Abécédaire éthico-pathologique

par Marc Wetzel

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Aveu – Comme dirait un imbécile (que je crains de connaître parfaitement), je suis « un bègue lâche et hypocrite, mais scrupuleux »

Bingo – « Gardez toujours dans un coin de votre tête, au moment de bientôt réussir votre agreg, ce fait indiscutable » m’avait murmuré Sartre en souriant, « de la réussite sociale des sots ».

Cheminement – J’ai vécu tout un destin d’obstruction sur les heurtoirs anodins du K, du P, du T, et même du M. On a l’indépassable qu’on peut. Mais cela a quelque chose de pratique : dès que, ahanant mes implosions vocales, je commençais à me justifier, à m’indigner ou même à m’excuser, on me faisait taire (avec compassion stupéfiée). On ne demande aucun compte érudit à un cancre ; ni ne taquine un malvoyant sur ses croquis. J’avais ainsi silence garanti et calibré au poinçon d’or !

Dis donc ! – Roger Blin, que nous avions, Martine et moi, croisé par hasard  – passablement aviné ? – près du théâtre de l’Odéon, Blin dont le bégaiement , dès la scène ou le plateau quittés, était extraordinairement intrusif et douloureux, m’en avait dit ceci : « Vous verrez. Comme Jouvet, on arrive, par un terrifiant travail, à chanter en parlant – et cela règle l’essentiel aussi pour moi. Mais c’est lorsque, vieux et fragile, on n’a plus la ressource (ni la patience) de chanter tout ce qu’on a à dire, que l’impasse vivante se forme, remonte, vous scelle la glotte et termine l’épatant sursis » !

Épatante – « Épatante » aussi semblait au phoniatre farfelu mon image de « l’harmonica piégé ». Ma métaphore, prétendait-il, le changeait du tout-venant des bègues, des mal-fichus du débit, tous « cons » – à l’en croire – « comme des gorilles ».

Fraternels conseils – J’en retiens trois sur mille. « Oublie que tu parles, et tout ira bien » me disait ma marraine (nette, mais bienveillante) Christiane. « Ne va pas vérifier sur chaque mot à quelle heure il sort, ou à quelle vitesse. Fais comme tout le monde » me soutenait mon grand-père, « simule et laisse couler ». Enfin, le psy pied-noir qui me servait de parrain : « Si tu veux vraiment t’évader du langage, mon petit vieux (!), choisis d’autres portes que les mots » ! mais la réalité était et demeure : j’accroche sur certaines sonorités aussi naturellement qu’on bute sur des objets infiniment proches, aussi absurdement qu’on se laisse surprendre par des choses très bien connues.

Géologie hors-sol – Une simple immuable peur de devoir parler, et le constant contournement d’à peu près deux sons sur cinq conduisent le bègue usuel à une souveraineté de l’esquive qui le fait lâche (face aux êtres) et hypocrite (face aux pensées). Ce fut mon lot d’ange trois fois piteux.

Hue ! – Quoi de plus lâche en effet que s’agenouiller dans un labyrinthe (la prière lancée y ignore même quelle direction prendre) ? Quoi de plus lâche que faire des pompes dans le vestiaire d’une salle de torture (c’est s’affermir les muscles pour les faire mieux broyer).  Quoi de plus lâche encore que brandir publiquement, en plein carnage, son attestation d’échec à l’épreuve finale de Formation de secouriste (alors, l’incompétence, nullement fâchée de ne pas gouverner, règne !). Quoi de plus lâche enfin que de menotter le poignet d’un traître, passer l’autre boucle autour de son propre bras, puis crier qu’on est bien forcé de se faire la malle (traîné et entraîné par l’odieux fuyard qui court vers son pays de cœur) ? La voix bègue fait tout ça tout le temps.

In memoriam – L’hypocrisie est, elle, le seul moyen pour un lâche d’être lucide. Le contact conscient avec l’ordre des choses (qui reste la plus précieuse avancée du vivant raisonnable) n’est pour lui qu’à ce prix. 

Je – J’ai fait tailleur de concepts, faute simplement de savoir raccommoder les sons !

K.O. – « Tu veux toujours te faire remarquer » me disait ma mère, mécontente. « La preuve : butant à ce point sur tes mots, tu veux qu’on se rappelle non ce qu’on pourrait tout de suite oublier (ce que tu dis), mais ce qui va nous hanter toujours (que tu l’aies si laborieusement ânonné !) 

Lèvres couardes – Ce n’est pas qu’on soit lâche ; c’est qu’on compte résolument sur son courage d’un peu plus tard. A présent loin dans sa vie (qui ne pourra guère être beaucoup plus longue), on cherche nos actes de bravoure ; on ne trouve que de superbes occasions d’en avoir produits… C’est qu’on s’est arrangé toujours pour juger que l’autre à secourir serait bien assez vaillant pour deux. Et puis l’on plaide l’hébétude propre à l’effroi : le temps de comprendre qu’on  vient d’être offensé, le type d’en face a pu lever une armée. Alors on presse les yeux et baisse le pas .

My God !  On se traîne enfin dans une chapelle pour s’accuser d’être un pleutre. Le prêtre a une réponse nette : il préfère à tout prendre, dit-il, les Narcisse qui, eux, peuvent encore « se regarder dans une glace » !   

Néance – Tout hypocrite meurt bête, s’étant condamné toute la vie à n’admirer que de dos.    

Odeur de pétochard – C’est la peur de défaillir au moindre risque encouru ; oui, celle d’encourir de mourir. La certitude aussi qu’on périrait d’oser vivre à peine autrement. Alors on fuit même les excuses à donner, les justifications à fournir, tous les lieux de sang-froid normaux. Quand la présence de contemporains sourcilleux du même péril force à répondre, la veulerie bat des records : « On ne peut pas faire boy-scout vingt-quatre heures sur vingt-quatre », « Pour avoir la conduite de vie dont on me rêve capable, je garde la vie d’abord ! », « Ce n’est pas du tout être utile ou juste que je crains, mais les défis à relever pour y parvenir », « Un peu de force à revendre contre la mort, la misère et la peine, voilà tout ce que je mendie…. ». Mais dès que le projecteur part cibler d’autres couards, Tartuffe se redresse.

Pardon, chers amis ! – La seule concession morale possible pour un lâche, en effet : s’avouer histrion. Car l’hystérie est l’hypocrisie devenant visible, venue crever l’écran ! Les vilains calculs de simulation réussie se font alors au grand air, au vu et au su des dupes potentielles. Qui pardonnent à notre ridicule.

Quomodo ? – Sophie me demandait un jour quelle exacte impression faisait à un bègue d’être en train de l’être. J’avais répondu ce qui est : mastiquer une montre. 

Réserves – Peut-être n’aimais-je tout simplement pas approcher des oreilles des autres, un acrobate phonologique aussi éreinté que moi se craignant avoir, d’évidence, l’haleine chargée !

Snobisme – J’aurais préféré être snob : car cela, au moins, pourvoit d’une direction (celle des hauteurs qu’on envie), d’une valeur (on désire prendre modèle, et ça marche !), d’une gratification (on se sent tout de suite mieux à singer ceux qu’on admire). Mais l’hypocrisie vaut mieux, car – on le comprend vite – ressembler finement au meilleur ne procure aucun bien. L’hypocrisie, toujours odieuse quand on la découvre, jamais ridicule tant qu’elle se dérobe, ne surexpose en tout cas pas sciemment, elle, son altière machinerie ! 

Tapuscrits  – Ma grand-mère maternelle (qu’un destin maître des douleurs avait très tôt matée) n’appréciait ni le fantasque orgueil de son petit-fils, ni l’immense bibliothèque de son mari. Quand je lui lançais, théâtral : « Faute de parler, j’écrirai ! », en montrant, devant nous, casiers de noyer et vitrines, elle répondait : « Pas un seul jour de ta vie, tu n’as eu, pauvre fanfaron, à trouver ta nourriture : tais-toi donc, même à l’écrit ! ». Et comme je ne quittais pas des yeux les beaux et grands rayonnages, elle avait ajouté : « Dépêche-toi d’y ajouter ta prose, car tout ça part à la benne dès la mort de Georges » !

Ubu – Le bègue est toujours un abruti : pour penser véritablement, il ne suffit pas de se montrer maître de mots écrits. Les mots parlés aussi et surtout l’exigent, qui aiment bénéficier d’un degré d’articulation qui les honore (en tout cas les préserve). Nous récoltons à titre de pensée ce que nous y aurons lamentablement semé de spasmes sonores et de clownesques apnées !

Vivent les jeunes écrivains ! – Je soumettais un de mes premiers essais « littéraires » à X qui, dans son étroit bureau du quai Saint-Paul, co-dirigeait (1972 ?) le « Nouveau Commerce ». « Montrez-moi » dit-il, déjà consterné. Il y avait là une seule phrase :

« Le sol faisait la tête, parce que le géologue avait été égorgé la veille »,

dont deux mots – sol/géologue – étaient soulignés.  Puis suivaient quelques lignes, faites d’un simple couple de mots : bolet/mycologue ; quasar/astronome ; bridge/dentiste ; ectoplasme/spirite etc.
X relève la tête : « Où est là-dedans ce qu’on doit comprendre ? » demande-t-il, lugubre. J’explique avec enthousiasme que, bien sûr, tous les couples de termes proposés prenaient la place des deux cochés dans la phrase de départ. « C’est un jeu de construction du sens ; que le lecteur peut à loisir enrichir, vous voyez ?! ».
Sa tête replonge ; il voit, mais ne relevant que les yeux, me dit : « Faites archi plutôt, alors ».

Wetzoul – Il a la dérobade ombrageuse.
Poltron, il se lime les serres pour excuser son peu de prises.
Il est né capitulard.
Le lâche abandonne ce qu’il prétend laisser libre.
Il cède à ses premiers frissons.
La poule mouillée est sa sainte, sa fripée, patronne.
Même l’aveu lui est une planque.
Sa sueur pue. Sa frayeur seule va partout.
Il ferait volontiers dans la culotte d’autrui, s’il pouvait.
Sa profession : rembourser les mouchards.
Il n’a de veines que pour se rapatrier le sang.
Ses couilles d’hélium le font flotter au-dessus du danger.
Sa géniale tension passe exclusivement dans éviter, dans prévenir, dans toréer les éclairs.
Son bouffi conatus la joue discret, quand il sort, chaque soir, enterrer sa conscience.
Sa vie se sera cachée dans sa pensée.
Hormis le vide, on ne voit pas sur qui moins compter. 

Xylophonie – J’ai toujours eu une sorte de Muse tutélaire, dont l’impeccable rhétorique diagnostiquait ceci : « Tu mets de la musique là où ça n’a besoin que de cuisine et de correction ». Ajoutant : « Tu traites pompeusement les mots comme des bruits qui parlent, alors que ce ne sont entre nous que des consignes jetables (des jetons de salive, des sucres de présence … faits pour fondre aussitôt dans l’échange). Mais elle sait, sans insister, que je comprends. 

Yalla ! – Quand l’hypocrisie est le seul moyen pour un malfaisant de se modérer (elle ne pourrait jouer les bourreaux ou les salauds sans se trahir), acceptons sa restauration mensongère d’un espace communément vivable. Dans les quelques cas où les apparences seules sauvent la condition terrestre, laissons l’hypocrite porter un peu plus d’humanité (de douceur, de compréhension, d’offre de nuances) que celle dont il est capable. Qu’il s’essaie donc en centre du monde !

Zombi – C’est donc un attentat contre la parole propre, tout subi et grotesque ; un auto-sabotage censé accoucher d’un poète : un contorsionniste de la glotte tirant de ses cicatrices vocales des sortes d’inflexions. Un avocat néoténique (sommé de plaider avec un cerveau pas-fini-de-faire).
Mais si tout handicap natif prend un mauvais départ dans la course au néant, n’est-ce pas aussi – quoiqu’en un petit sens ! – bien joué ?
On voudra bien alors  – grand seigneur ! – signer sa démission, mais seulement sur le tapis rouge de la langue !! 

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