Saints sonnets (1/4)

par John Donne. Traduit de l’anglais (GB) par Pierre Vinclair

.

.

Si je traduis ainsi « Holy Sonnets » (habituellement « Sonnets sacrés »), c’est que l’adjectif implique une comparaison implicite avec la Bible, et d’autre part renvoie ici à une forme de perfection spirituelle — davantage qu’à un brevet décerné par une instance religieuse. Un livre est saint en soi, il est sacré pour une église.

J’étais parti simplement pour lire l’édition bilingue Poésie / Gallimard, qui reprend une traduction de 1962 en alexandrins rimés. Je l’ai trouvée virtuose, dans son désir de créer un John Donne français possible, mais en même temps à côté de la plaque : en lisant la version originale sur la page de gauche, on voit que Donne use de la prosodie comme un instrument spirituel. Ce n’était pas le spectacle de la rime qu’il faut traduire, mais la vision précise qu’elle permet : donc coller Donne à la culotte.

Continuant à m’intéresser à Donne, je tombai sur le dernier livre d’Antoine Berman, Pour une critique des traductions : John Donne. Il y démolit la traduction que j’avais lue : « on aperçoit comment les traducteurs, avant tout soucieux du formel et de l’archaïque, ont négligé les tonalités colloquiales, ont détruit — c’est le mot — les délicats réseaux d’images et de termes et, cela va sans dire, n’ont même pas perçu le poids poético-métaphysique des vers [de Donne.] ». Plus largement, il condamne le projet de vouloir composer un « Donne français » :

Imaginer un Donne français est une impossibilité : ce serait faire fi de la différence radicale entre la poésie anglaise et la poésie française de la fin du XVIe siècle. Elles ne sont même pas contemporaines, en ce sens qu’elles ne sont pas situées dans le même temps poétique, théâtral, culturel, langagier, etc. Ce n’est pas pour rien que ni Donne, ni Shakespeare (sans parler des autres « élizabéthains », semble-t-il), n’ont été traduits en français à l’époque ou au XVIIe siècle, alors que les livres de tous les écrivains pouvaient circuler dans toute l’Europe. […] Le temps n’était pas venu. Et seul le passage par la translation littéraire et la traduction de l’« intime » d’une culture garantit qu’un jour, sous une forme imprévisible, surgisse la figure jumelle d’un de nos poètes ou écrivains les plus « français » en Angleterre, en Hongrie ou en Espagne. La véritable translation littéraire a son temps, son kairos. On peut seulement y travailler. En l’absence d’un tel passage mutuel de l’intime, c’est-à-dire d’une proximité-dans-la-distance (Chateaubriand traduisant Milton, Baudelaire Edgar Poe, Stefan George Baudelaire, etc.), il ne peut pas y avoir quelque chose comme un « Donne français ». […] Nous ne souhaitons pas que ce londonien devienne parisien. Nous avons, plutôt, besoin d’un Donne bien londonien, mais en français.

Enfin, il lance un appel à « une (future, désirable) retraduction », dont le cœur du travail devra concerner l’accueil du prosaïsme propre à la poésie anglaise :

s’est formée dans [le domaine anglais] une tradition de poésie « prosaïque » totalement opposée à la tradition française d’une poésie quintessenciée. Il y a pour un traducteur de poésie anglo-saxonne aujourd’hui un cercle fondamental : pour pouvoir traduire cette poésie dans sa spécificité, il doit consentir à un certain degré de prosaïcité (colloquialité, trivialité, etc.). Mais pour que cette prosaïcité soit juste, elle doit être prise à la poésie anglo-saxonne ; et elle ne peut l’être que par une traduction. Ce cercle n’est pas vicieux : il est simplement celui où le traducteur doit se battre et se débattre. L’important est d’y rester.

.

.

I.

Thou hast made me, and shall thy work decay?
Repair me now, for now mine end doth haste,
I run to death, and death meets me as fast,
And all my pleasures are like yesterday;
I dare not move my dim eyes any way,
Despair behind, and death before doth cast
Such terror, and my feebled flesh doth waste
By sin in it, which it towards hell doth weigh.
Only thou art above, and when towards thee
By thy leave I can look, I rise again;
But our old subtle foe so tempteth me,
That not one hour I can myself sustain;
Thy grace may wing me to prevent his art,
And thou like adamant draw mine iron heart.

Tu m’as créé — et Ton œuvre va dépérir ?
Voilà, répare-moi, maintenant, ma fin presse,
Je me rue à la mort qui me trouve aussi vite,
Et tous mes plaisirs sont pour moi ainsi qu’hier.
N’osant bouger mes yeux sombres vers nulle part,
Le désespoir derrière et la mort devant jettent
Une telle terreur ! ma faible chair se gâte
Par le péché qui l’entraîne vers les enfers.
Seul Tu es au-dessus ; quand par Ta permission
Je peux regarder vers Toi, je m’élève encore ;
Mais notre vieil et subtil ennemi me tente
Au point que je ne peux me soutenir une heure.
Ta grâce puisse m’abriter contre son art,
Et Toi comme un aimant tirer mon cœur en fer.

II.

As due by many titles I resign
Myself to thee, O God. First I was made
By Thee; and for Thee, and when I was decay’d
Thy blood bought that, the which before was Thine.
I am Thy son, made with Thyself to shine,
Thy servant, whose pains Thou hast still repaid,
Thy sheep, Thine image, and—till I betray’d
Myself—a temple of Thy Spirit divine.
Why doth the devil then usurp on me?
Why doth he steal, nay ravish, that’s Thy right?
Except Thou rise and for Thine own work fight,
O! I shall soon despair, when I shall see
That Thou lovest mankind well, yet wilt not choose me,
And Satan hates me, yet is loth to lose me.

Comme il le faut à plusieurs titres, j’abandonne
Mon moi à Toi, Ô Dieu. D’abord je fus créé
Par Toi, pour Toi ; et quand je me décomposais
Ton sang racheta ce qui avant était Tien.
Je suis Ton fils, fait de Ton étoffe à briller,
Ton serviteur, toujours remboursé de ses peines,
Ton agneau, Ton image, — jusqu’à ma trahison
De moi-même — un temple de Ton Esprit divin.
Pourquoi le diable alors s’introduit-il en moi ?
Pourquoi vole-t-il, non, viole-t-il, le Tien droit ?
À moins de t’élever, luttant pour Ton ouvrage,
Ô ! je vais perdre espoir bientôt, quand je verrai
Qu’aimant l’humanité, tu ne me choisis pas,
Que Satan qui me hait, déteste de me perdre.

III.

O might those sighs and tears return again
Into my breast and eyes, which I have spent,
That I might in this holy discontent
Mourn with some fruit, as I have mourned in vain.
In mine idolatry what showers of rain
Mine eyes did waste! what griefs my heart did rent!
That sufferance was my sin, now I repent;
‘Cause I did suffer, I must suffer pain.
Th’ hydroptic drunkard, and night-scouting thief,
The itchy lecher, and self-tickling proud
Have the remembrance of past joys, for relief
Of coming ills. To poor me is allowed
No ease; for long, yet vehement grief hath been
The effect and cause, the punishment and sin.

Ô puissent ces soupirs et larmes retourner
En ma gorge et mes yeux, je les ai gaspillés —
Que je puisse en cette sainte insatisfaction
Pleurer pour quelque fruit comme en vain j’ai pleuré.
Dans mon Idolâtrie, quelles douches de pluie
Versèrent mes yeux ! Quels affres vécut mon cœur !
Cette souffrance était péché, je m’en repens —
D’avoir souffert, je souffre maintenant la peine.
Hydropique poivrot, noceur oiseau-de-nuit,
Pervers démangé, fier qui s’astique l’ego
Ont tous le souvenir de joies passées pour baume
Aux maux à venir. À moi, pauvre, n’est laissée
Nulle aise ; car mon long mais véhément chagrin
Est conséquence et cause — et crime et châtiment.

IV.

Oh my black Soul! Now thou art summoned
By sickness, death’s herald, and champion;
Thou art like a pilgrim, which abroad hath done
Treason, and durst not turn to whence he is fled,
Or like a thief, which till death’s doom be read,
Wisheth himself deliver’d from prison;
But damn’d and hal’d to execution,
Wisheth that still he might be imprisoned;
Yet grace, if thou repent, thou canst not lack;
But who shall give thee that grace to begin?
Oh make thy self with holy mourning black;
And red with blushing, as thou art with sin;
Or wash thee in Christ’s blood, which hath this might
That being red, it dyes red souls to white.

Mon Âme noire ! Maintenant tu es sommée
Par la maladie, héraut de mort, et champion ;
Tu es comme le pèlerin qui, en route, a
Trahi, et n’ose se tourner vers d’où il fuit ;
Comme un voleur tant que l’arrêt de mort n’est lu
Souhaitant de se voir délivré de prison,
Mais qui, damné et vers l’exécution traîné,
Souhaite de se voir toujours emprisonné.
Mais si tu te repens, tu obtiendras la grâce ;
Pourtant qui te la donnera pour commencer ?
Oh ! Toi-même, rends-toi, pour un deuil sacré, noire,
Et rouge de fard, comme tu l’es de péchés ;
Ou lave-toi au sang de Christ, qui a pouvoir
Étant rouge, de teindre en blanc les âmes rouges.

.

.

[Illustration : Caravage, « Saint Jérôme écrivant »]

4 commentaires sur “Saints sonnets (1/4)

  1. Merci, cher Pierre Vinclair, pour cette excellente approche de John Donne. J’avais, en effet, réagi devant la catastrophique traduction parue chez Poésie/Gallimard. Carino Bucciarelli

    >

    J’aime

  2. Cher Pierre Vinclair, votre critique est pertinente mais on peut ne pas négliger le couple sacré/profane.
    Donne nous fait nous croiser: j’ai confié voici un an à Cahiers de Tinbad la traduction de quelques sonnets (profanes). Vos traductions son bien vivantes! Cordialement, Claude Minière

    J’aime

Laisser un commentaire