En faire tout un poème

[édito] par Guillaume Condello

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On peut sans doute poser une constante propre à l’animal humain : nous nous racontons des histoires. Et étrangement, le tout premier récit connu, l’épopée de Gilgamesh, est un poème. Quelle drôle d’idée, au fond. Pourquoi toutes ces histoires ? Et pourquoi en poème ? On voit déjà le sol se dérober sous nos pieds un peu partout : qu’est-ce qu’un poème ? Faut-il l’assimiler au travail du vers ? Peut-on le séparer de son contexte religieux et politique d’origine ? Les textes archaïques sont-ils véritablement des « poèmes » ? On pourrait écrire un livre (au moins) sur chacune de ces questions. On ne s’en sort pas.

Je pense qu’on peut poser les choses de manière assez pragmatique. Concernant l’existence même des récits pour l’animal humain, d’abord. Posons, pour faire simple, qu’une histoire, c’est une séquence de langage qui s’efforce de tracer une courbe de sens par la narration d’événements, plus ou moins inspirés de cette succession brouillonne qu’on appelle le réel. Voilà qui suffira pour mon propos. La question qui reste est donc celle de la spécificité du récit poétique.

Il y a évidemment, et historiquement, la musique au sens large : rythme, rime, instruments parfois, corps performant le récit devant une assemblée d’humains (ou de dieux, pour ceux qui y croient). Ici, le récit est à la fois perturbé et relancé par l’ensemble des facteurs extérieurs au récit lui-même : les faits narrés n’ont aucun rapport intrinsèque avec le nombre de syllabes, ou avec les sonorités des mots, etc. La gratuité des formes héritées de telle ou telle tradition, le hasard des sonorités ou des graphies rapprochant tel ou tel mot, la contingence du système linguistique dans lequel le récit se formule, etc. – tout ce hasard devient la matière de la musique dans laquelle le récit se formule. Dactyle, alexandrin, pentamètre iambique, vers justifié, etc. – autant de formes arbitraires, tombées au hasard, qui relancent le travail du poème narratif. C’est sur les plis de ce hasard que s’appuie le chant pour déployer son récit.

Il est trop évident que la musique pose une couleur, une tonalité affective qui dépasse de très loin la simple fonction ornementative. En exagérant un peu : l’histoire n’est rien, la musique est tout. Quand Perros raconte Une vie ordinaire par exemple, c’est l’octosyllabe qui est au point de départ de l’écriture, et aussi bien de la musique particulière, avec son humour désespéré, comme un arrière-goût indéfinissable, comme la brûlure après la dernière gorgée d’eau de vie. Il y a dans la musique une capacité à produire des affects, qui colore les faits de telle manière que le « même » fait, posé dans la lumière d’une certaine tonalité musicale, ne sera plus le même, précisément, s’il l’est dans une autre tonalité.

Le récit peut se paraphraser, la musique non. La musique glisse toujours entre les doigts de la langue, elle doit être perçue, vécue : entendue sans être comprise. On ne peut la dire. La musique est cet extérieur du langage qui pousse sur ses parois et le déforme, charriant avec elle les affects d’un corps aux prises avec des événements sur lesquels il n’a pas de prise – sinon se raconter des histoires. Si les mots et le récit semblent ordonner le chaos du réel, la musique rappelle et fait revenir les affects qui témoignent d’une impuissance fondamentale, d’une admiration fascinée ou terrifiée face à ce qui est, et face à ce qui n’est pas (le scandale de la mort pour Gilgamesh, « l’amor che move il sole e l’altre stelle » pour Dante, etc.). La musique supporte et mine par en-dessous l’effort du poème narratif, elle contredit en la relançant sa tentative pour mettre en ordre le monde, elle montre que la synthèse harmonique n’est pas la synthèse harmonieuse que les mots veulent tisser, elle fait, puisqu’elle est durée, et que la durée ne peut se synthétiser comme un espace que l’on déploierait devant ses yeux, de la synthèse du monde en événements racontés, une synthèse impossible.

Ceci dit, la musique, en ce sens large mais précis, ce n’est pas que le mètre régulier, et ce n’est pas non plus la prose – et depuis Baudelaire au moins… Qu’est-ce qu’il nous reste, alors, pour le poème ? Un certain travail sur la langue, les images ? Une image est tout aussi impossible à paraphraser que la musique. L’image produit de l’affect, et si l’on fait abstraction, ce qui ne se peut faire que pour l’analyse, de la musique dans laquelle elle se formule, et qui déjà la colore, l’image est l’analogue pour l’œil de la musique : c’est une expérience possible, une expérience corporelle sans corps, comme la musique (quand elle n’est qu’écrite) est écoute sans son, écoute sur le mode imaginaire. Si l’essentiel de l’image est dans l’affect qu’elle produit, sa « vérité » se construit, au-travers de la contingence d’une langue, dans la force de frappe affective qu’elle véhicule, s’adressant au corps qui l’expérimente sur le mode imaginaire.

Et donc, selon que la musique est plus ou moins importante dans l’écriture, selon que le travail sur les images est plus ou moins important, la prose sera plus ou moins « poétique » : non pas recherche de l’ornement, mais de la production d’un tonalité particulière, d’une expérience vécue sans avoir été vécue, non paraphrasable, qui baigne les événements racontés dans une ambiance affective spécifique, analogues de l’expérience possible d’un corps face au scandale du monde et de son chaos, de sa gratuité.

Cette contradiction fondamentale au cœur de toute narration, fondée sur la contingence d’une langue, de ses catégories, sur le hasard qui a semé en route des représentations culturelles, des sons avec lesquels les animaux humains articulent leurs affects, c’est celle de l’histoire qui tente de rabouter les morceaux du réel pour en faire plus qu’un tissu d’histoires, recouvrant l’ensemble du monde. Le poème prend sur lui de mettre en jeu cette contradiction dans une synthèse impossible, de la faire vivre, et de la donner à vivre : expérience d’une tension entre tendances opposées, aiguë, douloureuse parfois et parfois apaisée – belle sans doute autant que violente, comme tout effort du vivant pour continuer à vivre.

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