Les rituels servent à lancer nos tentacules dans l’espace

Entretien avec Sophie Loizeau mené par Pierre Vinclair à l’occasion de la parution de L’île du renard polaire de To Kirsikka (Champ Vallon)

.

.

Pierre Vinclair : Dans Les Loups (Corti, 2019), tu plaçais la composition poétique dans l’horizon du rite, notamment sioux. Dans Féérie (Champ Vallon, 2020), tu cites un rituel navajo, « l’Événement-boue ». Et ton dernier livre, L’île du renard polaire de To Kirsikka (Champ Vallon, 2024), se présente comme la traduction fictive de l’œuvre d’une poète finnoise misanthrope, qui parle entre autres de « pouvoirs surnaturels » et psalmodie des poèmes sur les animaux inspirés de chants ouraliens. On a le sentiment que pour toi, le rite est une sorte de vérité perdue, que nous pouvons malgré tout rejouer (au moins en fiction) dans le poème. Dirais-tu cela ? 

Sophie Loizeau : Le rituel découle du rite, il est la mise en œuvre du rite, eh bien dans ma poésie, peut-être est-ce l’inverse ; ce sont les rituels qui font les rites. Les actions, les constructions, les œuvres, précèdent en quelque sorte. Leurs visées sont anciennes, spontanées, ancrées, irrationnelles, enfantines. Il y a toujours eu pour moi nécessité absolue à protéger mon espace mental. Les rituels sont là pour conjurer et viennent en renfort de protection contre les intrusions et autres pollutions humaines : « [To] a dû subir de plein fouet comme n’importe quel animal les changements imposés à son environnement ».

Je voudrais en citer quelques-uns :

  • Le lit. « Le point de départ de mes us est ce vieux temps vieil espace du lit » (Le roman de diane, Rehauts, 2013). Il est le lieu de la récupération poétique, le pré carré, le champ symbolique qui permet à l’esprit de s’ébattre librement, et de créer ; Tout comme le bain, ma souille à moi.
  • Le bain est l’autre lit « le bain le lit écrire toute notion ôtée du temps » (La Femme lit, Flammarion 2009).
  • Les poupées kachinas dans Les Epines rouges (Le Castor Astral, 2022), ainsi que dans une nouvelle des Moines de la pluie (Le Pommier 224) : une enfant en confectionne une armée pour combattre un roncier carnivore ;
  • La sauge et les entre-crochets. La cérémonie purificatrice de la sauge dans Les Loups, bien sûr, et la neutralisation avant ça représentée par la mise entre crochets de mots et groupes de mots désignés comme néfastes ; 
  • Le « petit autel païen d’écriture à ciel ouvert » dans Le Roman de diane (Rehauts 2013). Mes livres sont parsemés de ces petits endroits sacrés, consacrés. La présence de la flamme d’une bougie suggère l’Esprit qui est là ; 
  • A propos des Ex voto dans Environs du bouc (Comp’Act, 2005 / L’Amandier 2012), je me demande si ma poésie n’est pas une offrande votive. Et dans ce cas à la déesse Artémis, à la nature en personne ;
  • Dans l’Ile du renard polaire, les prières sauvages, les sorts, tout cela procède de la pensée magique – le poème Va-t-en !, l’anathème lancé à l’attention des chasseurs et des coupeurs de bois  « Tire-toi une balle, je crache par-dessus mon épaule, Coupe-toi le pied, les deux ! » – et les chants. Les chants du grèbe huppé, des chevreuils, des veaux et de l’élan, magiques, animistes à l’imitation de ceux des peuples de l’Oural dans L’île du renard polaire, oui, et les Chants de peau sioux et  les Complaintes dans Les Loups…
  • L’exorcisme sur la plage dans la nouvelle Le Secret, et la préparation d’onguents à base de belladone dans Hamadryade des Moines de la pluie.
  • La figure de La guérisseuse de Babylone, Le bras de gloire – petit bras tombé d’un crucifix, gris-gris -, toutes ces représentations et ces objets symboliques dans L’Ile du renard polaire ;
  • Les rituels d’installation de mon corps dans la nature ; trouver la bonne « assiette », le bon emplacement, le lieu propice, la plus petite place sans troubler la faune, et sans être débusquée. C’est dans tous mes livres, ce prendre le moins de place possible, ce recroquevillé, cette recherche sourcilleuse de l’invisibilité lorsqu’on est un être humain compliqué (dans un monde d’homme, je veux dire) d’une femme. Mes stations et « campements d’écriture » en pleine forêt, n’ont pas pour vocation à être communiqués. Je ne suis pas une communicante. Ils n’ont pas d’autres fonctions que d’être jouis. Au sens le plus profond, le plus secret, le plus existentiel, le plus inspiré.

La poésie rapporte.

C’est notre façon de survivre en ce monde : chercher et tisser des liens. Avec l’intérieur et l’extérieur de nous-mêmes, avec l’animé et l’inanimé, le visible et l’invisible. La nature est le surnaturel, nous sommes le surnaturel. Les rites, les rituels servent à lancer nos tentacules dans l’espace, et nous apprennent à patienter dans l’attente d’un signe qui nous rassurera. La poésie – l’art – est ce signe.

On est frappé, je pense, par la liberté avec laquelle tu construis ta maison, avec des briques provenant de cultures très différentes, historiquement hermétiques les unes aux autres. Je parlais de « fiction » dans ma première question, imaginant que des rituels déconnectés de leur terreau culturel et social d’origine (et des institutions qui en sont garantes) ne pouvaient acquérir dans le poème une performativité réelle, mais en lisant ta réponse une idée m’est venue pour tenter de préciser le régime de composition par lequel tu fais coexister ces éléments. En effet, tu parles de « protéger ton espace mental », et cela m’a rappelé l’avant-dernière section de Féérie, « Thot au bain », où l’on peut lire : « sois scribe qui t’épargnera les corvées / en travers de son bain Thot / a fait poser cette planche à écrire / mais ses corvées sont mentales ». D’où ma question : est-ce que pour toi le rituel (et le poème) sont « choses mentales » (comme la peinture pour Léonard) ? Je veux dire, est-ce que c’est un drame mental qui a lieu dans le poème ? Et si non, où se jouent ces rites, où ont-il lieu ?

Drame mental, le terme me paraît très pertinent. Mes poèmes font montre d’une existence, d’une vitalité, d’une activité psychiques intenses, et conflictuelles puisqu’ils sont profondément révoltés et tragiques ; c’est sur cette scène réchauffée par sa propre lumière, « la hache t’aimante / avec ses odeurs de sang / mais la maison est la fascination même / ses pieds enneigés / l’échelle et les pins / qui flanquent / à la fenêtre du premier / la petite flamme [psukhê] / fanal* » que se jouent, s’il on peut dire, les rites des rituels.

Comme dans le mythe, après une série d’épreuves, Psyché obtient l’immortalité et devient une déesse. L’âme descendue, devient poème étape par étape (parfois de façon fluide et sans à-coups : petit miracle). Je ne crains pas d’employer le mot « âme » – Les Epines rouges sont sous-titrées Biographie d’une âme (expression que je tiens de Hermann Hesse) –, bien que je trouve « psyché » plus mystérieux. Une sorte de « versement » de la psyché dans le poème a lieu. Le symbolique ajouté au symbolique, le poème supportant tout, sans perte de substance, pas éthéré, ayant conservé sa corporéité, sa physis, et donc son action dans le monde.

*L’Ile du renard polaire de To Kirsikka.

Un « drame mental » dans « une corporéité » : le poème est à soi seul une petite personne ! Je te demanderais bien comment tu conçois le rapport entre cette corporéité du poème et celle du corps sexué et sexuel des femmes et des hommes, dont il est souvent question dans tes livres, mais avant cela je voudrais que tu nous parles de cette autre dimension du corps du poème : le fait qu’il apparaisse dans un livre. Or le livre est une unité peut-être plus pertinente que le poème pour aborder ton travail, chacun de tes livres ayant son objet propre, son régime propre, et même sa méthode propre de poésie… L’île du renard polaire de To Kirsika se présente par exemple comme la traduction d’une poétesse misanthrope de Finlande, mais aussi, comme on l’apprend à la fin de l’ouvrage, comme un ensemble de poèmes écrits à partir de documents dont tu nous montres les reproductions. Que signifie cette importance de la méthode ?

En effet, mes livres ne sont pas des recueils, des collections de poèmes. Chacun d’eux est un monde en soi très structuré, un espace protégé original avec son projet, ses méthodes propres.

J’y ose, j’y essaie des trucs, j’ai besoin de toute cette liberté qu’offre l’espace mental plus grand du livre par rapport au poème.

Je prendrai deux exemples : la Trilogie de diane et L’Ile du renard polaire de To Kirsikka.

La Trilogie est conçue, à travers une révision du mythe de Diane, comme un ensemble coordonné autour d’un projet expérimental à visée linguistique – et donc politique : rendre visible le féminin jusque-là caché dans le masculin, amalgamé.

A Chaque volet son dispositif.

La Femme lit, inaugural, est un manifeste, un livre militant au centre duquel sont énoncées arbitrairement (du même arbitraire qui a fondé) de nouvelles règles de grammaire. Les poèmes sont des « odes » à la liberté. Une femme (la petite diane)  jouit seule dans la nature – instase.

Dans son épigraphe, Le Roman de diane, livre du milieu, annonce d’emblée sa procédure toujours dans cette commune ambition de sortir le féminin de sa condition grammaticale de sou(s)mission. Mise en pratique de ce qui a été décidé dans le manifeste, à savoir, renverser le masculin, féminiser le neutre, le tout dans une prose narrative sensée permettre – mieux que le vers peut-être – une meilleure assimilation de lecture. On y retrouve la petite diane jouissant seule, enceinte, puis allaitant son bébé, dans la nature. Le roman de diane fait aussi partie des poésiefictions (trois livres à ce jour), auto-fictions poétiques en prose.

Caudal radicalise et systématise. La langue y est particulièrement plastique, elle s’invente et se réinvente sans cesse. Grammatisation est le terme par lequel est désigné désormais tout ce travail de féminisation de la langue.

Après Les Epines rouges, hanté par la vente de ma maison de famille où j’avais écrit tous mes livres, j’ai ressenti la nécessité de me réinventer, en tant que poète et pas seulement en tant qu’ « écriture ». Ce devait être très profond.

Changement de lieu (la Finlande), de corps (une poète finlandaise sauvage, à moitié SDF, disparue mystérieusement en laissant un manuscrit), de langue (le finnois mais le français, en langue de traduction – passage du français au français)

Au début, ça a été l’étonnement devant les premiers poèmes. Bien que mon écriture ait évolué au cours des vingt dernières années, il m’apparaissait que je lisais une autre poète. Ensuite, le projet s’est étoffé, est devenu une vraie-fausse traduction documentée. Pluralité d’écritures : des vers, des vers de phrases, différentes proses – journal intime (Mes araignées), récit (Brève histoire de To. K, A propos du manuscrit et des documents ) –, des dessins, à l’intérieur du texte aussi, des photos, papillon et fleur séchées en couleur. Pluralité des voix : il, elle et je (la grande Femmelle), des adresses : tu, ils, le grand mâle, des registres de langue (savante, soutenue, familière, ordurière).

J’avais déjà inclus des photos (v. Le Phallus de mer dans Féerie), mais là, c’était différent, Tove Kirsikka devait pouvoir s’incarner. Me libérer de ma propre charge émotionnelle, en même temps que me rendre, en boomerang, en écholocalisation ayant cognée contre tous les obstacles, ma langue maternelle étrangère. Dans le livre il est précisé que To ne peut plus écrire en français, langue de la mère perdue, langue du deuil et de la douleur. La langue du père (le finnois) devient la seule langue possible et sans danger pour elle.

Pour finir, j’aimerais attirer l’attention sur les « marges » de mes livres : elles prennent de l’ampleur au fil du temps, il faut les appréhender comme faisant partie du tout du livre.

Je veux parler des notes de bas de pages (présentes dès La  Nue-bête), des épigraphes du Roman de diane et de L’Ile du renard polaire, de la Postface dans Ma maîtresse forme, de la Genèse dans Leur nom indien, du Pour réparer dans Féerie, des Notes dans Les Epines rouges, de l’Avant-poème, de Brève histoire de To. K (et son épigraphe), de A propos du manuscrit et des documents dans L’Ile du renard polaire, et dans une certaine mesure Les tables des matières qui épurent le livre et font voir sa structure.

Ces appendices (certains caudaux  – le titre caudal vient de là, sous-entendait appendice, la queue de la Trilogie, elle-même chimère, elle-même mythe) sont là pour donner des clés ; il m’importe que l’on comprenne mes intentions, mes modes opératoires. 

En lisant L’Ile du renard polaire de To Kirsikka, on perçoit en effet toute l’étrangeté de ce dispositif, le pas de côté qu’il a dû nécessiter, et en même temps, grâce à ces appendices, en effet, on comprend comment faire avec toi ce voyage dans l’étrangement. « Il m’apparaissait que je lisais une autre poète », écris-tu. J’aimerais creuser cette affirmation, toucher du doigt s’il est possible le sens d’une telle expérience. Aussi je te pose trois questions : 1) Est-ce que tu as écrit ce texte « dans un certain état » (émotionnel, existentiel, physiologique,  pharmaceutique, etc.) ? En d’autres termes : y a-t-il des conditions objectives, reproductibles, à cette altérité ? 2) Accepterais-tu de commenter pour nous un élément concret (stylistique, prosodique, rythmique, sémantique, etc.) correspondant à quelque chose qui t’a surpris, qui t’a semblé venir d’une autre ? 3) Dans cette manière d’écrire en tant qu’autre, en va-t-il pour toi d’une forme (même bénigne, ou fictive, mais tout de même) de possession ?

J’ai retrouvé ces mots dans mon carnet en avril 2021 au commencement du projet : « (…) besoin d’écrire un livre parcouru d’âmes inconnues de moi. De leur vie insulaire, forestière, de cette vie-là recueillie et isolée, elles tireraient tout le parti poétique possible. A quoi se mêleraient certains mythes et légendes du Nord de l’Europe.

Un livre porté par une écriture du quotidien, prosaïque et dure, capable aussi bien de décoller, d’accéder à un autre plan de réalité ».

La recherche en terra incognita de l’inconnu de moi.

Bien sûr, Tove et moi étions toutes les deux des grandes Femmelles sauvages (femme et femelle confondues), nous partagions la même passion pour la nature, avions soif commune de solitude et de silence. Etions révoltées, agressives, inquiètes. Nous écrivions depuis des cachettes, à partir de minuscules camps improvisés dans la forêt, nous partagions la même niche écopoétique féministe – cette niche extrêmement riche et importante, qui n’est plus une niche d’ailleurs tant mieux, que je creuse livre après livre depuis 1998 date à laquelle j’ai commencé à écrire vraiment.

(C’était nouveau et subversif au début des années 2000, poète, jeune femme, d’écrire sur le sexe, sur le désir, sur être seule dans la nature, sur les animaux, l’animalité, l’écologie, la défense du sauvage, la réappropriation et le détournement des mythes – comment j’ai empoigné Pan et Diane, et plus tard Thot –, les règles (et par la suite la ménopause), sur la maternité, sur le bébé, sur la place du féminin dans la langue – comment j’ai empoigné la langue et donné une visibilité au féminin… Poèmes paniques ma première anthologie personnelle, arrive bientôt chez Lanskine.

Un grand merci à Estelle Dumortier pour son message de reconnaissance, tellement bouleversant – j’ai tant douté d’avoir essaimé, d’avoir été une « reine » pour quelques guêpes, ayant vécue toutes ces années en guêpe noire solitaire, construisant mon nid loin de la colonie).

Mais, l’écart n’est pas thématique, il est dans la langue, dans la langue de retour. Savoir que je traduisais To du finnois, que je n’écrivais pas en direct, que cela ne coulait pas de source, mais était passé par des transvasements, des échanges, des approximations, des ajustements, des compromis, des coïncidences aussi, quand la langue se rencontre une nouvelle fois dans la distance, et c’est la bonne, et bien cela a permis pleinement de me détacher.

To ne se positionne pas tout de suite, elle opte pour un il facile, qui n’est pas franchement masculin, plutôt neutre, presque consensuel pour elle dans la langue au début. Cet emploi du il n’a pas été réfléchi, il est venu. Et avec lui, d’autres écritures. D’ailleurs, on peut sentir plusieurs ambiances de poésie dans le livre correspondant sûrement à cette variété d’écritures, en plus de cet étrangement dont tu parles, Pierre, du fait qu’il s’agisse d’un retour de ma langue.

Les poèmes jusqu’à La fin de Kalela sont plus narratifs – fantastiques, oniriques.

Après, il y a les Chants : on voit qu’ils sont écrits de façon heureuse, que la poésie est venue heureusement à To, mais d’une voix par-dessus la sienne, ancienne, d’une autre culture, oui. Ils sont destinés à être lus à haute voix, avec tendresse. Idem pour Sept pour Leonora Carrington, une autre voix prend le dessus qui n’est plus celle de To seule. Leonora sûrement. Puis de Spéléos à Mes araignées, c’est une ambiance où To a bien son écriture en main, je n’ai eu qu’à la suivre, tantôt elle, tantôt je son soi intime. Débusquée deux fois est à part – je ne le reconnais même pas à To de l’avoir écrit ! Mes araignées est un long poème hybride en rouge. Quant à la forme, l’emploi des titres et sous-titres, ces poèmes centrés, ces poèmes suspendus, l’incursion du tu, l’incrustation de dessins dans le poème… tout ça n’est pas de mon fait. Tout comme les dessins, brusques, hâtifs. Intempestifs, peut-être. Il ne faut rien m’attribuer.

Possession, compagnonnage fantôme, renouvellement énergétique, transfusion sanguine totale, mue… J’ai vécu To surtout comme une grande sœur paumée, désespérée, mais débrouillarde et courageuse. Bilingue, mais sans les ressources à l’écrit de la langue maternelle taboue – le français –, elle penchait dangereusement du côté du père misanthrope, et ça m’allait, cette mise à distance un peu salvatrice d’avec la mère.

Nomade, capable de se prendre en charge dans la nature, de subvenir à ses besoins, et souffrant malgré tout de cet exil volontaire, de cette coupure avec l’espèce humaine, souffrant d’être incomprise, inconsidérée, déclassée même. Car To est une bête sauvage, « moi qui suis à peine humaine » est un euphémisme. Elle a les mêmes problèmes de survie à résoudre, et vis-à-vis des prédateurs.

.

.

Laisser un commentaire