Petites Élégies       pour       Sœur Satan (1/3)

par Michael Palmer. Traduit de l’anglais (USA) par Jérémy Robert

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Première élégie

Chanter est interdit dans ce café.
La torture est permise dans ce café.

Un double pour moi, merci
à trois temps, ma Sœur

puis-je t’appeler ma Sœur, toi
les yeux en amande et austère

dans cette lumière moirée
qui masque le monde sauvage ?

Ces danseurs, les connais-tu ?
Songent-ils

dans leurs virevoltes
à ce qui sera

et à ce qui fut ?
Connais-tu leurs noms

et si oui
changent-ils de nom

de l’aube au soir
et de jour en jour ?

Leurs blessures se voient-elles
quand ils font corps avec la mélodie ?

(Ma Sœur, pardon, mais je veux savoir.)
Hiroshima, Nagasaki, Abou Ghraib

Oradour, Terezín, Deir Yassin
le Vél’ d’Hiv, Vorkouta, Magadan –

cette valse, cette danse —
au milieu des bougies du café

et par-delà les vitres embuées
l’interminable allée

d’arbres striés d’éclairs
murmurant des mots fracturés

que personne ne comprend.
Tous ces noms merveilleux

Ma Sœur, ces noms infinis
glissent sur la langue

pareils en nombre aux étoiles
qui s’amusent dans la mer.

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Deuxième élégie

Chère sœur, n’est-il pas temps
pour nous d’apprendre à parler

puisque les machines infernales
ont capturé le souffle des mots ?

Puisque les drones zèbrent le ciel
de Santiago de Chuco


Central Park et Unter den Linden ?
Est-il déjà trop tard

sous cette douce pluie d’hiver
pour passer le pont des chansons

et gagner ce lieu
où les souvenirs du futur

ploient, branches de cyprès
sous les neiges d’antan ?

Où fondent les années de peste
et les voix stridentes des enfants

explosent dans la brume
paralysés de douleur

en chœur, ils chantent
comme un seul et même

corps siamois uni
en une ultime étreinte ?

Mais de ces cyprès
députés du deuil

pourquoi applaudir
la grâce ?

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Troisième Élégie

L’horloge est une fiction, chère Sœur
et pourtant nous y vivons.
Ma Sœur, ses bras sont les nôtres

et cette fiction est aussi réelle
qu’une rose poudrée d’acier
et rappelle-toi, chère Sœur

que chacun de nous est la somme
des deux nombres précédents
dans la suite talismanique

et que cette spirale sans cesse
en expansion, plus que parfaite
et radieuse nous engloutira tous

ainsi parlait – était-ce Zarathoustra –
du haut d’une colline au loin
ses bras d’araignée tendus

sur un cadran à tête de mort.
Et c’est bien là
dans l’empan de ces bras

que nous nous rappelons
que nous n’étions pas.
Pas ce que nous pensions

être ou devenir
ni architectes du désir
ni voleurs de feu

ni jardiniers ni plombiers
ni ouvriers de l’acier
mais les marionnettes peintes

de vies parallèles, mais
les hôtes – autres – indésirables
au banquet des gueux.

Élégie pour qui pour quoi ?
Nous regardions l’écume
amasser du temps

et cela ne nous disait
rien alors tout au plus
une pièce de rechange

impossible à énoncer sans crainte
une plaie d’eau dentelée de sel
et le souffle court

d’une gorgée de sable
nous, sourds à ces mesures
qui nous rassemblent.

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Quatrième élégie

Enfin le temps radieux n’en finit plus
quand même le blizzard n’en finit plus
quand même ce qui jadis éternel 
s’en va comme un demi-sourire 

quand nous oscillons d’une vie l’autre
comme des clowns au regard triste
maquillage blanc et pantalon large 
en équilibre sur des ballons rouges

entre les mondes simultanés 
et les mondes parallèles 
qu’il nous reste à nommer.
Ma Sœur, les dieux de la Guerre

t’ont-ils donné un nom ?
Est-ce celui qu’un jour
ils m’ont donné 
à bout portant ?

Aurons-nous alors vécu 
d’indicibles contes
durant mille et une 
nuits sans fin ?

Chère Sœur, porte neige
et soleil à tes lèvres
et aux miennes. Et chante
les mots entre les lignes. 

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Cinquième élégie

Ah, cher corps, où vas-tu
corps de terre, double
perdu, copie perdue du corps
corps muet d’hier dans l’étoffe
en lambeaux de demain ?

Ah, cher corps, où vas-tu 
dans le brouillard du corps
dans la brume de la pensée
dans le corps d’un autre
connu sans l’être ?

Ah, cher corps, as-tu vu
la danse des Dioscures
comme un corps en deux
sur les pointes quantiques du feu
quand une terre ensorcelée tourne dessous ?

Combien de langues, combien de membres
dispersés sur les bas-côtés 
de cette terre ? Combien de bruits
rencontrent leurs contraires ?
Combien de livres brûlent

pour montrer le chemin ?
Combien de croyants purs
détruisent les icônes 
de croyants purs
quand la terre ensorcelée tourne

sur le dos d’une tortue ?
Nos mâchoires agitées chantent
pour réaccorder le corps
restituer le corps, chère terre
silencieuse, en allée où ? 

 

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