Mon premier visage

Par Sarah Wetzel. Traduit de l’anglais par Sabine Huynh.

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Pendant quarante-cinq ans, Borges sombra dans la cécité,
perdant d’abord le gris et le vert, les petits caractères,
les nervures des feuilles, puis la différence entre le bleu
céruléen et le saphir, le rouge Chianti et le clairet. À la fin
toutes les éditions de Shakespeare se mêlèrent, l’amour ne voit pas
avec les yeux, l’ailé Cupidon est peint aveugle. Cinq ans plus tard,
tout fut noir et Borges dit : J’ai toujours imaginé le paradis comme
une sorte de bibliothèque… Personne ne demanda ce que, laissé
à votre labyrinthe de ténèbres, vous imaginiez désormais.
Un homme que j’ai épousé m’a dit, un matin : Je crois que je ne t’aime pas.
Nous étions mariés depuis douze ans et il lui en a fallu
deux de plus pour décamper. Franchement,
je ne l’ai jamais aimé, même le jour où j’ai dit oui. Pourtant je sais
que je serais encore avec lui aujourd’hui, s’il n’était pas parti. Borges savait
dès son plus jeune âge, que comme son père et le père de son père, il serait
aveugle. C’est pourquoi il lut tous les livres avant ses cinquante ans, refusa
d’apprendre le braille et fut capable de dire juste en prêtant l’oreille,
combien de livres contenait une librairie. Même aveugle,
il pouvait dessiner son propre visage – un gribouillage sans yeux
ni bouche, une pelote de fil noir jetée sur la blancheur d’une feuille
de papier. Ce qui est écrit noir sur blanc ne contient pas toujours la vérité.
J’ai aimé cet homme et, ne serait-ce qu’un peu, je l’aime encore.

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