocher où Abraham n’a pas sacrifié son fils… Tu es sous un autre ciel maintenant… Adonis, l’immense poète syrien, fait mine d’accompagner jusque là son prédécesseur, Imru Al-Qays, poète arabe du sixième siècle qui chemine par Jérusalem, se rendant à Byzance… Des murs sanguinolents t’entourent. Des têtes presque coupées parlent sans cesse… En 2012, Adonis est déjà dépassé par cette révolution qui emporte depuis un an son pays natal. Il refuse de la suivre. De son exil à Beyrouth, il publie ce livre, Concerto Al-Qods : une longue complainte sur l’histoire violente (et en cela fantasmée) de Jérusalem, comme un miroir tendu à ces banlieusards rigoristes qui vont bientôt déferler sur Alep… Dans la grotte, mon camarade Vincent Lemire, historien de Jérusalem, plus persistant qu’une fourmi mâle affamée, inquiète les gardes… Tu vois là c’est bouchardé, enfin découpé… Et là ils ont taillé un carré de pierre… Et personne, personne ! n’a travaillé là-dessus… Vincent n’était pas revenu ici depuis la visite d’Ariel Sharon en 2000, qui déclencha la seconde Intifada… Nous ne verrons pas la bibliothèque, malgré l’invitation bienveillante de Najih Bkirat, son ancien directeur.
[7] Reznikoff, le grand moderniste américain, manque aux poètes de Jérusalem. Marié à une essayiste sioniste, Marie Syrkin, employé par un journal de même obédience à New York, il ne s’est jamais rendu en Palestine. Il vit fermement en exil. Cela fait de lui un parfait Américain, estime Paul Auster. In Memoriam, son épopée du peuple juif et de ses persécution, publiée en 1933, aurait dû s’appeler Si Je t’oublie Jérusalem : in memoriam. Révisant les épreuves du manuscrit, Reznikoff retire cette première clause, puis il la barre vigoureusement par deux fois dans le corps du texte.

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