Traces

par Galina Rymbu. Traduit du russe par Marina Skalova

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Premier cycle du poème éponyme
Livre à paraître aux éditions Vanloo en septembre 2023

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après t’être retrouvée au bord le plus extrême de la souffrance, tu éprouves
une souffrance encore plus lointaine.
médicaments, repas funéraire, envie de vomir ; des parents impossibles, dont s’emplit ton monde intérieur, comme un vieux cametard-corbillard [1], qui traverse le village en poussant de lents gémissements.
route d’argile floue. vaches couchées le long du fleuve – comme pétrifiées. la sirène.

*

si je suis déjà morte, pourquoi ne se souvient-on pas de moi ? demande-t-elle à la fille, comme à la mère.
et moi – dans mon rêve – je suis à côté, comme encastrée dans le mur de notre
maison de campagne. ici il y a des mouches partout. il fait chaud. la nuit approche. maman !
la maison – c’est un utérus. où nous sommes oubliés.

*

depuis la Pologne, des médicaments sont en route vers nous. je ne sais pas,
si c’est déjà dangereux ou pas
encore. lesquels des lieux intérieurs sont déjà
occupés, quelle nourriture
peut encore se trouver dans notre maison
sans être coupable ? et ta main, qui effleure ? et les larmes,
sont-elles encore libres ?

*

une photographie : deux guerriers, enlacés, dorment sous terre, mais vivants
dans une fosse rectangulaire, elle
ressemble à un cercueil, et seules
leurs respirations la réchauffent.

*

les lettres deviendront-elles des abris ? tout juste
excavé, un texte peut-il
garder parmi les vivants ? ____________ non,
non.

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la vache – l’animal qui souffre le plus
selon moi. ses paupières…
« le diable » ? non, pas le chien noir qui traverse la rue en courant.
c’est la nuit elle-même, sa chaleur étouffante, la cité ouvrière
détruite. là-bas – tout à l’est
une herbe irréductible repoussera sur les petits corps.
là-bas, les guerriers et les chats dorment, se réchauffent les uns aux autres
dans la terre. là-bas, un garçon roule un vieux pneu sur le sol, montre
un missile aux adultes, plus exactement – son débris.

*

ceux qui prétendent nous guérir mentent. ils disent : « répète : j’éprouve mon corps comme un flux ».
mon corps – du béton, son cœur –
une armature en fer, impossible à déplacer. sonore comme – la musique ressuscitée
d’Einstürzende Neubauten.

*

l’identité – c’est un rappel à l’ordre ? ce au nom de quoi l’autre peut t’apostropher ?
ou un murmure – secret, intime, précis – quelque part dans les profondeurs intérieures, seule-à-seule avec soi-même?
quelle
écriture peut être ce murmure ?

*

un blog sur les fossiles. lecture sur les traces des fissures, des couches et des brisures, fascination
de la trace. devenir pierre – l’écriture première. sédiments de corps dans les entrailles – secrète bibliothèque
d’êtres-livres.

*

c’est l’enfant
à l’intérieur de moi
qui dit :

« je ne sais pas écrire. mes mains sont tordues à jamais.
je ne suis pas comme vous ».

ou

« je suis – animal et souverain. toutes les frontières du monde sont miennes,
j’habite ce lieu, où tous les savoirs du passé
sont en guerre »

*

la langue se tord et crache quelque chose d’adhérent.
le monde se tait
à cette minute
silence d’armes lourdes.

*

c’est le soir. toutes les cathédrales sont ouvertes. là-dedans aussi
on prie « le dôme de fer » ?

*
la sirène
nous a rattrapés en pleine rue. mon fils
aussitôt devenu si adulte, devenu si petit…

*
je suis venue voir mon amour à la cave
depuis combien de temps
il est couché là

je n’arrive pas à le sortir de
sous terre
je lui caresse la tête

lui dis : n’ai pas peur, sors de là
malgré tout, tout vit
dehors le monde est tant de choses !

les lilas fleurissent déjà
le voisin dans la cour s’est remis à réparer sa voiture
et mon fils et moi
venons de jouer au ballon au-dessus de ta tête

amour, réveille-toi
sors de sous terre
il faut se dépêcher de respirer
il reste trois heures entières avant le couvre-feu

*

ma langue n’est clairement plus « ma langue ». défigurée, occupée.

aux uns
elle dit — via des bouches sèches
et sombres : « je vous tuerai sur place », aux autres —
« vous emmènerai loin d’ici ».

*
mon fils a comme cessé d’être un enfant.
maintenant il veut tuer —
pour rire et pas pour rire,
pour de faux et pour de vrai —
les soldats russes.
avec son jeu de construction en aimants il a bâti un système anti-missiles.
je vais les empoisonner, il dit,
les coffrerai dans le placard derrière des pics en fer.

*
nuit où les missiles volent.
nuit où les vivants hurlent.
des photographies qui ne disent rien,
pas même à-peu-près. et même les pains qui ici
cuisent dans de sombres fourneaux
grincent de haine.

*

… et dormir dans son propre lit semble un luxe,
dont je n’ai jamais rien su avant.
un luxe — noter quelque chose tranquillement, se surprendre en train de penser. le luxe du calme,
le luxe de déplier une pensée. le luxe de l’écriture. le luxe de pouvoir fixer.

le luxe de respirer…

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[1] Galina Rymbu cite ici, avec tendresse, les vieux bus soviétiques de la marque PAZ utilisés comme corbillards lors des enterrements. Traditionnellement, les cercueils sont placés à l’intérieur du camion, entre les allées de fauteuils sur lesquels sont assis les proches du défunt. 

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[Illustration : « L’Hiver en Ukraine », JF Devillers)

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