Lettre aux amis (1/3)

par Leontia Flynn. Traduit de l’anglais (Irlande) par Paul Béhergé.

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Extrait de Pertes et profits [Profit and loss, Cape Poetry, 2011] 

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C’est l’été. Donc les pluies torrentielles
continuent de tomber ; changent les routes
en fleuves, engloutissent les canaux
et font boire un bouillon cataclysmique
au tunnel routier ouvert depuis peu.
Les autos bloquent sur la voie rapide
changée en voie d’eau – la passe en impasse.
Et donc pour passer le temps je regarde
la lente dérive des trucs qui flottent…
je vois mon front dans la vitre embuée.

I

Récemment j’ai pensé à mes amis
et comment, quand le dernier millénaire
a crevé, le monde n’a pas cessé ;
l’économiseur d’écran de mon Mac
garde souvenir de nous, uploadés,
numérisés, pâlissant dans l’écran
comme des fantômes électroniques…
La vie continue. Etions-nous surpris
– de quoi ? Qu’est-il advenu, entre alors
et alors ? Que s’est-il gagné, perdu ?

L’appart a gelé toute la semaine
et j’ai – après X déménagements –
dû plonger dans mes boîtes de vieux trucs,
lesquels gisaient là comme sous des tas
de neige : vieux carnets dans la banquise ;
photos de vieux photomatons – mes bouilles
stressées, figées sur des badges de fac
(étrange de passer trois ans dans un
lieu si triste) ; expériences capillaires,
arrêts sur images atomisés.

Etrange aussi comment tout ça devient
obsolète (je croyais qu’on restait
jeune jusqu’à quarante ans ?). Au milieu
des cartes de vœux d’il y a dix ans,
j’ai trouvé la preuve que le ramdam
incessant de l’histoire s’accélère,
changeant mon fouillis en ruines antiques.
Il y a (Figure 1) une cassette de 90 minutes
de pop triste ; un Filofax abîmé ;
quelques billets périmés par l’euro.

Il y a des liasses de boarding pass
de courts et moyens courriers réservés
en agence de voyage (sans rire !).
Ils ont l’odeur de nicotine froide
des vols où des passagers assortis
pouvaient se griller une clope assis
sur telle rangée, au siège A, B, C…
(Maintenant, bien que les avions recouvrent
le ciel de traînées, la cigarette est
devenue menace à l’ordre public).

Il y a un carnet d’adresses de
mes pied-à-terre : l’antépénultième
de mes apparts, avec ces numéros
de téléphone rétrécis, bizarres,
qui me ramènent à ceux que nous avions
enfants, avant les ajouts successifs
d’indicatifs à leurs – quoi, six ? huit chiffres ?
Puis une épiphanie : pas de portables
à l’époque, juste la ligne fixe,
filaire, et pas non plus d’adresse mail.

Il y a des billets de train, beaucoup.
Que je les aie gardés à escient ou
par flemme, une nostalgie cheap s’empare
de ma sensiblerie : dix ans plus tôt j’ai
pris un bus, puis un train (j’ai gardé les
reçus des deux trajets – voyez les traces
de café du voyage cahotant ?)
d’Edimbourg à Glasgow, à Edimbourg
… et au milieu, les choses de la vie.
Un bonbon, une carte griffonnée.

Il y a ma photo ivre sur la tombe de Marx,
le flyer photocopié d’un spectacle
à Amsterdam, deux corn-flakes géants
(maintenant mous, ridés) ; une enfilade
de congénères souriants et oubliés,
tout pâles, pris sur un Polaroid
quelque part en ville; des photos de mes
copains successifs (sauf numéro trois,
je note) à des mariages, des voyages
à New York avant que les tours ne tombent.

Nos doigts en V du haut de Manhattan
(pourquoi souriions-nous ? Il aurait mieux
valu des larmes) pris entre l’avis
d’échéance de mon prêt étudiant,
les posters scotchés aux murs en placo
d’apparts flapis – Chagall, Matisse, Braque –
et une ordonnance de Deroxat ;
des papiers s’échappent d’un magazine :
« Merci pour ce court poème exécrable.
Ci-joint le bon (intact) de souscription ».

Il y a la piste de mes finances.
Suivez la trace ravagée jusqu’au
passé : on me trouve expulsée, malade,
négligée – quoi qu’étrangement solvable.
Empruntez l’autre sens : des bulletins
de salaire, de chômage et d’intérim
aux jobs d’été dont je n’ai plus mémoire,
et – youpi – je m’oublie dans les trombones,
les impôts et les APL, jusqu’à
l’état de satiété bureaucratique.

Satiété – ou son contraire : le vide.
Un insecte rampant sous une pierre
choqué par l’air frais, la lumière crue
ne serait pas plus désarticulé
que cette idiote pseudo-ironique
(moi, je précise) collée à sa lampe,
verre en main à une heure inconvenante ;
je veux savoir ce qui dilate mes
yeux et narines, recroquevillée
dans mon ancien lit, ce qui m’inquiétait – tant

cet amas de gribouillis, factures, posters
perd son goût comme un yaourt expiré.
Tout ce qu’ils évoquaient s’est perdu comme
des négatifs développés vingt ans
plus tard, sur lesquels on trouve en gros plan
clac – high-kick à la carotide – le trou
entre la vie d’alors et maintenant :
peu importe que la photo soit triste
comme les pistes de cette cassette,
je ne sais même plus comment la lire.

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