Tutoiements

par Daniel Cabanis

.

.

01

Tu as un chez-toi : un abri en dur, trou dans la roche, une grotte. Ce logement ne t’appartient pas. La roche en général est à tout le monde : ici, elle est propriété d’un groupe de spéculateurs privés. Locataire, à tout moment tu risques l’expulsion. Et même la mort si tu t’opposes aux projets immobiliers de tes bailleurs. Tu aurais dû trouer plus loin pour t’épargner incertitude et loyers abusifs, il est trop tard maintenant : tu n’as plus la force de partir. Stocke de l’eau, des vivres; fais murer l’entrée de la grotte : attends la suite.

.

02

Tu as un travail : gardien de falaise. Une planque. Il n’y a rien à garder. Été comme hiver, le site est désert. Sûr, ici ça pue la mort lente, mais tu es payé pour. Pas lourd, mais payé. Un pékin égaré s’approche, tu pousses un gueulement, il détale. S’il s’obstine, tu incendies son K-way avec les charbons ardents de ton brasero : il abandonne. Certains jours (rares), un pan de falaise se détache et dégringole, formant chaos là où avant il n’y avait rien. Rédige un rapport, envoie-le, qu’ils classent l’affaire. Et reprends la routine.

.

03

Tu as une tête : ce n’est pas donné à tous les têtus, observons-la. De loin, elle semble celle d’un vieil empereur romain pétrifié. De près, c’est moins bien : plutôt une tête de nos jours, de tyran turc. Je n’aime pas : proche ou lointain, ton faciès de kapo pète-sec ne me dit rien (muet soit-il) ni ne m’engage. Un délit de sale gueule, ici, est constitué, qu’il faut punir sans délai. Le cassage s’impose. Coups de poing nets, portés fort, frappes chirurgicales qui te font la tête à Toto : je préfère ça. À présent, causons météo si tu veux.

.

04

Tu as un nom : il ne comporte que des consonnes, ce qui le rend imprononçable. Ce n’est pas commun. Je fais avec. Je pourrais te coller à la peau un surnom, te siffler (ou te psitter), mais ces biais me déplaisent. Je les dédaigne, et me passe de t’appeler. Ce n’est  pas indispensable, après tout. J’ai l’air de t’ignorer : ça m’amuse. Ce nom imprononçable, l’administration t’a refusé de le changer. Il est pourtant ridicule et risible en un sens, pas assez semble-t-il; ou pas autant que ce Houaoua par quoi tu espérais le remplacer.

.

05

Tu as un projet : devenir mou. Je comprends. Tu en as ta claque des rigidités : règles, règlements, droites et droitures. Tu aimerais te courber sans mal, devenir flasque, débander : mollir tranquille. Projet radical : tu vas avoir du fil. Et contre toi, les réacs du Parti Vertical. Bien. On attaque avec six mois d’Émol 500, pour doper ta plasticité. Ensuite, ablation du squelette en totalité ou en partie (minimum 70 %). L’opération est complexe. Tu en ressors réduit à l’état de quasi-mollusque : c’est le but du jeu. À toi la belle vie.

.

06

Tu as un passé : zones d’ombre et trous noirs dans ta biographie autorisée. C’est troublant. Que faisais-tu le 4 août, le 6 juin, le 22 mars, le 10 mai, le 9 novembre, le 30 janvier ? Bizarrement, rien. Alors que grinçait la roue de l’Histoire, toi, tu dormais de plomb. À Hiroshima, qu’as-tu vu ? Après Auschwitz, qu’as-tu écrit ? Ah oui, des poèmes et des romans tièdes. Salaud. Ta bio, va falloir la revoir avec soin de sorte que transparaisse ton passé dégueulasse. Avoue tes crimes, fais amende. Après, tu pourras te faire oublier.

.

07

Tu as une boîte : semblable à celle des danseurs de Saint Guy et autres furieux déclarés catastrophes ambulantes : une boîte noire. En réalité, elle est orange, avec des bretelles blanches, et se porte tel un sac à dos. Très chic ! Non. Tape-à-l’œil. Mais, là n’est pas. Où est passée cette boîte ? Tu protestes qu’elle est perdue. On ne te croit pas. Il nous la faut. Elle contient l’historique en chiffres + métadonnées de tes errements et le récité sur le vif de ton dernier crash. Allez, rends la boîte. Ne nous oblige pas à fouiller partout.

.

08

Tu as un plan : un d’évasion, je suppose (car un de table, de vol, un B, même un américain, serait ici sans objet). Bon. J’ai discuté avec le taulier. Il t’a à la bonne. Il sait que tu as déjà l’étoffe et le cuir et il s’attend à ce que tu prennes aussi la poudre et les voiles. Aussi, quand il te verra passer l’air de rien devant son guichet, il fermera les yeux. Ensuite, sors ton plan : exécute-le. Dégomme à droite à gauche, pousse avant, vise loin, passe mur, va aux plotes et tire-toi. Si tu réussis, tu t’évapores; autrement, tu es la risée de.

.

09

Tu as un enfant : un fils de 15 ans qui n’est pas ressemblant. De face ou profil et même de dos, aucun air de famille : ni ta raideur ni ta laideur. Pour la mère, tu n’es pas le père bio; elle affirme un autre géniteur sans savoir parmi les possibles lequel précisément. Ce flou soutenu aurait pu te froisser : il n’a pas, tant mieux. Mais bientôt va tarauder le fils un désir de tuer le père. Il y a urgence à dissiper le brouillard. Test ADN pour tout le monde : que le père de ton fils soit enfin repéré ! Et qu’il meure à ta place dignement.

.

[Illustration : Daniel Cabanis]

2 commentaires sur “Tutoiements

  1. Très rejouissant, par quelque bout qu’on le prenne, ce texte : le son, le sens, les couleurs ou les gestes, et plus selon affinités !

    J’aime

Laisser un commentaire