Mémoire de Chang’an

par Lu Zhaolin (637-689). Traduit du chinois par Bertrand Gaydon

.

Mémoire de Chang’an (长安古意)

.

.

Chang’an, des avenues s’égaillent les ruelles,
____ et bœufs noirs, chevaux blancs, mènent des chars précieux.
Des palanquins de jade effleurent les palais,
____ des aiguillons d’argent désignent les hôtels,
Un dragon mord l’écrin recelant l’or du jour,
____ en guirlande un phénix perd le rose du soir.
Vingt aunes de voilette ont peine à ceindre l’arbre,
____ une nuée d’oiseaux bruissant parmi les fleurs,
Abeilles, papillons, enserrent les cent portes,
____ pins d’émeraude, argent des toits, mille couleurs…
Vitres, doubles couloirs, conviennent aux amants –
____ les corniches des tours semblent des empennages ;
Du pavillon des Liang s’élèvent les portraits,
____ et les colonnes d’or pénètrent les nuages.
On voit des inconnus aux frontons des palais,
____ va-t-on sur le chemin rencontrer un ami ?
Parlez-moi de la fille à la flûte, aux buées mauves –
____ de celle qui dédia sa jeunesse à la danse,
Si nous étions bimu[1], que fuirions-nous la mort ;
____ en oiseaux mandarins, défiants des immortels ?
Bimu et mandarin suscitent notre envie :
____ ils vont, viennent par deux, comment les ignorer ?
Et je hais le phénix brodé au baldaquin,
____ comme j’aime au rideau le couple d’hirondelles
(Il semble voler près d’une solive ornée),
____ voile aux martins-pêcheurs, courtepointe aux tulipes.
Des nuages frôlant les ailes des cigales,
____ et des croissants de lune entre l’or et le jais,
L’or, le jais, la blancheur émanent des carrosses,
____ la douceur en leur sein mais le cœur indécis.
Fripons, chevaux racés : le fer côtoie l’argent ;
____ du passant à la belle : une charnière d’or.
Aux murs du Censorat les corbeaux crient la nuit,
____ à la sénéchaussée quelques moineaux se perchent,
Et toisant l’avenue s’esquissent des murailles
____ vermeilles quand s’efface au môle une calèche.
Des aigles sont lâchés vers le nord de Duling,
____ un conjuré franchit le pont ouest de la Wei,
Les paladins arguent des mérites des sabres,
____ puis, le long des vergers, vont visiter les femmes
Dont les maisons le soir vaguent de robes mauves,
____ résonnent d’un chant clair qui saisit les consciences.
Aux quartiers nord[2], de nuit, les hommes tels des lunes ;
____ la méridienne à l’aube, on y file en nuages…
Quartiers nord, route sud – retrouvons-nous au nord
____ dans les marchés nourris de chemins et de drames.
Mais saule et arbre à miel balaient déjà la terre :
____ c’est l’aube et la poussière est rouge sous le ciel ;
Aux temps anciens de Han, mille chevaux portaient
____ vins aux couleurs de jade et coupes perroquet.
Des tuniques de soie sont dénouées pour vous,
____ exécutés pour vous chants de Yan, danses Zhao,
Et d’autres généraux et ministres superbes,
____ qui ne voudront jamais rien céder l’un à l’autre,
Et par nature enclins à dénigrer les sages,
____ s’octroieraient les pouvoirs du Maire du Palais,
Éperdus de puissance au pair de nos héros,
____ leurs coursiers favoris possédés par la brise.
Les danses et les chants dureront, pensent-ils,
____ mille ans – ils prétendraient au faste dû aux princes !
Mais éclat et vertu ne sauraient commercer,
____ et les champs de mûriers[3] soudain vont à la mer,
Au lieu d’escaliers d’or, de pavillons de jade,
____ il ne reste aujourd’hui que des pins esseulés.
Le silence a gagné la maison de Yang Xiong[4],
____ son lit au fil des ans s’est recouvert de livres ;
L’osmanthe aura fleuri au flanc des monts du Sud :
____ des pétales tournoient jusqu’aux plis de sa robe.

.

[1] Poisson légendaire constitué de deux corps et d’un seul œil, symbole d’amour.
[2] Les quartiers occupés par les femmes.
[3] Symbole de sagesse.
[4] Philosophe et poète de la fin des Han occidentaux.

____.

____.

Notes sur la traduction

Ce poème appartient au genre qigu (七古), en vogue jusqu’au début de la période Tang et formé de vers appairés de sept caractères sans rythme ou accentuation définis. J’en propose une traduction en alexandrins non rimés. Traduire sept caractères chinois par un alexandrin conduit nécessairement à un appauvrissement substantiel ; j’ai toutefois choisi ce vers, d’abord pour le balancement interne à chaque distique qu’il offre et qui restitue au mieux, me semble-t-il, le rythme de l’original, ensuite parce qu’un lecteur francophone du XXIe siècle sera insensible aux nombreuses allusions historiques et culturelles, et s’accommodera d’une adaptation qui ne conserve que le rythme et la couleur (enfin j’espère). Savoir que les colonnes dorées sont celles de l’Empereur Han, que le conjuré qui passe le pont sur la rivière Wei est le tueur désigné par tirage au sort, ou que le général Guanfu des Han est le sage dénigré par les « généraux et ministres superbes » bénéficie peu à la compréhension ou à la fruition du texte dans une lecture non-érudite. Dans un esprit analogue, les allusions à des expressions imagées (très fréquentes même dans la langue chinoise parlée) sont rendues par d’autres images qui en empruntent certains éléments : ainsi, à la place du chemin aux pêches et aux prunes (le chemin menant au lupanar – allusion à l’expression : « bien que les pêches et les prunes ne parlent pas, on se presse vers elles »), j’en propose un qui passe le long du verger.

Il y a donc une perte assumée, dans l’espoir que la traduction y gagne en musique et conserve malgré tout l’essentiel de l’exotisme de l’original.

Faire tenir sept caractères chinois sur douze syllabes exige quelque dépouillement, mais aussi une extrême économie verbale (l’omission de la préposition voire du verbe, à l’image de la syntaxe poétique chinoise) et un emploi dynamique de la ponctuation, qui j’espère contribuent à rendre la vivacité du poème de Lu Zhaolin et la nervosité de ses « mouvements de caméra ».

Lien au texte original avec la traduction anglaise de Stephen Owen : Amorous Adventure in the Capital: Lu Zhaolin and Luo Binwang Writing in the « Style of the Time » (jhu.edu)

Laisser un commentaire