Trois poèmes

par Wendy Chen. Traduit de l’anglais (USA) par Geoffrey Pauly

.

.

Toutes leurs horribles particules

J’en appelle aux morts – les morts de ma famille.
Je leur attrape les cheveux à pleines mains pour les sortir de terre.
J’ausculte leurs corps, verts comme l’acide, à la recherche de traces de mon propre corps.

Comment puis-je détourner le regard ? D’eux, de leurs visages ?

Leurs os, attachés les uns aux autres,
sont autant de pierres sur le collier
que je me passe autour du cou.

Leurs vies se déversent en moi par un robinet d’argent
que je ne peux pas fermer. Et leurs morts aussi –

suicide, suicide :
la pathologie familiale.

A tous les coups, ça s’est cristallisé à l’intérieur de moi,
toutes leurs horribles particules.
A tous les coups, j’en porte la marque.

Si j’étais l’aînée, mystique ou pure
comme un drap de coton qui ondoie dans le vent –

Non.

Je suis une ardoise tachée,
qui porte les empreintes des morts comme des cicatrices.
Est-ce qu’ils confessent ce qu’ils ont dû faire pour me mettre au monde ?

Ils étendent leurs mains sur moi
comme de longues algues.

Quand je pose ma bouche à mes pieds,
incapable de parler,
je sens leur tristesse difforme
qui passe comme un peigne dans mes cheveux.

.

.

Pas la peine de dire

que je suis née ici
dans une petite maison rouge
sur le fleuve Connecticut.

Durant l’hiver, on marchait souvent
près de ses longues bandes de glace
d’un bleu de Listerine,

bien conscients que le printemps
changerait nos empreintes
en flaques d’eau,

et cette eau
en argile de la Nouvelle-Angleterre.

Non. Je ne suis pas
Américaine.
Pour vous, je ne viens pas

d’un pays,
je viens de l’Est,
et mon corps sent bon
l’anis étoilée.

.

.

Rituels

Grand-mère se demandait, tandis que je lui coupais les cheveux,
si j’allais la pleurer quand elle mourrait.

A la télévision, un chœur discordant
de jeunes filles en pleurs
s’attroupait autour d’un drap
blanc, celui de la mère.

Elle ne croit pas à la vie après la mort,
seulement dans les rituels traditionnels.

Mère pense que nous renaîtrons.
Elle n’a pas envie de perdre son temps
en cérémonies, dans la tombe.
Elle dit qu’on
se retrouvera.

Mais Yama, qui reçoit les âmes des morts
dans la salle du jugement,
dit que nous devons oublier
nos vies passées.

Il choisit
quelle punition doit nous échoir :
vingt, quarante, peut-être
cent ans
de pleurs
doivent s’écouler avant que nous puissions revenir
neufs et sans couleur.

Grand-mère sort de la douche.
Désormais les jeunes filles se sont apaisées. Un homme
vend des ciseaux.

Je la sèche avec la serviette. D’abord les cheveux,
gris perle semés de mèches blanches.
La nuque, les épaules, et les patches
bruns contre le diabète. La colonne vertébrale,
sa courbure d’un jaune laiteux et, à sa base,
un grain de beauté d’un violet pâle.

Elle soulève un sein, puis l’autre,
pour que je puisse la sécher. Ils se sont distendus avec le temps
et tombent sur son ventre, la peau plus fine
que de la feuille de brique

Les longues veines
dans chaque sein
sont bleues,
un bleu qui affleure
si clair qu’il faudra plus
de cent ans pour l’oublier.

.

.

Un commentaire sur “Trois poèmes

Laisser un commentaire