Toujours vouloir comprendre

par Patrizia Cavalli. Traduit de l’italien et présenté par Anama Kotlarevsky

extraits du recueil Paresseuses divinités et destin paresseux [Pigre divinità e pigra sorte]

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La poésie de Patrizia Cavalli

Le jour où Elsa Morante demande à Patrizia Cavalli (1927-2022) de lui faire lire les poèmes qu’elle écrit, encore jeune poète, terrifiée par le regard intransigeant de l’immense Elsa, elle recommence tous ses poèmes, et pendant des mois, elle en écrit de nouveaux, en s’adressant à Elsa. Elle dit d’elle-même que généralement, elle est encline à l’imbroglio, mais face à Elsa impossible alors elle cherche les mots ‘réels’. En émerge un ensemble court car « il y a moins de risques ». Elsa en un coup de fil, lui répond tout simplement « Patrizia, je suis heureuse, tu es une poète. » Aucun adjectif n’a besoin d’être ajouté. Être poète, c’est tout.

Avant Elsa, aucun bonheur, car elle vit dans le désir d’écrire de la prose mais elle admet impassible, avoir toujours été trop paresseuse pour ça. Grâce à Elsa, elle rencontre ses plus chers amis, Carlo Cecchi, Angela Ippolito, Giorgio Agamben, Ginevra Bompiani.

Patrizia Cavalli est donc poète, elle est même une figure majeure de la poésie italienne du XXe siècle. L’humour (cynique, souvent) qui jaillit littéralement de ses poèmes est peut-être ce qui les rend si puissants, il vous emporte, vous surprenant comme un éclat de rire contagieux. Souvent la critique parle de son art de la tautologie, il vrai que rare sont ceux qui jouent et déjouent les évidences avec autant de malice, de lucidité. Il y a aussi l’amour et les sens qui prévalent dans son œuvre. En réalité, elle commence à écrire pour Kim Novak à l’école élémentaire, par amour (voir ici). Et puis tout simplement ça devient un souffle vital, parce qu’il n’y a que ça qui vaille ; Patrizia Cavalli « [n’a] que les sens et les mots. » 

De Patrizia Cavalli, Agamben chante l’aptitude à atteindre « ce champ transcendantal, insyllabable par le moi, [qui] n’est, en effet, autre que la langue, une langue qui n’est plus ni hymne ni élégie, ni célébration ni lamentation, mais qui, dans sa marche somnambulique, touche et palpe les contours exacts de l’être. » Une langue du corps donc, une langue faite d’amour et d’humour, sensible aux humeurs de la chair. Ce moi éminemment charnel et pourtant effectivement, universel touche à la rencontre de l’intentionnalité du poète et du hasard qui semble être un paradigme essentiel pour Cavalli à savoir, « quelque chose qui doit s’imbriquer avec une autre, mais sans prédominance : il faut écouter, même passivement, la force de l’objet lui-même. Les poèmes sont souvent une forme d’opus incertum, une sorte d’écoute souple, ce n’est pas simplement la volonté qui les crée. Mes poèmes sont tous des respirations, à l’exception des petits poèmes qui sont des respirations à long terme, des respirations qui pensent» (voir ici).

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Les éditions Einaudi ont publié presque tout l’ensemble de l’œuvre de P. Cavalli. Elle compte :
Le mie poesie non cambieranno il mondo, Einaudi, Torino 1974.
Il cielo, Einaudi, Torino, 1981.
L’io singolare proprio mio, Einaudi, Torino, 1992.
Poesie (1974-1992), Einaudi, Torino, 1992
Sempre aperto teatro, Einaudi, Torino, 1999.
La guardiana, nottetempo, Roma, 2005.
Pigre divinità e pigra sorte, Einaudi, Torino, 2006.
La patria, nottetempo, Roma, 2011.
Al cuore fa bene far le scale (con Diana Tejera), Voland, Roma, 2012.
Datura, Einaudi, Torino, 2013 (contiene La patria).
Flighty matters, Quodlibet, Macerata, 2017.
Vita meravigliosa, Einaudi, Torino, 2020.

Sont traduites en français :
Mes poèmes ne changeront pas le monde, traduction par Danièle Faugeras et Pascale Janot, éditions Des femmes, 2007.
Poésie 1974-1992, Lucie éditions, 2007.
Toujours ouvert théâtre, trad. René Ceccatty, Payot&Rivages, 2002.

Patrizia Cavalli a reçu le prix Viareggio, le prix Betocchi, le prix P.P. Pasolini, le prix Campiello, le prix Feltrinelli et le prix Dessi.

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JE VEUX MON BIEN, maintenant je fais quoi ?
Je ne sais même pas où commencer.
Pourquoi cette infaillible certitude
quand je veux obtenir mon mal,
alors que pour mon bien, je n’ai pas idée,
je n’ai aucune idée de quoi faire ?
Peut-être parce que le mal est exubérance
d’esprit, désir de déborder
et, sortant ensuite de la marge, révèle
excès de matière, démesure
se déversant en variété de formes,
dissonance exaltant ce qui est,
non pas ce qui manque. Et donc, si je le cherche
je le trouve, suffit de bouger un peu,
entreprendre, vouloir. Le bien étant lui
absence du substance, résilie
toute forme et ne se révèle pas : quand je le cherche
il devient son fantôme, je crois l’avoir
et tout d’un coup il m’échappe. Si alors
le mal est un plus et le bien un moins, comment
je peux vouloir, quoi espérer ? Toute
ma volonté est perdition. Donc
je devrais rester là où je suis, sans
ambition, mais innocente
de tout, même du bien,
en fait même, en retrait.

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C’EST PEUT-ÊTRE précisément ça la vertu,
ce manque, cette immobilité
sans préférence, cette résilience
d’émotions, pour moi nouveauté,
si peu clinquante, douleur
qui ne mord pas, sans rébellion, au-delà,
matière évanescente déjà en ébullition,
qui ne fait plus de bruit.

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DUR INTELLIGIBLE et doux sentir
le pire qui puisse nous arriver.

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REGARDER LA BEAUTÉ et ne jamais la faire sienne.
Si ce n’était pas ainsi, tu te regarderais toi-même
et donc, tu n’aurais plus rien à regarder
détentrice ennuyée d’un ennui de loup.

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JE SUIS DEVENUE très sage
je dis une sagesse après l’autre
facilement très facilement
je les dis et je les oublies
je peux les oublier
parce que j’en ai toujours une autre
d’ailleurs moi,
je ne suis pas du genre à économiser !

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ON POURRAIT raisonner, non ?
On pourrait même raisonner. Oui.
Mais maintenant, il y a trop foule sur la place
trop de matériel. Et puis les rues
les quelques rues qu’il y a
sont pour s’enfuir.

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TOUJOURS VOULOIR COMPRENDRE. On ne peut pas.
Il faut céder, il faut s’effacer,
il faut faire comme font les chats
quand ils se recroquevillent, muscles frémissants,
contractés, avant de s’élancer vers
une proie, que ce soit un jeu
ou du sérieux; ou quand en furieux
kabuki ils affrontent leur rival, et alors l’univers
entier se concentre en une captivante
et millimétrée avancée, et puis
sans préavis, peut-être parce que le jeu
est mauvais – c’est toujours l’excuse d’une mouche ou
d’un moucheron qui se retrouve là –
ils regardent alentours, font mine distraite,
eux ? rien à voir ! Comme si c’était sérieux !
Mais qui sait, ils se sont peut-être vraiment distraits.

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[Ilustration : Patrizia Cavalli par Guizi Montalli]

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