« Nous ne savons pas de quel mal… »

Par Manuel Anceau. Extrait de La voix gouverne (inédit).

 Nous ne savons pas de quel mal au juste souffre l’aubergiste. Il peut s’agir d’une sorte de lèpre ; toujours est-il qu’il a, maintenant, à la place du nez, un trou où vous mettriez votre poing ; et si ses yeux voient encore, c’est parce qu’il a un chien très savant, admirablement dressé, qui lui fait comprendre, par jappements et grondements ad hoc, ce qui se passe. Il peut même lui dire quel est le nom de cet insecte qui aura pris la fâcheuse décision de finir ses jours dans la barrique de vin.

 L’aubergiste parle parfois d’une porte laissée ouverte, qu’il serait temps d’aller refermer ; mais à qui s’adresse-t-il ? La plupart des clients baissent la tête. Quelques-uns regardent fixement le chien : comme si cet animal pouvait aller fermer la porte ! Il est le regard de l’homme aveugle. Il n’en est pas pour autant sa main ni son bras. Ferme la porte, qu’attends-tu pour fermer la porte ; à qui s’adresse-t-il ? Le ton est devenu rêche. Les clients attablés ravalent leur salive. Ne rien dire. Ne pas même bouger une oreille. L’aveugle a tous les droits.

 L’aubergiste est seul : pensez donc, les femmes n’aiment pas que vous perdiez la vue ; surtout, ce nez qui n’est plus qu’un trou, parions que ça n’aide pas à se trouver une amoureuse ; enfin –qui sait ? Nous nous souvenons tous d’Isabelle ; du moins ceux d’entre nous qui n’ont pas la tête trop lourde, comme qui dirait prête à se détacher du tronc se souviennent que, voilà bien des années, cette jeune fille avait pris l’habitude de dormir dans le même lit que l’aubergiste, dans une chambre aux murs décorés de guirlandes de cœurs d’agneau. L’odeur n’épouvantait pas la donzelle : son père, un boucher, lui avait dès la prime enfance fait passer pour ainsi dire dans le sang l’amour des sanguinolences. Les yeux du chien montèrent –s’élevèrent dans la brume ; on entendit rosir les rayons ; j’ai dormi en pensant à cette Isabelle. L’imaginant étendue sur le lit mou, ses seins tout bleuis par les mains sacrilèges de l’aubergiste, du temps qu’il avait encore son nez.

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