Par Liliane Giraudon
Pour Hans Magnus Enzensberger
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1
Les 10 tulipes d’un rouge très vif achetées le matin et que tu as oubliées de sortir sur le balcon
2
Le jour où très jeune et travaillant comme serveuse tu t’es sentie tellement humiliée et où tu n’as rien dit (tu as fait comme si tu ne comprenais pas)
3
Le soir où tu as trouvé du sang dans ta culotte
4
Le visage de Walter Benjamin l’année où il a écrit qu’il n’écrivait que pour être relu. Son œuvre avait quelque chose d’un taillis où il n’était pas aisé de dégager quelques traits décisifs le concernant (comment ça t’apaise ou plutôt console de ne pas comprendre)
5
Les gants roses de Baudelaire et pourquoi ce détail est si important (solitude de Blanqui)
6
La minute où tu as compris que tu étais vraiment devenue une vieille femme (un jeune poète vient gentiment de te demander « vous écrivez encore ? »)
7
Un morceau du lac Baïkal avec cette incroyable lumière la première fois (l’ours attaché et qui avait l’air si malheureux)
8
Cette chambre d’hôtel qui revient toujours dans tes rêves et où tu ne te souviens pas d’avoir un seul jour dormi
9
La saison (inlocalisable) où tu as vérifié que le fascisme était une jouissance létale qui pouvait toucher toutes les classes sociales
10
La liste des courses et pourquoi (pour la troisième fois) tu as oublié d’y inscrire du poivre en grain
11
Les secondes où le soleil se lève (où c’est si beau) et où tu as envie de vivre malgré tous ceux qui dorment dans la rue
12
La tête de ce petit chat qui était une chatte et qui a fini par disparaître comme il elle était apparu(e) (un soir d’été)
13
La nuit où parce qu’un homme ne t’aimait pas tu as posé une lame de rasoir sur les veines de ton poignet et où tu t’es contentée de sangloter dans une baignoire où l’eau était bien trop chaude
14
Le moment où tu comprends que beaucoup de jeunes poètes sont de vrais fils de putes et que pas mal de vieux l’ont été
15
L’après-midi où il faisait un temps si pourri et où tu as compris qu’écrire avait été un travail au black sans aucun retour sur investissement
16
La forme du cerveau dans les noix que tu as mangées la veille
17
Le soir où tu as compris que l’utilisation du « je » comme « expérience collective » était une cuvette narcissique encore plus dégueulasse que les autres (ce désarroi qui a suivi)
18
Au milieu du siècle dernier les mains de ta grand-mère (très abîmées par les travaux des champs) et comment ça avait été difficile de ne pas l’aider à mourir
19
Il y a deux jours la photo avec les trois pastèques en bordure de rivière que tu dois joindre au petit poème écrit pour Esther Ferrer
20
La photo de Kafka avec le chien (tirage qui contredit totalement Brecht considérant Kafka comme le seul véritable écrivain bolchevique)
21
Le paquet des lettres de Jean Tortel (en partie relues la veille) et dont tu te demandes ce qu’elles vont devenir quand tu seras morte
22
La formule « chaque maintenant est le maintenant » trouvée recopiée dans un vieux cahier avec une flèche rouge rehaussée d’un point d’interrogation (et parce que ce jour-là tu avais mangé des myrtilles à la crème)
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(« et avant comme après tout ça tellement d’instants parfaitement insouciants où vous comme moi, chacun s’est abstenu de mourir »)
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[Photo illustration : Marc-Antoine Serra (détail)]
Une poésie qui provoque l’émotion, son essence première
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de l’intense Giraudon ! c’est très beau (bouleversant)
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profond. mots choisis. superbe.
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Beau. Tout simplement. Intense,aussi….merci.
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adepte de l’infra mince … Liliane fait son cinéma et s’affiche … à mettre au matrimoine inessentiel de l’humanité … reprise, en court, de Je me souviens de Pérec.
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σθβτιλε!!!subtile!!!da/da
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magnifique! J’ aime énormémement ce texte, beau comme des tulipes d’un rouge très vif!
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