En vulgaire parlure

par Antoine Brea

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Chère revue Catastrophes,

Tu sais sans doute qu’au septième cercle de sa géographie infernale, dans un désert de sable arrosé de flocons incandescents, Dante martyrise une classe particulière de damnés : les bafoueurs de la parlure. Il reproche en premier à ces intellectuels d’avoir méprisé, au travers de leurs écrits, la « parlure vulgaire », c’est-à-dire leur langue commune, celle que Dieu leur avait mis dans la bouche, lui préférant un idiome étranger. Ainsi de Brunetto Latini, vieux maître estimé du poète, condamné pour avoir écrit son Livres dou Tresor non pas en italien, ni même en bon latin, mais en lointain picard. Mais dans les sables surchauffés, l’auteur de la Comédie persécute aussi les bafoueurs de la parlure des autres, et les bafoueurs du sens. Par exemple Franciscus Accursius, réputé pour sa glose du Code justinien, dont il avait si bien tordu les énoncés que personne n’y entendait plus goutte. Ou Andrea de’ Mozzi, religieux florentin qui, voulant rire, racontait du haut de sa chaire des énormités sur les Écritures.

Moi qui aime les climats tempérés, qui fuis épouvanté dès qu’il fait chaud, attrape des coups de soleil si on dépasse les vingt degrés et tourne de l’œil même en Bretagne l’automne à la plage, c’est peu dire que j’ai des sueurs à cause de ces passages de la Comédie qui me font m’imaginer, après la mort, rissolant sans fin à mon tour au milieu de grandes solitudes incendiées. Car il est entendu que le « vulgaire » proto-italien utilisé par Dante pour son poème (sans parler du « vulgaire illustre » qu’il théorise ailleurs) a peu à voir avec la « vulgaire parlure » inspirée du folklore urbain, mâtinée d’archaïsmes et d’antépositions potaches, dans quoi je me suis plu à faire tinter en demi-français son poème. Et l’on sait que le Florentin n’était pas procureur enclin à excuser souvent le rire. Une chance encore qu’au trente-deuxième chant, où sont réduits en surgelés les coupables d’avoir trahi, Dante n’ait rien prévu à l’encontre des « traducteurs-traditeurs » stigmatisés plus tard par du Bellay. Souhaitons que le lecteur, lui, pour peu qu’il se penche sur ma version, soit mieux armé d’humour ou de pitié.

Voici donc pour toi, chère revue Catastrophes, puisque tu as la gentillesse de t’y intéresser, le sixième chant de ce que je n’ose appeler ma traduction de l’Enfer de Dante (« variation » ? « interprétation » ? « révision » ? « hommage » ? « éclat de rire » ?).

Bien catastrophiquement à toi,

AB



L’ENFER DE DANTE
MIS EN VULGAIRE PARLURE


par Antoine Brea

CHANT 6




à paraître le 19 AOÛT 2021





COLL. « SÉRIE QR » (QR160)

aux éditions LE QUARTANIER

 

Troisième cercle, où des gourmets sur le carreau sont saucés par le temps pérave. – Cerbère aboie et mord. – « Ciacco », un pays à Dante, prophétise. – Leçon sur la vie future des claqués.

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Recouvrant ma conscience, chavirée
de deuil pour ce tandem d’apparentés,
une grand pitié m’ayant déchiré,

nouveaux tourments, et nouveaux tourmentés,
m’arrivent autour, où que je me torde,
où que j’aille, où que je veux m’orienter.

J’en suis au cercle trois : sans fin des cordes
maléfiques, glacées, lourdes l’arrosent,
de manière ou matière monocordes.

Grosse grêle, neige et flotte pas roses
dégringolent à travers la nuit sombre :
le terrain pue de recevoir ces choses.

Le bestial Cerbère, qu’on y dénombre,
avec ses trois gueules chiennement gronde
dessus les gens trempés dans ces encombres.

Son œil : rouquin ! Sa barbe : noire, immonde !
Son ventre : gros ! Ses ongles : des rabots ! –
il gratte et défait les morts à la ronde.

Et la flotte, eux, les fait japper, cabots !
D’un flanc ils se mettent l’autre à couvert,
virant et revirant, pauvres ribauds.

Quand nous vit Cerbère, l’hénaurme ver,
il nous fit bien mirer tous ses chicots,
les quatre pattes frémissant sévère.

Mon guideur alors, vers ses haricots,
prit de la boue qu’il jeta, pleines pognes,
dans les grottes sans fond de l’asticot.

Tel un clebs qui s’étrangle, aboie, et grogne,
calmé par la gamelle en y mordant
(car pris à bouffer il trime et besogne) :

tel firent les trois museaux discordants
qui d’un si gros ramdam les morts étonnent
qu’ils voudraient mieux être malentendants.

Nous arquions entre les ombres qu’harponnent
les hallebardes de la pluie, nos pattes
butant dans leur vague aspect de personnes.

Elles gisaient toutes au carreau, plates,
sauf une qui se mit assise à peine
nous sentit-elle sur ses omoplates.

« Ô toi que dans cet enfer on entraîne ! »
dit-elle, « tu me remets ? C’est possible :
t’étais fait quand on m’a défait. » J’enchaîne :

« La douleur qui te déforme (terrible !)
peut-être te tire de ma mémoire.
T’ai-je vraiment vu avant l’invisible ?

Qui donc es-tu, qui dans cet assommoir
purge une si vertement fichue peine
qu’aucune, très dure, est plus vexatoire ? »

Et lui à moi : « Ta ville, qu’est tout pleine
d’envie lui débordant le carafon,
m’avait par ses rues dans la vie sereine.

Chez vous j’étais ce Ciacco, un bouffon !
C’est pour mes maudits écarts de la panse
que sous la saucée, tu le vois, je fonds.

Mais je n’étais pas qu’un, comme nuisance :
tous ici pâtissent de ces tourments
pour le même vice ! » Sur ce, silence.

Je relançai : « Ciacco, ton châtiment
me fait du mal, j’en ai la goutte aux yeux !
Mais dis, si tu sais, à quel dénouement

ira notre patrie coupée en deux ;
si y a là un Juste ; et l’explication
pour quoi la mordent tant de contentieux. »

Alors lui : « Après les altercations,
ça sera saignant ! Et le camp sauvage
saquera l’autre avec humiliations.

Puis adviendra que ce camp-là dégage
sous trois soleils, et que l’autre se venge
grâce à un tiers qui entre deux eaux nage.

Ce camp-ci tiendra un temps haut la frange,
enchristant les vaincus en chaînes lourdes
malgré plaintes et honte qui démangent.

De Justes, j’en vois deux : elle y est sourde !
Fierté, envie, avarice : ça sont
dans les cœurs les incendiaires falourdes. »

Et son foin finit de cette façon.
Mais moi : « Je voudrais bien que tu alignes
plus de faits, et me fais plus grand leçon :

Farinata, Tegghiaio, gens dignes,
Rusticucci, Arigo et Mosca,
tous suivant du Bel-Agir les consignes :

où qu’ils crèchent ? Fais que je sais leur cas,
car grand désir de connaître me pince
si le ciel ou l’enfer les convoqua. »

Lui : « Ils sont dans des plus noirs cacheminces,
de vils crimes les gravent loin au fond !
vas là-bas, tu auras l’œil qui s’en rince.

Mais retour au doux monde des tréfonds,
rappelle mon blase aux gens, je t’implore !
J’en dis pas plus, j’ai répondu à fond. »

Alors son franc regard pivote, encore
planté en moi, puis fléchissant son blaire,
il retombe sans vue entre les morts.

Virgile : « Il se remettra plus en l’air
avant la musique aux cuivres célestes,
quand surviendra la puissance adversaire.

Chacun reverra son tombeau funeste
et retrouvera son lard, sa figure,
oyant l’infini qui se manifeste. »

Ainsi antifions-nous dans la mixture
sale des morts et de l’eau, à lents pas,
devisant à propos de vie future.

Je dis : « Maître, les tourments du trépas
vont-ils croître après le grand Tribunal ?
Ou être moindres ? Ou si durs ? Ou pas ? »

Lui : « Révise ton savoir primordial
voulant qu’au plus la chose est sans défaut,
plus elle reçoit de bien, ou de mal.

Donc, bien que tous ces miséreux pierrots
entreront pas en perfection totale,
plus bas les attend plutôt que plus haut. »

Jasant bien plus long que je ne l’étale,
nous fîmes en rond tout un long chemin,
aboutissant en point où ça dévale.

Là : Plutus, l’ennemi numéro un…

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[Illustration : tableau de Jean Dubuffet]

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