Suzanne au bain

Par Suzanne Doppelt. Lire aussi « un spectre à ressorts »

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Suzanne au bain   Le Tintoret

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   sous un arbre une femme pâle et replète est à la toilette, complètement nue de la tête aux pieds, flex et offerts, les écrevisses en ont douze les serpents aucun, elle, en a deux des petits pieds à brodequins, avec elle marche selon sa cadence, elle danse selon son rang, au besoin elle mesure la taille du soleil absent pour l’heure dans ce sous-bois formellement aligné, nos premiers maitres de philosophie plus les mains et les yeux qui seront soignés à leur tour. Elle s’expose sous un arbre tournée vers celui la figurant ainsi libre et en plein air, Jacopo Robusti dit Tintoretto, aux bons soins de jeunes filles, un duo très appliqué

    si proche, pâle et replète même couleur même tournure, la grenouille des sous-bois son humidité glissante, moitié au sec sur le point d’y être ou déjà dans le bain, l’ensemble est ici à la fois fixe et en mouvement, de quel air elle songe et comment elle chante, à deux une belle chorale avant le silence, des échos des ricochets histoire d’enchanter la galerie, Suzanne en son jardin comme la veille idem l’avant-veille flanquée de ses suivantes, une grenouille givrée qui regarde sans être vue du bord ou du fond de son étang ordinaire, les yeux culminant elle tourne le dos à la scène, celle où une femme nue de la tête aux pieds se fait gentiment dorloter 

   apportez-moi de quoi me parfumer et me laver dit-elle aux jeunes filles, les portes fermées que je me baigne il fait chaud, elle l’a pris ou le prendra son bain en plein air, un bain innocent des onguents, des jeux d’eau tiédie par l’atmosphère, ses lavandières, un bac ou un étang ordinaire où se plonger nue jusqu’aux oreilles, une grenouille grand format. C’est un sous-bois opaque, elle s’y expose sous un arbre, à lait de Judas des pendus de la liberté, il faut du vert minéral et de sève, de l’ocre jaune, un peu de noir, autant de feuilles autant de nuances, une mémoire cercle après cercle, le temps de faire le modèle parfaitement statique   

   pareil aux deux surplombant embusqués non loin, deux vieillards mauvais le regard oblique font le guet chaque jour quand Suzanne est en son jardin, des voyeurs au spectacle qui dévorent des yeux non par un simple trou de serrure ni par une fenêtre avec vue mais presque à découvert transis sous les ramures, une cachette improvisée, un vrai peep show plus tout ce qu’il faut pour faire un tableau, un modèle vivant, une longue pose, un cadre valable et son maitre d’œuvre, un savant jeu de scène où chacun est à son affaire, l’une dévêtue et en relief, les autres gelés comme un coing, les suivantes à leur ouvrage, un petit monde

   un huis clos réservé, les portes fermées avant l’entourloupe, une fameuse fable capable de changer un homme en cerf ou une femme en grenouille moitié au sec il fera beau, soit au fond du bain il pleuvra alors elles se démultiplieront jusque dans les chambres des puissants, chantant ricochant vertes rousses ou givrées, la matière varie, un champignon devient une chauve-souris, une grenouille devient une feuille morte et Suzanne une fille de joie assise sur un joli drap. C’est le milieu d’un sous-bois, iI y règne un curieux climat, une chaude après-midi un ciel absent et deux vieillards en coulisse, deux spectateurs exactement là où se redressent les lignes

   là se fabrique une histoire à nulle autre pareille, au printemps les grenouilles chantent pendant l’été elles aboient, de quoi réveiller un mort ou damner un vivant, chaste Suzanne au premier plan exposée en équilibre sous un arbre visible partout, de sa droite celui qui la peint d’après sa manière blonde et vénitienne, de sa gauche un couple antique des voyeurs maléfiques, entre eux de l’eau dormante, la pire, qui croise les images selon les lois de la réflexion, les retourne et n’en renvoie aucune      

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