Sauvage (1/3)

par Daniela Danz
traduit de l’allemand par Axel Wiegandt et Roland Crastes de Paulet 

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RÜCKENFIGUR I : PRYPIAT

tu t’immobilises : tu ne veux pas entrer dans ce paysage
ne veux pas que je l’appelle paysage
nous n’avons sinon pas de nom pour les pins
dont les troncs ne pourrissent pas pour les matériaux nucléaires
cachés sous l’herbe nous avons somme toute
trop peu de noms pour désigner ce que nous voyons
or il y a trois décennies il y en avait trop et
ils n’appartenaient plus à personne sortaient des maisons et des enclos
pour gagner la liberté et les loups sont venus les chevaux sauvages
les lynx et ont habité sans nom ce qui ressemble
au paysage trivial d’un amateur qui
afin que je vois ce que tu sais t’a placé dos à la
bordure de cet état sauvage invisiblement irradié

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RÜCKENFIGUR II : LE SALON

quelle est cette pièce ? transbordée ? image d’une
image ? fais-moi de la lumière il fait si sombre à l’intérieur que
je ne reconnais que peu à peu mon regard glissant sur toi
qui est assis là : fatiguée et blottie dans la pénombre
de la table familiale abandonnée la bonne entente avec son
visage de monsieur tout le monde mais ils me disent quelque chose
les gens à gauche de la fenêtre et l’intérieur suranné
l’ordinateur gros comme une valise… mais c’est
notre enfance et maintenant je vois : c’est nous
à la table de la salle à manger en train de pêcher dans la bouillabaisse
les particules de notre peeling et de les pousser
sur les rebords de nos assiettes mais elles retombent sans arrêt
étrange qu’hier soir encore nous cherchions
à susciter l’attention avec notre peau immaculée

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RÜCKENFIGUR III: PROJET WEST FORD

montre-moi ce que c’est d’être un satellite ? laisse-moi
regarder par-dessus ton épaule : seize couchers
de soleil par jour et la ceinture de peur en cuivre
que l’Amérique a bouclée autour de la planète un demi-
milliard d’aiguilles en cuivre placées dans l’espace
pour émettre et capter sans interférence qui
emplissent à présent le dernier des espaces accessibles
qu’est-ce qui peut encore nous consoler maintenant ? les lignes
écrites dans la pénombre qu’au matin nous ne pouvons plus
lire ? ou alors? pourtant? la nouvelle que tu transmets de Hanoï
et arrive aussi nette qu’un cristal –
Telstar me vois-tu ? je t’envoie ce tableau
de la terre sous toi bleue et merveilleuse
et pittoresque encadrée par notre ferraille

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RÜCKENFIGUR IV: NIMROUD

comment peux-tu te tenir là et les regarder tirer
des câbles autour des murailles de Nimroud ? des câbles sur les
pattes pétrifiées les jambes noueuses les
visages pleins de longanimité des créatures ailées de Nimroud
pourquoi restes-tu silencieux au moment de la destruction ?
tu lis un livre ? Management de l’ensauvagement ?
lis que la mort n’est qu’à un battement de cœur
que rien ne saurait être cru avec certitude ? et ton
peintre pourquoi ne fait-il rien ? peins le motif de ces
câbles à explosif la méticulosité brutale avec
une précision méticuleuse : un tableau qui enterrera
les bulldozers qui regroupent les décombres en tas
un tableau de Nimroud survivant à sa destruction

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