De la vie (études)

Robert Lowell, Life Studies (1959). Traduit de l’anglais (USA) par Sabine Huynh

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À vendre

Pauvre chose tout penaude,
arrangée avec une animosité prodigieuse,
pour y vivre à peine un an –
la maison de mon Père à Beverly Farms
fut mise en vente dès le mois de sa mort.
Vide, ouverte, intimiste,
ses meubles de petit pavillon
semblaient attendre, avec un air réservé,
la venue des déménageurs
dans le sillage du croque-mort.
Prête, effrayée
de vivre seule jusqu’à quatre vingt-ans,
Mère était à la fenêtre, le regard perdu,
comme à bord d’un train dont elle aurait oublié
de descendre, dépassant sa destination d’un arrêt.

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À la maison après être parti trois mois

La nourrice du bébé n’est déjà plus là,
cette lionne qui menait tout à la baguette
et faisait pleurer la Mère.
Elle avait l’habitude de ficeler
des gobets de couenne de porc dans de la gaze –
pendus trois mois durant comme un toast détrempé
à une branche de notre magnolia de huit pieds de haut,
ils ont aidé les passereaux
à endurer l’hiver bostonien.

Trois mois, trois mois !
Richard a-t-il retrouvé ses sens ?
L’exaltation lui creusant des fossettes,
ma fille reçoit dans la baignoire.
Nos nez se frottent,
nos mains s’attardent sur nos fines mèches de cheveux –
elles me disent que rien n’a changé.
Maintenant j’ai quarante-et-un ans,
plus quarante, malgré tout, ce temps enfermé
a compté pour du beurre. Treize semaines après,
mon enfant fait toujours mine de se tamponner les joues
pour me dire de me raser. Quand
nous lui mettons son pantalon en velours bleu ciel,
elle se transforme en garçon,
et envoie mon blaireau
et mon gant de toilette flotter dans la cuvette des W.C. …
Trésor, je ne peux pas lambiner ici
couvert de mousse à raser me donnant l’air d’un ours blanc.

Convalescent, je ne tisse ni ne trime.
Trois étages plus bas,
un manœuvre entretient notre lopin long comme un cercueil
et sept tulipes horizontales crèvent.
À peine douze mois de cela,
ces fleurs furent livrées avec un certificat,
des Néerlandaises importées, aujourd’hui personne
ne les distingue plus des mauvaises herbes.
Épuisées par la neige tardive de ce printemps,
elles ne peuvent supporter
d’avoir à nouveau les nerfs en boule.

Je n’ai ni grade ni base.
Rétabli, je suis fripé, rassis et petit.

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Homme et sa femme

Domptés par les pilules de Miltown, nous sommes étendus sur le lit de Mère ;
le soleil levant avec son masque de guerrier nous peint à son image ;
en plein jour, les colonnes dorées de son lit rayonnent,
abandonnées, presque dionysiennes.
Au moins, les arbres de Malborough Street verdoient,
les fleurs de notre magnolia enflamment
le matin avec leurs cinq jours de blancheur dévastatrice.
J’ai tenu ta main toute la nuit,
comme si tu avais
pour la quatrième fois défié le monde de la folie –
son discours galvaudé, son regard destructeur –
et m’avais ramené vivant à la maison… Oh ma petite,
la plus claire de toutes les créatures de Dieu, toute d’air et de nerfs alors :
tu avais la vingtaine, et moi,
vidant verre après verre,
la main vacillante, le cœur enfiévré,
je battis les Rhavs dans la chaleur
de Greenwich Village, puis m’évanouis à tes pieds –
trop ivre et timide
et impavide pour te draguer,
tandis que la verve aiguë
de tes invectives dévorait le sud traditionnel.

Maintenant, douze ans plus tard, tu me tournes le dos.
Tu ne dors pas et serres
ton oreiller contre ta poitrine, comme un enfant,
ta tirade démodée –
amoureuse, rapide, sans pitié –
se brise comme les vagues de l’Océan atlantique contre ma tête.

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« Parler des maux qui sont en mariage* »

« La détermination de la génération future n’est-elle pas, en effet, une fin qui surpasse en valeur et en noblesse tous leurs sentiments transcendants et leurs bulles de savon immatérielles ? »
SCHOPENHAUER, Métaphysique de l’amour (tr. : Auguste Burdeau)

« La chaleur nocturne nous force à laisser ouvertes les fenêtres de notre chambre.
Notre magnolia fleurit. La vie commence à se voir.
Mon mari défoncé met de côté nos disputes
pour descendre dans la rue et aller courir les putes,
brûlant la chandelle par les deux bouts, sur le fil du rasoir.
Ce dingue serait capable de tuer sa femme, puis de se déclarer sobre.
Ah la mesquinerie monotone de son désir…
C’est l’injustice… il est si dur –
aveuglé par le whisky, rentrant en fanfare à l’aube livide.
Je n’ai qu’une pensée : rester en vie.
Qu’est-ce qui le motive ? Maintenant chaque nuit je fixe
un billet de banque et ses clés de voiture à ma cuisse…
Cloué en plein vol, impuissant,
il cale au-dessus de moi comme un éléphant. »

* Geoffrey Chaucer, « Conte de la femme de Bath », in Les Contes de Canterbury. Traduction de S.H.

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L’heure des putois

À Elizabeth Bishop

La recluse de Nautilus Island, une héritière,
continue à passer l’hiver dans son ermitage spartiate ;
ses moutons broutent encore là-haut face à la mer.
Son fils est évêque. Son fermier est le premier
directeur municipal de notre village,
elle a franchi le seuil de la vieillesse.

Désireuse
de retrouver l’intimité léguée
par la hiérarchie du siècle de la reine
Victoria, elle rachète toutes les hideuses
constructions faisant face à son rivage
et les abandonne à leur ruine.

La saison est souffrante –
nous avons perdu notre nabab,
il semblait tout droit sorti
d’un catalogue de L.L.Bean. Sa yole de neuf nœuds
a été vendue aux enchères à des pêcheurs de homard.
Une tâche couleur renard souille Blue Hill.

Et maintenant notre uraniste
décorateur illumine sa boutique pour l’arrière-saison,
son filet de pêcheur garni de bouchons de liège
orange, comme son établi de cordonnier et son poinçon,
il n’y a pas d’avenir dans ce métier,
il ferait mieux de se marier.

Pendant une nuit obscure,
ma Ford Tudor a gravi le crâne de la colline,
je cherchais les amants dans les voitures. Phares éteints,
ils étaient allongés ensemble, tôle contre tôle,
là où le cimetière surplombe la ville…
Mon esprit est dérangé.

Un autoradio gémit :
« Amour, ô amour inconscient.. » ; je saisis
mon esprit malade qui sanglote dans chacun de mes globules,
comme si ma main le jugulait…
Moi-même je suis l’enfer,
nul n’est là –

à part des putois, à la recherche
au clair de lune de quelque pitance.
Leurs pieds noirs remontent Main Street ;
rayures blanches, l’air sonné, les yeux embrasés,
sous la flèche massive et crayeuse
de l’église des trinitaires.

Je me tiens debout en haut de l’escalier
de derrière de notre maison et je respire l’air chargé –
une mère putois flanquée d’une file de petits nettoie la poubelle.
Elle fourre sa tête plate dans un pot
de crème fraîche, abaisse sa queue d’autruche,
et rien ne pourra l’effrayer.

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Un commentaire sur “De la vie (études)

  1. « Vide, ouverte, intime, »

    Je lis ça dans le premier poème. Et…
    ‘Désert, intime, ouvert…’
    Tel est le titre d’une pièce de musique que j’ai publiée (il y a un mois ou deux), inspirée par un tableau de Hopper (Rooms by the sea) dont l’intention (?) poétique ne me semble pas si éloignée du ton de ce poème.
    Voilà. Rien d’autre ici.

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