Choses qui gagnent à être lues

par Yves di Manno. Lire tous les épisodes.

.

.

7.  de plus, en trop

.

Je me demande parfois de quelle manière les livres parviennent jusqu’à nous – je parle des livres essentiels, ceux qui vont s’imprimer à jamais dans nos vies de lecture. Les circonvolutions qu’ils empruntent, des années durant s’il le faut, avant d’échouer entre nos mains – ou à l’inverse l’évidence qui nous pousse à nous en emparer, sous le coup d’une brusque impulsion – demeurent le plus souvent énigmatiques : comme s’ils nous étaient secrètement destinés et surgissaient devant nous au moment opportun. C’est une expérience que nous sommes nombreux à avoir faite, sans être en mesure de l’expliquer : certains ouvrages semblent venir à nous plus que nous n’allons vers eux – a fortiori lorsque nous ignorons leur existence. Ce qui en dit long, par parenthèse, sur les zones d’ombre que développe une pratique à bien des égards démesurée de la lecture, quels que soient par ailleurs les éblouissements qu’elle nous procure.

Je connais – un peu – Dominique Grandmont. J’avais lu dans ma jeunesse son anthologie des poètes grecs (parue chez Oswald) et remarqué ses premiers livres – Pages blanches, Immeubles, Pseudonymes… – dans la mouvance du dernier cercle d’Aragon, puis de la revue Digraphe. Nous nous sommes rencontrés vers la fin des années 1980, à Royaumont me semble-t-il, et fréquentés assez régulièrement durant l’ultime décennie du siècle, ayant en commun une approche investie – détournée, pourrait-on dire – de la traduction poétique, inscrite pour une part centrale dans nos travaux d’écriture. Ce dialogue se prolongeait bien sûr – et se justifiait – par l’échange des livres que nous publiions alors : les siens sont ici, sur les étagères, et je n’en omets pas ses versions définitives de Constantin Cavafis et de Vladimir Holan. Puis le siècle et la roue des vies tournèrent, nos chemins se croisèrent moins souvent et je crois que notre dernière rencontre eut lieu en 2010, place Saint-Sulpice (sa dédicace en témoigne) où il me remit un exemplaire de Cri sans voix poésie, un recueil de brefs essais qui venait de sortir chez Tarabuste.

Les choses auraient pu en rester là. Je dois reconnaître à ma honte que je n’avais pas vu paraître Un homme de plus en 2019 – pas plus que je n’avais remarqué Le fils en trop en 2007 – et je serais vraisemblablement resté dans l’ignorance de ces deux livres bouleversants s’ils n’étaient pas venus à moi, en vertu de l’étrange cheminement que j’évoquais plus haut. Muriel avait invité au printemps dernier Olivier Galon, le responsable des éditions de la Barque [1], que notre ami Sami El-Hage interrogeait sur son travail. L’assistance était pour le moins clairsemée ce jour-là, au point que je me suis demandé par la suite si cette rencontre n’avait pas eu lieu à mon seul bénéfice… A un moment donné, en effet, l’éditeur fit allusion à la qualité « exceptionnelle » de l’autobiographie de Dominique Grandmont, qu’il avait publiée trois ans plus tôt dans une indifférence à peu près générale. La séance terminée, ma curiosité ayant été éveillée, je repérai un exemplaire de l’ouvrage sur la petite table de présentation : quelques passages parcourus au hasard suffirent à me convaincre et j’en fis aussitôt l’acquisition, sans l’ombre d’une hésitation : Un homme de plus venait d’entrer dans mon existence (et n’en ressortira plus).

[1] Dans un catalogue d’une exigence et d’une qualité rares, je signale tout particulièrement à l’attention des lecteurs – outre Amulette, le seul livre de Carl Rakosi traduit en français – les recueils de Tamura Ryûichi et d’Ayukawa Nobuo, deux poètes japonais inattendus du milieu du XXe siècle.

Si ce livre nimbé d’une lumière rédemptrice relève bien du genre autobiographique, évoquant les années de jeunesse de l’auteur et sa découverte éblouie de la Grèce qui va le révéler à lui-même, au seuil des années 1960, puis ses périples désordonnés à travers l’Europe, il n’en respecte guère les lois habituelles. On se trouve en effet confronté à une sorte de puzzle ou plus exactement de kaléidoscope, dont les courtes séquences démontent et recomposent à l’infini un récit morcelé, indifférent aux lois de la chronologie : plusieurs strates temporelles s’y juxtaposent en permanence, souvent d’un paragraphe ou d’une phrase à l’autre, imposant un rythme étrange, lent et saccadé à la fois, à ces pages qui tentent de fixer un présent immobile mais constamment fuyant.

Je dois avouer que rien dans l’œuvre antérieure de Grandmont – ce que j’en connaissais en tout cas – ne m’avait préparé à la découverte d’un livre d’une ampleur et d’une gravité pareilles. Non plus qu’au destin ressuscité par la grâce de son écriture d’un jeune homme ayant mené une existence aussi irrégulière, quasiment vagabonde, et découvert la réalité cachée du monde à travers ces faubourgs, ces villages et ces îles arides, face à la mer étale ou déchaînée. Car en même temps qu’il dessine cet autoportrait complexe, précis jusque dans ses lacunes, Un homme de plus fait peut-être avant tout l’éloge d’une contrée enfin réelle – que le narrateur avait entrevue lors d’un premier passage, durant l’adolescence – et d’un peuple menant dans un dénuement exemplaire une existence d’une dignité intemporelle. Plusieurs des « personnages » qui traversent ce récit ont une présence souvent plus tangible que l’auteur qui s’efface régulièrement derrière eux, subjugué par la grandeur de leur vie ordinaire. Et l’on perçoit fort bien, même s’il n’est pas formulé ouvertement, son désir éperdu de se fondre dans cette terre étrangère dont il redécouvre la langue et s’aperçoit avec étonnement qu’elle l’attendait, déjà lointainement inscrite en lui.

Seul un homme ayant traversé l’essentiel de son existence pouvait composer un tel récit : la jeunesse évoquée s’y mesure bien sûr à l’aune de la vie qui l’a suivie. On n’en est pas moins frappé par l’acuité de son regard, la précision de ses souvenirs des décennies plus tard, son aisance à ressusciter des scènes d’une netteté parfaite – l’élan d’un corps cédant à l’appel d’une danse, la modulation d’un chant, l’éblouissement d’un regard devant le scintillement des eaux sombrant soudain dans la nuit. Sans parler de ces figures inoubliables qui défilent au gré des pages : marins, coiffeurs, ermites, aubergistes, femmes au chevet des vivants et des morts, étrangers de passage, espions, bergers, maraudeurs… C’est pourtant le pays lui-même, cette Grèce sans âge dont ces passants sont l’éphémère incarnation, qui est au centre du livre : comme une métaphore, c’est-à-dire un transport ayant permis à l’auteur de passer d’un monde à l’autre – du visible à l’intangible – tout en révélant sa réalité la plus poignante. Ayant pris soin d’affirmer dès les premières pages : « je ne serais pas le héros de mon histoire, ni le héros manqué d’aucun roman », son récit dresse bien le portrait de ce pays sans majuscule dont il a perçu la vie immuable, toujours recommencée. Même s’il remarque plus loin : « je n’avais peut-être fait tout ce voyage que pour voir son illusion se dissiper sous mes yeux… »

Délaissant parfois les rues d’Athènes, la mer incandescente et son île privilégiée de Poros, où il a effectué plusieurs longs séjours, mais évitant avec soin de parler des livres qu’il compose à la même époque, Grandmont évoque dans le dernier tiers de l’ouvrage quelques figures moins anonymes du monde littéraire dont il s’est volontairement tenu à l’écart, en ces années fondatrices. Celle d’Aragon au premier chef, qui a été son mentor dès 1964 et dont il ébauche un portrait inattendu, d’une complicité et d’une lucidité touchantes ; mais aussi des poètes grecs qu’il a côtoyés (et pour certains traduits), à commencer par Yannis Ritsos – dont l’enterrement vient clore le livre, au seuil des années 1990 – et qui « n’arrêtait pas d’écrire, pour que le présent ne s’arrête jamais. Il faut tout mettre au présent, me disait-il. Me dit-il. » Le retournement qu’opère cette courte phrase suffirait presque à donner la mesure d’un ouvrage que je me contente ici de survoler mais dont la méditation – esthétique, morale, philosophique – s’avère d’une profondeur qui n’est plus monnaie courante de nos jours. S’ouvrant sur l’affirmation, dès le premier paragraphe, « qu’un roman qui s’écrit n’est plus un roman, puisque c’est de l’imaginaire qui rentre dans un réel dont il ne ressortira plus », il s’achève sur le regard réprobateur d’un chat, posé sur l’auteur qui s’apprête à quitter la scène. Entre les deux, au fil de ces années et de 340 pages, un homme (de plus) aura trouvé sa voie, ses voix, les clefs de son domaine. Le récit qu’il en fait bien des années plus tard conserve l’empreinte éblouie de cette révélation originelle : c’est en rencontrant des paysages immortels et des mortels riches de leur seul langage, de leurs outils, de leurs gestes – et par-là même exceptionnels – que s’est ouvert pour lui le chemin de la création. Et plus largement sans doute, d’une existence enfin possible – c’est-à-dire dissemblable – dans la compagnie de ses pareils.

Un peu abasourdi par les pérégrinations lumineuses de cet Homme de plus, j’en parlai autour de moi, comme je le fais presque toujours quand un livre marquant vient de croiser ma route : l’envie me prend de partager ma découverte et d’élargir le cercle de ses lecteurs. Sami, qui l’avait déjà lu pour sa part, m’apprit alors que Grandmont avait publié avant cela un premier récit autobiographique, centré sur son enfance. Le fils en trop, paru chez Tarabuste une quinzaine d’années plus tôt, n’est malheureusement plus disponible mais je parvins à en dénicher un exemplaire de seconde main, comme on dit ici, et m’y plongeai aussitôt : ce fut un nouveau choc, bien différent du précédent mais tout aussi bouleversant. Car telle qu’il la décrivait avec une sorte de froideur et de précision clinique, comme s’il s’agissait d’un autre – ou d’une simple fiction – l’enfance de Dominique Grandmont avait visiblement été un enfer. Entre une mère qui le maltraitait, moralement et physiquement, et un père absent qui ne se montrait guère plus chaleureux lors de ses rares apparitions, ces années noires de l’après-guerre prenaient l’allure d’un lent calvaire, doublé d’une interminable réclusion, dont on se demandait – sachant la destinée qui l’attendait – comment l’auteur avait pu émerger par la suite, investi d’un tel amour de la vie. Il est vrai qu’il avait rencontré entre-temps la lumière de la Grèce : ses années de vagabondage lui avaient sans doute procuré la liberté et l’insouciance dont il avait si longtemps été privé. D’autant qu’après un passage chez les Jésuites, sa jeunesse s’était étrangement terminée par son entrée à l’Ecole militaire de Saint-Cyr et le début d’une carrière d’officier qui augurait assez peu de son destin d’écrivain…

Les brimades, les humiliations, les souffrances physiques qui ponctuent cette enfance et cet apprentissage militaire constituent évidemment l’envers de l’extraordinaire sentiment de libération, de jubilation même, dont la prose somptueuse d’Un homme de plus allait ultérieurement rendre compte. Le fils en trop est écrit quant à lui avec une économie de moyens exemplaire et une absence d’apitoiement sur son propre sort qui reste malgré tout assez stupéfiante… Pourtant, avec des outils différents, les deux livres suscitent une égale fascination : la densité de l’expérience humaine qu’ils rapportent et l’évidence, la beauté tout simplement de leur écriture, tiennent de bout en bout le lecteur sous le charme. Evidemment conçus en regard l’un de l’autre, ils forment les deux pans d’un seul et même récit : celui du passage de la nuit au jour, de la geôle et des terreurs enfantines aux chemins mal tracés et aux îles harassées de lumière où marcher enfin librement, habité par l’impossible miracle de la poésie et des langues plurielles. On pourrait presque les lire comme un conte initiatique, s’il n’y avait ce refus de tout compromis et de toute carrière (militaire, littéraire…) qui marque dans ces pages la singularité de l’auteur : cette volonté de rester dans la marge, de ne pas jouer le jeu ni d’accepter les masques de la comédie sociale. Tout comme il avait refusé plus tôt de céder au désespoir sous les coups d’une mère, l’indifférence d’un frère, le mépris ostensible d’un père. L’écriture de Dominique Grandmont est traversée dès l’origine par cette révolte muette, peut-être parce qu’elle y prend sa source. En cela ces deux livres admirables, véritables leçons de littérature et de vie, nous rappellent aussi le rôle majeur que la poésie (au moins comme idéal) aura tenu dans un siècle qui a pris fin presque sans nous : l’idée qu’écrire puisse non seulement changer le monde mais nous laisser entrevoir ses plus lointains contreforts, invisibles d’ici – et que nous n’aurions jamais osé imaginer sans elle…

.

Un homme de plus, La Barque, 2019, 352 pages, 26 €.
Le fils en trop, Tarabuste, 2007, 276 pages, 20 €.
Les autres livres de Dominique Grandmont sont nombreux – poésies, essais, récits – ainsi que ses traductions (du grec et du tchèque) : à chacun, à chacune de partir à leur découverte et d’en entreprendre la traversée.

.

.

Un commentaire sur “Choses qui gagnent à être lues

Laisser un commentaire