Signes des temps

Solution du poème de Christophe Manon. Lire le texte troué proposé aux internautes.

J’ai vu des visages nombreux sans les comprendre, sans vraiment les voir. 
Maurice Genevoix 

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Le moment venu le moment est venu, il est venu. Et d’un bout à l’autre des temps nous n’en finirons pas de faire le compte de nos morts dont le nombre est au-delà du nombre. À se tourner les pouces. À se rompre les os. À se tirer la langue. À sauter sur les lits, à faire des châteaux de sable ou bien de mauvais rêves. À chasser papillons et sauterelles. À tuer les gendarmes. À n’y voir que du feu. À demain. C’est arrivé, cela arrive, ça arrivera. Car nous avons, nous avons tous des yeux mais nous ne voyons pas ; une bouche mais nous ne parlons pas ; nous avons des oreilles et c’est pour ne pas entendre ; un nez qui ne sait point sentir ; des mains mais elles ne savent plus prodiguer de caresses ; le sang vers notre cœur a perdu le chemin ; nous avons des pieds, nous en avons certes, mais leurs pas ne font que tourner en rond et ne nous mènent nulle part. Trop peu, peut-être, ou sinon si pas assez c’est mieux. Pourquoi, mais pourquoi faut-il donc qu’il en soit ainsi ? 1977, 1978, 1979, 1980, 1981, 1982. Tout le monde et non seulement tout le monde mais tout le monde. J’ai haï et j’ai aimé et j’ai commis mille turpitudes et voici que grâce à toi j’ai connu le goût du désastre et de la solitude. D’une pierre deux coups. J’ai commencé très tôt la nostalgie. T’es donc point si bête que t’en as l’air. Qu’avons-nous vu ? Qu’avons-nous fait ? Avons-nous seulement vécu ? Il y avait des jours et il y avait des nuits et à présent voici qu’ils se rapprochent. Du sang sur les mains. J’en aurai le cœur net. 1983 et 1984 et 1985. La rhubarbe, les artichauts, la groseille, les framboises, les carottes, les asperges, les coings, les pommes, la rhubarbe. Et comme il est douloureux parfois de se regarder dans la glace et de discerner derrière le masque avantageux les traits imbéciles, hideux et incompréhensibles et grotesques et faux qui sont les nôtres en vérité. Dans la pleine lumière du jour. À peu qu’il ne nous reste plus que les dents et la peau sur les os. J’ai l’impression de voir le monde comme si je n’en étais déjà plus. Parce que c’est bien ainsi. Mima, Eugénie, Suzanne, Lucette, Clément, René, Félicien, Tantine Henriette, Mémé Élise, et Dovi et La Francette et Mémé Chocolat et Tonton Émile et son automobile. Que sont-ils devenus avec leurs corps fragiles ? Et j’ai senti tes lèvres se poser sur les miennes et j’étais si heureux, c’était comme si le ciel s’ouvrait, comme si la terre basculait sur son axe et tout soudain resplendissait dans une aveuglante lumière. Flottant de-ci de-là entre profit et perte. 1986, 1987. Tout cela pèse lourd et nous casse les reins. Hombres que nous sommes, poussière d’atomes balayée par les vents. Comme il est bon de s’étendre dans le creux de tes bras et de fermer les yeux. J’ai vaincu la fatigue. Est-ce la vie, cette clameur qu’on entend, ce piétinement de troupeau fourbu mais impatient ? Un peu plus tôt, un peu plus tard, cela m’est bien égal. 1916, 1917 ou 18, cet homme en uniforme au regard éperdu, une badine à la main, à ses pieds un petit chien, est-ce bien lui mon arrière-grand-père ? Ainsi que pour faire l’amour tu n’as pas ton pareil. À se serrer les coudes. Vaille que vaille. Qu’un jour puisse s’effacer ce que nous avons vu. Parce que nous étions là. Que nous sommes de la même lignée. Ou comme si nous avions voulu penser la détresse et comme si nous avions alors compris quel en était le prix. Au jour le jour. Oh c’est ainsi, c’est ainsi. Car il y en a qui ne savent pas se souvenir tout bas. Jusqu’à jamais. 

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Signes des temps, par Maud Thiria

Le moment venu le moment est venu, il est venu. Et d’un bout à l’autre des temps nous n’en finirons pas de faire le compte de nos morts dont le tas est au-delà du monticule. À se tourner les pouces. À se rompre les os. À se tirer la langue. À sauter sur les lits, à faire des noeuds de sa tête ou bien de mauvais rêves. À bas papillons et sauterelles. À bas les gendarmes. À n’y voir que du feu. À bas. C’est arrivé, cela arrive, ça arrivera. Car nous avons, nous avons tous des yeux mais nous ne voyons pas ; une bouche mais nous ne parlons pas ; nous avons des oreilles et c’est pour ne pas entendre ; un nez qui ne sait point sentir ; des mains mais elles ne savent plus produire des proses ; le sang vert a perdu le chemin ; nous avons des pattes, nous en avons certes, mais leurs traces ne font que tourner en rond et ne nous mènent nulle part. Trop peu, peut-être, ou sinon si amputées qu’au fond c’est mieux. Pourquoi, mais pourquoi faut-il donc qu’il en soit ainsi ? 1977, 1978, 1979, 1980, 1981, 1982. Tout le monde et non seulement l’homme mais la femme. J’ai dormi et j’ai dormi et j’ai commis mille cauchemars et voici que grâce à toi j’ai connu le goût du sang frais et de la pomme acidulée. D’une pierre deux coups. J’ai commencé très tôt la cueillette. T’es donc poire si t’y crois encore. Qu’avons-nous vu ? Qu’avons-nous fait ? Avons-nous seulement réagi ? Il y avait des insectes à moitié mort et il y avait des fruits à moitié pourris et à présent voici qu’ils se rapprochent. Du sang d’homme sur les pommes. J’en aurai le cœur net. 1983 et 1984 et 1985. La peau, les artichauts, la groseille, les framboises, les carottes, les asperges, les coings, les pommes, la peau. Et comme il est douloureux parfois de se regarder dans la glace et de discerner derrière le masque avantageux les traits ternes, blancs et gris et violets et rapeux qui sont les nôtres en vérité. Dans la pleine lumière du jour. J’ai déjà plus que les dents et la peau sur les os. J’ai l’impression de voir le monde comme si je n’en étais déjà plus. Parce que c’est bien ainsi. Mima, Eugénie, Suzanne, Lucienne, Clément, René, Félicia, Tantine Henriette, Mémé Élise, et Dovi et La Francine et Mémé Chocolat et Tonton Émile et son frère Jules. Que sont-ils devenus avec leurs corps oubliés ? Et j’ai senti tes lèvres se poser sur les miennes et j’étais si heureux, c’était comme si le silence criait, comme si la terre basculait sur son axe et tout soudain explosait dans une aveuglante lumière. Flottant de-ci de-là entre profit et perte. 1986, 1987. Tout cela derrière et nous devant. Mais devant derrière quoi puisque tout recommence. Le sang, la pomme, la peau, le sang, la pomme sans cesse cueillie. Il s’agit de se poser la bonne question. Est-ce moi, cette clameur qu’on entend, ce piétinement de troupeau fourbu mais impatient ? Un peu plus loin, un peu plus tard, cela m’est bien égal. 1916, 1917 ou 18, cet homme en uniforme au regard éperdu, une pioche à la main, à ses pieds un petit tas informe, est-ce bien lui mon arrière-grand-père ? Ainsi que pour faire l’aveugle tu n’as pas ton pareil. À se serrer les coudes. Vaille que vaille. Qu’un jour puisse s’effacer ce que nous avons vu. Parce que nous étions là. Que nous sommes issus de la même lignée. Ou comme si nous avions voulu penser la mort et comme si nous avions alors su quel en était le prix. Au jour le jour. Oh c’est ainsi, vivre. Car il y en a qui ne savent pas écrire tout bas. Jusqu’à mourir le moment venu. 

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Dans le trou, par Anne Karen

Le moment venu le moment est là, il est inéluctable. Et d’un bout à l’autre des temps nous n’en finirons pas de faire le compte de nos morts dont le nombre est au-delà du narrable. À se tourner les pouces. À se rompre les os. À se tirer la langue. À sauter sur les lits, à faire des miettes de sa tartine ou bien de mauvais rêves. À capturer papillons et sauterelles. À cajoler les gendarmes. À n’y voir que du feu. À prier. C’est arrivé, cela arrive, ça arrivera. Car nous avons, nous voulons tous des yeux mais nous ne voyons pas ; une bouche mais nous ne parlons pas ; nous avons des oreilles et c’est pour ne pas entendre ; un nez qui ne sait point sentir ; des mains mais elles ne savent plus promulguer de caresses ; le sang va et vient mais il a perdu le chemin ; nous avons des boussoles, nous en avons certes, mais leurs aiguilles ne font que tourner en rond et ne nous mènent nulle part. Trop peu, peut-être, ou sinon si plus aucun repère c’est mieux. Pourquoi, mais pourquoi faut-il donc qu’il en soit ainsi ? 1977, 1978, 1979, 1980, 1981, 1982. Tout le monde et non seulement hier mais aujourd’hui. J’ai grandi et j’ai aimé et j’ai commis mille vétilles et voici que grâce à toi j’ai connu le goût du miel et de la viorne. D’une pierre deux coups. J’ai commencé très tôt la poésie. T’es donc point si perdu. Qu’avons-nous vu ? Qu’avons-nous fait ? Avons-nous seulement vécu ? Il y avait des vieillards et il y avait des cadavres et à présent voici qu’ils se rapprochent. Du pollen sur les murs du cimetière. J’en aurai le cœur net. 1983 et 1984 et 1985. La rhubarbe, les artichauts, la groseille, les framboises, les carottes, les asperges, les coings, les pommes, la menthe. Et comme il est douloureux parfois de se regarder dans la glace et de discerner derrière le masque avantageux les traits fous, las et fades et flous et malades qui sont les nôtres en vérité. Dans la pleine lumière du jour. Je n’aurai bientôt plus que les dents et la peau sur les os. J’ai l’impression de voir le monde comme si je n’en étais déjà plus. Parce que c’est bien ainsi. Mima, Eugénie, Suzanne, Lucas, Clément, René, Félicité, Tantine Henriette, Mémé Élise, et Dovi et La Francine et Mémé Chocolat et Tonton Émile et son béret. Que sont-ils devenus avec leurs corps embaumés ? Et j’ai senti tes lèvres se poser sur les miennes et j’étais si heureux, c’était comme si le monde entier s’ouvrait, comme si la terre basculait sur son axe et tout soudain s’offrait à moi dans une aveuglante lumière. Flottant de-ci de-là entre profit et perte. 1986, 1987. Tout cela passe et nous dépasse. Partir. Un jour. J’irai moi aussi. Est-ce la mort, cette clameur qu’on entend, ce piétinement de troupeau fourbu mais impatient ? Un peu plus tard, un peu plus tôt, cela m’est bien égal. 1916, 1917 ou 18, cet homme en uniforme au regard éperdu, une rose à la main, à ses pieds un petit chien, est-ce bien lui mon arrière-grand-père ? Ainsi que pour faire l’augure tu n’as pas ton pareil. À se serrer les coudes. Vaille que vaille. Qu’un jour puisse s’effacer ce que nous avons vu. Parce que nous étions là. Que nous sommes debout dans la droite lignée. Ou comme si nous avions voulu penser la destinée et comme si nous avions alors deviné quel en était le prix. Au jour le jour. Oh c’est ainsi, mon amour. Car il y en a qui ne savent pas rêver tout bas. Jusqu’à la tombe.

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Signes des temps, par Olivier Hervé

Le moment venu le moment est inattendu, il est suspendu. Et d’un bout à l’autre des temps nous n’en finirons pas de faire le compte de nos morts dont le souvenir est au-delà du vécu. À se tourner les pouces. À se rompre les os. À se tirer la langue. À sauter sur les lits, à faire des nœuds de sa couette ou bien de mauvais rêves. À fantasmer papillons et sauterelles. À travestir les gendarmes. À n’y voir que du feu. À disparaître. C’est arrivé, cela arrive, ça arrivera. Car nous avons, nous avons tous des yeux mais nous ne voyons pas ; une bouche mais nous ne parlons pas ; nous avons des oreilles et c’est pour ne pas entendre ; un nez qui ne sait point sentir ; des mains mais elles ne savent plus protéger des braises ; le sang vicinal a perdu le chemin ; nous avons des ports, nous en avons certes, mais leurs nords ne font que tourner en rond et ne nous mènent nulle part. Trop peu, peut-être, ou sinon si deux c’est mieux. Pourquoi, mais pourquoi faut-il donc qu’il en soit ainsi ? 1977, 1978, 1979, 1980, 1981, 1982. Tout le monde et non seulement Renée mais André. J’ai erré et j’ai déterré et j’ai commis mille forfaits et voici que grâce à toi j’ai connu le goût du ciel et de la plaine. D’une pierre deux coups. J’ai commencé très tôt la galipote. T’es donc pointée si tôt. Qu’avons-nous vu ? Qu’avons-nous fait ? Avons-nous seulement existé ? Il y avait des renards et il y avait des loups et à présent voici qu’ils se rapprochent. Du jaune sur les photos. J’en aurai le cœur net. 1983 et 1984 et 1985. La campagne, les artichauts, la groseille, les framboises, les carottes, les asperges, les coings, les pommes, la cerise. Et comme il est douloureux parfois de se regarder dans la glace et de discerner derrière le masque avantageux les traits tirés, ridés et inspirés et fatigués et reposés qui sont les nôtres en vérité. Dans la pleine lumière du jour. L’absence plus que les dents et la peau sur les os. J’ai l’impression de voir le monde comme si je n’en étais déjà plus. Parce que c’est bien ainsi. Mima, Eugénie, Suzanne, Lucile, Clément, René, Félicien, Tantine Henriette, Mémé Élise, et Dovi et La Francette et Mémé Chocolat et Tonton Émile et son carlin. Que sont-ils devenus avec leurs corps malins ? Et j’ai senti tes lèvres se poser sur les peines et j’étais si heureux, c’était comme si le crépuscule, comme si la terre basculait sur son axe et tout soudain nageait dans une aveuglante lumière. Flottant de-ci de-là entre profit et perte. 1986, 1987. Tout cela remonte et nous démonte. Lentement. Doucement. L’effacement. Est-ce déchirant (ou charmant), cette clameur qu’on entend, ce piétinement de troupeau fourbu mais impatient ? Un peu plus loin, un peu plus près, cela m’est bien étrange. 1916, 1917 ou 18, cet homme en uniforme au regard éperdu, une lettre à la main, à ses pieds un petit crâne, est-ce bien lui mon arrière-grand-père ? Ainsi que pour faire l’autruche tu n’as pas ton pareil. À se serrer les coudes. Vaille que vaille. Qu’un jour puisse s’effacer ce que nous avons vu. Parce que nous étions là. Que nous sommes serons de la même lignée. Ou comme si nous avions voulu penser la vie et comme si nous avions alors saisi quel en était le prix. Au jour le jour. Oh c’est ainsi, chérie. Car il y en a qui ne savent pas voler tout bas. Jusqu’à Victoria.

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