Un cas de fantaisie majeure

par Laurent Albarracin. Lire tous les « Sentiers critiques »

À propos de Boris Wolowiec, Avec l’enfant, éditions Lurlure, 313 pages, 22 €

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Wolowiec a jusqu’à présent publié des livres qui traitent principalement des choses (Nuages, Fenêtre, etc.) dans une perspective en partie pongienne : un parti pris des choses moins contrebalancé chez lui par un « compte-tenu des mots » que rendu fou par le bain d’imagination foisonnante dans lequel il les plonge. Son nouvel opus aborde cette-fois-ci un thème qui est un sujet ressentant et pensant : l’enfant, et significativement il s’intitule Avec l’enfant, comme s’il n’était pas seulement écrit sur ou à propos de l’enfant mais accompagné résolument de cet esprit d’enfance qui caractérise le geste poétique. C’est donc d’une lecture du monde du point de vue de l’enfant qu’il s’agira. Et d’un saut paradigmatique : l’enfant voit le monde différemment de l’adulte mais encore il investit son enfance dans le monde, il le rend natif et créateur (poétique). En jouant l’enfant fait le monde joueur. C’est le monde lui-même qui devient espiègle et facétieux. Avant que le monde ne se fige en des catégories rationnelles et raisonnables qui sont aussi un carcan d’impossibilités logiques, l’enfant l’explore dans toutes ses tentatives,  dans toutes ses options dont certaines seront jugées aberrantes et non viables par la raison raisonnante. Mais l’enfant – et le texte de Wolowiec –, en primitif, s’en tient à l’enfance du monde et se plait à explorer ses capacités génériques, génétiques presque, à proposer quelque chose comme un agencement chromosomique farfelu du vivant. Ce nouvel ordre du monde (nouveau parce qu’antécédent, précédant sa réification) est plus fluide et labile que ne l’est le monde des adultes parce que l’imagination y est rien moins que l’une de ses dimensions, l’un de ses paramètres.

L’enfant est cet être à part parce qu’il a la capacité de jouer. Jouer n’est pas  essayer le monde pour l’apprendre, en vue de se conformer à ses lois, c’est d’abord l’essayer pour l’essayer et le faire s’essayer lui-même, comme si le monde soumis au principe d’enfance revêtait ses propres formes les plus diverses comme autant de déguisements, comme autant de jeux, comme si le monde devait s’inventer provisoirement dans chacune de ses manifestations. Jouer est communiquer du jeu, c’est introduire dans les choses un intervalle de créativité. Jouer c’est faire comme si, c’est agir à l’intérieur d’une hypothèse, se mouvoir pleinement dans la béance imaginaire du langage (le fameux « on dirait que » de l’enfant). Faire comme si, c’est évoluer dans la facticité des faits qui est autant leur fausseté que leur factualité. Avant que les choses ne referment leur éprouvante pince sur l’être contraint comme sujet subissant, il est possible, du moins à cet âge-là, d’éprouver l’ouvert (sans la majuscule rilkéenne) du monde et de la langue. On soulignera ici cet usage surprenant et fréquent chez Wolowiec qui consiste à dégrammaticaliser les mots-outils et à les resémantiser : « L’enfant sait que ainsi parle » (p. 34). L’ « ainsi », le « comme si » ne sont pas uniquement des chevilles langagières, ils ont un contenu vivant,  une réalité sensible, ils sont une souplesse habitée. L’enfant – du moins tel que l’idéalise le texte – n’est pas contraint par les convenances du langage – ses convenances sociales comme ses conventions arbitraires. On pourrait dire qu’il y a là un cratylisme paradoxal et joueur qui remotive la langue en la décorrélant de son usage instrumental pour la stimuler du côté du jeu. Non qu’il y ait un lien originel entre la chose et le mot, mais tout mot tend à devenir une chose, à agir comme réalité sensible. Il n’est d’ailleurs pas étonnant que dans le domaine linguistique Wolowiec revendique l’indice (Peirce) contre le signe saussurien : « La fantaisie de l’enfant apparaît indicielle. » Rien d’étonnant puisque l’indice selon la conception de Peirce est plus proche de la chose que le signe ne l’est, qu’il est en quelque sorte contigu à la matière et attaché à elle par des liens quasi organiques. On pourrait avancer que Wolowiec écrivant ne transforme pas les choses en signes mais les signes en choses. Il motive les mots en faisant vrombir dedans le moteur de la sensation matérielle. 

Voir l’ouvert pour l’enfant c’est par exemple superposer deux visions non distinctes l’une de l’autre. Lorsque l’enfant voit, il paréidolise, il projette et fait s’hybrider plusieurs réalités imaginées à la place d’une autre. Lorsqu’il voit, il « sait » des rapports nouveaux entre les choses : « L’enfant sait que les prises de courant ont des yeux dans les narines. » (p. 239). Ici un groin et des yeux se substituent en même temps à la prise de courant. Ainsi la paréidolie n’est-elle pas seulement la reconnaissance d’une figure dans une forme donnée, mais bien souvent la coprésence inclusive, fusionnante de plusieurs figures en une. Voir des yeux dans les narines c’est alors augmenter une sensation, c’est comme avoir des narines dans les yeux et respirer une vision, par ce privilège accordé à l’enfant d’un accès à la multiplicité des sensations et à l’ouvert des choses. « L’enfant sait que les coffres-forts jouent leur nombril à la loterie. » Dans toute forme il y a une bouche de hasard qui parle et déverrouille les impossibilités catégoriques. La serrure est apéritive, elle ouvre l’appétit de mise en rapport des choses entre elles. Le savoir de l’enfant est un savoir de fantaisie où le réel est ouvert en deux (comme un crâne) par la fantaisie : « L’enfant sait que les tranches de pastèques sont les scalps de tirelire du soleil couchant. » Mais la fantaisie n’est pas qu’imagination fantasque, elle est faculté d’apparition (selon son étymologie) et d’ailleurs « apparaître » est un terme très courant et central chez Wolowiec.. Apparaître est apparier. Apparaître est toujours le résultat d’un savoir de synthèse et d’analogie. 

Le savoir de l’enfant est un savoir de fantaisie et un savoir qui a lieu par jeu « réflexe », selon ce qualificatif souvent accolé à l’attitude de l’enfant. Cette attitude réflexe est bien une pré-réflexion, une proto-rationalisation, un savoir purement intuitif, une conscience de l’aussitôt, une connaissance spontanée, brute et fraiche qui vise à la circulation des images et non à leur rétention ou leur assignation à telle ou telle catégorie de la réalité. L’enfant possède un savoir réflexe qui prend le monde au bond, qui « prend et jette » la parole comme un ballon. Comment alors ne pas tracer un parallèle en effet entre l’écriture de Wolowiec qui ne cesse de rebondir de raccourcis en fulgurances et cette attitude de l’enfant qui est pure dépense d’énergie, impulsions, course folle. L’enfant est donc l’idéal type d’un rapport poétique au monde et la poésie une forme de gai savoir. On rappellera ici le propos de Nietzsche : « La maturité de l’homme, c’est d’avoir retrouvé le sérieux qu’on avait au jeu quand on était enfant. »

Chez l’enfant comme dans la poésie de Wolowiec, la variation est le mode privilégié de l’apparition du monde. « L’enfant sait qu’il change de taille à chaque instant de son âge, à chaque âge de l’instant » Si l’écriture de Wolowiec est si prolifique et proliférante, c’est sans doute qu’elle a besoin d’explorer le monde dans ses variations, de l’éprouver systématiquement dans toutes ses réciprocités et virtualités. C’est donc moins une écriture de la répétition que de la variation, du contrepoint peut-être au sens musical, une écriture qui cherche obsessionnellement à épuiser tous les chemins de la ressemblance, à traquer tous les recoins du possible. Wolowiec définit bien lui-même son projet lorsqu’il dit ceci : « L’enfant apparaît comme un formaliste des réflexes. L’enfant apparaît comme un ritualiste des réflexes. »

Ce formalisme des réflexes, cette systématisation de l’intuition, pour paradoxaux qu’ils puissent paraître, sont révélateurs de la manière de ce poète qui vise en effet à avoir un usage des choses qui oscille entre l’inédit et l’usure, entre l’immédiat et l’épuisement : « L’enfant joue à user l’apparition des choses » ; « l’enfant apparaît comme un maniériste de l’usage » Il y a en effet chez Wolowiec un baroque immédiat, un baroque de l’immédiat plutôt, un rococo de l’aussitôt. C’est qu’il y a surcharge d’images à la moindre apparition, infinie possibilité de connexions dès la chose nue. De ce point de vue on est moins dans une écriture de l’anaphore que de l’anamorphose : les instants sont océaniques, la moindre parcelle contient toute l’étendue de ses relations au tout, les raccourcis sont si brutaux qu’ils synthétisent toute la chaîne du monde dans son maillon le plus fort, éclatant, explosif. Le moindre segment est une brèche où s’engouffrent l’espace et le temps : « l’enfant sait avec la semaine de demain ». Étonnante image dont on ne sait pas si elle resserre ou si elle relâche, par sa densité séminale, notre conception du temps, À cet égard on peut dire (et c’est pourquoi il faut le lire) que Wolowiec est un formidable muscleur de l’entendement. Il force à concevoir et oblige à réformer notre entendement des choses en les soumettant à un incessant fractionnement de génitifs, à un bombardement de ressemblance désordonnée.

« L’enfant essaie d’utiliser les choses comme miracles » L’œuvre de Boris Wolowiec tente d’instaurer quelque chose comme une économie poétique. À la valeur d’usage des choses, l’enfant (Wolowiec) substitue la valeur d’usure de son miracle. Le miraculaire serait une sorte de dimension spéculaire qui difracte le monde dans toutes ses apparitions et le rend à elles. L’utopie n’y est pas un non-lieu ni un avenir radieux mais une sorte d’ubiquité excitée. Les choses s’échangent par la grâce d’un bord à bord permanent de tout à tout. L’ampleur du projet de Wolowiec ne tient pas seulement au volume de l’œuvre publiée ou à paraître ni même à la multiplicité des entrées (dont chaque livre constitue et réitère la table des matières mouvante) mais elle tient aussi à son aspect systématique. Mais c’est d’un système chaotique qu’il s’agit, où toutes les branches du savoir s’entremêlent anarchiquement. Au lieu d’une idée directrice et d’un mouvement vers la réalisation de cette idée, à la Hegel, c’est par le refus de toute hiérarchisation que le système vaut. Tout s’équivaut en droit et en fait, l’abstrait côtoie le concret, la notion borde la matière, le temps poursuit l’espace et l’espace le temps, tout s’organise selon une pure contigüité perpétuellement bouleversée, un Tetris géant aussi extensif qu’intensif. Le moindre élément s’adosse, à un moment donné (à son moment), à l’entièreté de la structure. Son côté fantaisiste, loin d’invalider le système, est ce qui lui donne son infaillibilité. Wolowiec construit un système que l’éléphant de son système démolit à chaque instant en pénétrant dans le magasin de porcelaine. Le caractère monstrueux du monde qu’il élabore, à la fois le démontre et le démonte. Là où les grands systèmes philosophiques s’ordonnent du plus grand au plus petit, du principiel à l’accidentel, le système poétique de Wolowiec procède par une équivalence et une quasi interchangeabilité des parties. Tout élément qui trouve sa place dans l’ensemble en rebat les cartes selon la configuration nouvelle qu’il introduit. On reproche parfois aux grands penseurs de systèmes de ne laisser aucune part à l’altérité, à l’inconnu, à l’imprévu. Or le système de Wolowiec fait précisément l’inverse : toute la place est laissée au moindre élément qui est susceptible de remettre en question la totalité du système. Puisque c’est la fantaisie qui mène la danse, que c’est le jeu réflexe qui prévaut et l’intuition comme rituel qui organise le tout, alors tout y est à la même hauteur, maximale en quelque sorte. Comme tout système, l’œuvre de Wolowiec a vocation à combler des lacunes, toutes les lacunes même, mais aucune valeur n’y est négative. Toutes les valeurs – même « le vide », « le « tabou », « l’amnésie » – sont des valeurs positives et fortes, susceptibles d’apparaître et, selon la fantaisie qui l’anime, de réorganiser le tout. Au fond il n’y a jamais rien de péjoratif dans l’écriture de Wolowiec, tout est toujours mélioratif.. Et les choses s’accumulent par le simple miracle d’exister et de s’ouvrir et s’enchaîner aux autres choses. On pourrait comparer son système à un meuble où ce sont les tiroirs qui contiennent le meuble plus que l’inverse. En fait le meuble aurait disparu : il ne resterait que les tiroirs s’ouvrant en tous sens. Du meuble proprement dit, il ne resterait que le mouvant des tiroirs. 

Ce qui se passe en réalité, c’est que le système de Wolowiec n’est pas une structure (où un élément ne vaut que par opposition aux autres et par exclusion), il n’est pas une grammaire mais, puisqu’il ne cesse au contraire d’inclure, un sensationnisme, un empirisme délirant, une accumulation d’expériences neuves. « Le jeu de l’enfant accomplit des formes de montage par gestes de nuages, par gestes de pluie, par gestes de soleil, par gestes de terre. » Si Wolowiec est un formaliste – et certes il n’est pas un lyrique qui envisage le monde par la lorgnette de sa subjectivité biographique – il est bien un formaliste de la sensation, un bâtisseur d’apparitions.

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