Entrée des médiums

[Sentier critique] par Laurent Albarracin. Toutes les contributions poésie & cinéma.

à propos de Sandra Moussempès, Cinéma de l’affect (Boucles de voix off pour film fantôme), Éditions de l’Attente, 2020.

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Si l’on veut bien admettre que la notion d’autofiction peut s’appliquer autant au poème qu’au roman, alors le livre de Sandra Moussempès en est un cas exemplaire. Ça n’est pas que le poème ici mêle plus qu’un autre le réel à l’imaginaire (quel poème ne fait pas cela tout le temps ?) ni même seulement que des éléments autobiographiques se trouvent sublimés par leur mise en fiction poétique, c’est plutôt qu’ici le poème est un dispositif textuel qui utilise le réel et ses sollicitations pour capturer une voix à elle-même inconnue, pour captiver une intimité secrète et inaccessible autrement que par ce dispositif. Le livre est une boîte faite de phrases et qui piège d’autres phrases. Un objet technique (un parallélépipède de papier) somme toute assez froid, mais capable de contenir une réalité vocale : la voix de son autrice (terme qu’on préfèrera ici à auteure tant l’autrice en l’occurrence est une auditrice) comme celles, multiples, qui la traversent. Le poème chez elle est en effet un réseau métaphorique dans lequel s’attrapent et s’emprisonnent d’étranges énoncés. La poésie de Sandra Moussempès ne chante pas, ne loue pas, elle n’est pas lyrique, elle est même apparemment le contraire de cela : un simple appareil d’enregistrement où tout ce qui est consigné sert encore à constater, presque sèchement, objectivement, ce qui vient. Paradoxe, car alors ce qui est dit n’est rien d’autre que ce qui capte ce qui se dit.

Il y a bien pourtant un contenu autobiographique dans ces pages, un fond de vérité vécue, mais il est comme vidé, fantomatique, travaillé par la question de sa disparition, et largement fantasmé. Exemple de « fait » présent dans le texte : l’autrice a pu entendre sur YouTube la voix de son ancêtre, la cantatrice sicilienne Angelica Pandolfini, enregistrée en 1903 sur gramophone. C’est l’occasion d’une petite enquête généalogique et familiale qui confirmera une sorte de légende personnelle à son propre usage, à savoir que sa vocation de chanteuse – et même de chanteuse d’opéra selon le souhait non réalisé du père – lui vienne de ses ancêtres. Le poème en lui-même ne chante pas mais il ne parle que de cela, le thème de la voix y est alors peut-être ce qui revient de cette vocation première qui fut enfouie sous des générations. L’écriture serait pour Sandra Moussempès un substitut du chant, non parce que l’écriture elle aussi chante (ce serait une illusion de le croire, un mensonge de le dire), mais parce qu’elle enregistre froidement, machinalement presque, ce désir de chant et qu’il y est inscrit en creux, en absence, en fantasme pur assumé comme tel. Ce serait même précisément parce que l’écriture littéralement ne chante pas qu’elle garde, comme mélancoliquement, la trace de la voix (à entendre comme vocation profonde et comme vérité intime). 

Le « cinéma de l’affect » du poème, ce serait cela : la dénonciation par l’écriture elle-même de la croyance que l’écriture pourrait rendre compte des affects autant qu’un autre art (la musique par exemple) et à la fois la mise en images de ce manque, de ce défaut de la voix dans la langue poétique. Il y a un devenir-image du son qui opère dans le poème : la voix ne peut guère que « faire son cinéma », se mettre en scène ostensiblement, dans une scénographie qui cherche à (visuellement) la capter. On peut aussi entendre ceci dans le titre: c’est quand le poème affecte d’être un cinéma (qu’il surjoue le jeu, le faux) qu’il affecte (qu’il touche réellement) la réalité. À ce jeu du vrai et du faux, de la vérité autobiographique et de son fantasme autofictionnel, Sandra Moussempès joue comme avec le feu.

Le recueil, composé de sept sections, sept boucles qui s’enchaînent et s’escamotent l’une l’autre, fonctionne sur un jeu métaphorique qui fait se rejoindre plusieurs champs lexicaux : essentiellement ceux de la voix (et de l’appareillage technique qui permet de l’enregistrer ou de la restituer) et tout ce qui relève du paranormal, du spiritisme. Ainsi tout un vocabulaire permet de recouper ces deux domaines et d’en flouter la frontière : le magnétisme (la bande magnétique des K7 audio et le magnétisme qui renvoie à l’aura), les grésillements et le « souffle », la possession (on possède une voix mais tout autant la voix nous possède, nous habite). Les mots qui servent à caractériser les voix (hauteur, ton, timbre, tessiture, texture) sont souvent ambivalents et mordent sur le règne de la sensation visuelle ou tactile, voire leur confèrent une dimension textuelle. 

La psychanalyse fournit à Sandra Moussempès des motifs (des motivations et des figures) où des parallèles s’établissent et se croisent en quelque sorte à l’infini de leur prolongement : 

Il y a des ciseaux géants (…) qui reviennent souvent dans le récit de façon invisible, soit pour couper le son soit pour résoudre une énigme familiale en la sectionnant (…). 

Tout se passe comme si une ellipse temporelle avait servi, en coupant de la pellicule dans la succession des générations, au montage de la vie de Sandra Moussempès (qui est chanteuse et artiste vocale en plus d’être poète) et que, parallèlement, en coupant le son, en occultant la voix à l’écrit, le poème remplaçait le chant, fût-ce momentanément, par la projection fantasmatique, spectrale, d’images. L’écriture ne fait taire le chant que parce qu’elle le rejoue sur un mode cinématographique comme la voix d’Angelica Pandolfini ne se sera tue pendant un siècle que pour la faire revenir en fantôme. 

Le fantôme, le spectre, l’ectoplasme ne sont pas des figures empruntées gratuitement à un genre cinématographique particulier, le film gothique : ils sont l’incarnation visuelle (précisément parce qu’elle y est décharnée, éthérée, évanescente) de la voix, c’est-à dire son apparition qui ne peut que disparaître en même temps qu’elle apparaît. Si le poème cherche à donner une forme solide, écrite à la voix par essence fluente, celle-là ne peut être que spectrale et n’advenir que sous le mode de son surgissement involontaire et incontrôlé. Car précisément le fantôme est cette forme qui ne se maintient pas autrement qu’en revenant. Il ne se conserve jamais que dans l’opiniâtreté d’un retour (du refoulé). Il est vivant de sa remémoration et n’a pour toute matière que sa réminiscence. Pour le dire en une seule formule : le fantôme n’a de consistance que d’insistance. De même la voix n’existe dans le poème qu’en tant qu’elle cogne à la vitre, qu’en tant qu’elle persiste à vouloir y entrer. 

C’est là que le dispositif textuel du poème de Sandra Moussempès nous parait particulièrement fécond : posant des énoncés qui ne sont que des leurres, qui ne font rien d’autre qu’en appeler d’autres pour les attirer dans le piège qu’ils élaborent ensemble, le poème parvient à faire affleurer sur l’écran de la conscience des phrases venues directement de l’inconscient et qui valent pour l’inquiétante étrangeté qu’elles manifestent. Alors même que le poème parait d’abord être un dispositif technique, une construction artificielle et autofictionnelle, un jeu de références (notamment cinématographiques), il s’avère capable de révéler (au sens photographique) une sorte de message automatique. Chacune des phrases manifeste alors un Unheimliche, un malaise né de la rencontre du familier et de l’étrange. Alors que le poème se donne a priori comme un jeu de construction parfaitement maîtrisé, on croirait parfois entendre à l’œuvre un automatisme verbo-auditif dans la pure tradition surréaliste. L’ambition de Sandra Moussempès n’est pas tant de fixer la voix dans le poème que de tisser une trame assez lâche pour que les mailles du filet laissent passer parfois la voix de l’inconscient. 

Dans notre forêt nous formulons la « précarité » d’une horloge.

ou

Je décide d’épier une doctrine et non les écureuils qui se télescopent dans le brouillard. 

Le thème de l’archivage des sons, de la muséification des voix, l’interrogation sur leur devenir lorsqu’elles sont enfouies dans tel ou tel appareil (magnétophone ou boîte de messagerie vocale) sont l’occasion pour l’autrice de rêver à leur puissance, à leur potentialité (est-ce qu’une voix qu’on n’actualise pas existe ? est-ce qu’elle conserve sa jeunesse dans le tombeau où on la dépose ?). Est-ce que tout ce qui disparaît, en définitive, ne continue pas de chanter à l’oreille, de murmurer son retour, d’être la bande-son de notre rapport au réel ? Peut-être que ce qui est perdu continue d’exister comme voix off (fût elle justement éteinte mais ne demandant qu’à être réanimée) et de disséminer dans le présent tel « un diffuseur d’huiles essentielles stroboscopique » ?

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