siphon et autres poèmes

par Camille Ruiz

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le sel

j’ai grandi près de la rivière
c’est pourquoi je croyais au sel.
la peau de mes pieds à dix ans
était déjà épaisse, ma langue
déjà amère. dans mon village :
trente enfants et tous raclaient
la vase, tous savaient jusqu’où
le torrent pouvait poursuivre.
mon royaume pour une poignée
de têtards ! Dimitri s’est noyé
sous le grand pont de Mirabel.
Julie porte un bébé au creux
de son ventre. mais la plupart
d’entre nous courraient vite
plus vite qu’une pierre lancée
depuis l’autre rive. le courant
était à l’envers il charriait
des morceaux de verre lisses,
en vérité le travail de la mer.
mais jamais vu un corps flotter.
comme Margot, ma poitrine
était celle d’un garçon, notre pays
celui des jeux de cailloux, là-bas
pas d’étreinte derrière le lavoir.
pas de regards, seule l’eau vive
des ramières, la forêt alluviale.
ce qu’il y a de sec dans le corps
on apprend beaucoup plus tard
à quel point ça nous protège.
avant, l’enfance est longue.
si longue, l’horizon cousu
de pluie blanche, le soleil
couché sur les ravines.

Lecture de « le sel » par Camille Ruiz

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Rema

difficile d’habiter la maison
dans chaque pièce je sens
le souffle de la panthère.

les jours passent et les lignes
dans ma main s’agrandissent.
les objets me regardent
et dégorgent sur moi
leur matière, je deviens
ce que j’approche.

c’est pour ça
qu’elle retrouve ma trace.

aussi, je suis la seule
des cinq enfants
qui se laisse mordre.
on ne m’a jamais appris
à fermer mon corps.

alors rien ne me respecte
même le jardin, les tapis
de primevères, les arbres
montent sur moi. la panthère
me prend dans sa bouche
et je deviens moi aussi
panthère, une ombre fine
qui longe les couloirs.

je gratte aux portes
et mes mains me manquent.

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siphon

dans la salle de bain à l’étage
je me lave les mains cent fois
humant la même berceuse.

je lave les traces d’eau sur mes doigts
je lave jusqu’à ce que mes mains
soient sèches, jusqu’à ce que l’eau
devienne pieuvre. je lave mes mains
à l’intérieur du corps souple
de la pieuvre, elle devient
mon gant.

je ferme les yeux
pour ne pas vomir.

quand ma mère vient couper l’eau
et ouvrir mes paupières
je ne sais pas expliquer
pourquoi mes doigts sont noirs.

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milieu

près de la friche où je le fais courir
je me demande ce que pense mon chien
quand les chiens sauvages l’interpellent
et qu’il essaye de cacher
son corps horizontal
derrière la verticalité du mien.

est-ce la peur ?

peut-être qu’il ressent juste
qu’il est mon chien.
la honte du règne animal.

au même endroit les guêpes modulent
tout l’espace qu’elles rencontrent.
des planètes creuses et fragiles ondulent
sur les branches minces des arbres.
l’ombre de mon chien contre mon ombre
nous façonne. je suis pour lui
créature, dispositif, main qui promène,
nourrit, punit, caresse. par défaut
son milieu, niche de paumes et d’ongles.

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[Illustration de Camille Ruiz]

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