Choses qui gagnent à être lues

par Yves di Manno. Lire tous les épisodes.

 

5. La subversion joyeuse

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Me replongeant ces derniers temps en vue d’une future digression dans divers numéros de la revue Phantomas, qui regroupa du milieu des années 1950 à la fin des années 1970 une bonne partie des francs-tireurs de la poésie dont la Belgique eut mystérieusement le secret au cours du XXe siècle, je songeais que cette désinvolture qui n’exclut pas la gravité, ce rejet de tout carriérisme littéraire (fût-il revêtu des oripeaux de l’avant-garde), cette irrévérence pour tout dire, tempérée par un bel esprit d’autodérision, ne pouvaient manquer de briller de nos jours par leur anachronisme. A de rares exceptions près, nos contemporains se prennent en effet terriblement au sérieux, bombant le torse pour parler de « leur » œuvre tout en guettant du coin de l’œil la bénédiction suspicieuse et suspecte de l’université. Dans ce triste contexte, on se prend à rêver de l’époque (pas si lointaine…) où la finalité de la poésie n’était pas la reconnaissance sociale, dût-elle prendre l’allure d’une publication, mais une forme d’oubli voire d’élision de soi, dans l’élan même de la composition. Où l’expérience – ce qui advient, s’embrase ou s’éparpille dans le temps arrêté de l’écriture – l’emportait sur son résultat : le livre qui en est comme la cendre impure, la médiocre concrétion. Ce qui n’empêchait pas une sorte d’ironie, ludique ou savante, qui fait elle aussi cruellement défaut aujourd’hui.

Cela m’est revenu à l’esprit en ce début d’année, relisant les épreuves d’Archipel plusieurs, l’anthologie de Michel Vachey qui vient de paraître en Poésie/Flammarion : ce rêve de l’effacement qui a longtemps accompagné le geste d’écrire (et qui a pu prendre chez certains une tournure tragique) s’accommode fort bien d’un humour décapant qui en est peut-être l’envers mais compense ce qu’il peut avoir à certains égards de pathétique. Inspirant nos plus déroutants artisans : Bernard Collin, Daniel Fano, Liliane Giraudon, Jean-Michel Espitallier (par exemple) – ou encore Philippe Clerc, dont l’œuvre méconnue finira bien par rencontrer les lecteurs qu’elle n’a cessé d’inventer[1] – cette subversion joyeuse est toujours restée minoritaire face aux ronronnements satisfaits et aux conventions reconduites de la poésie de bon ton, qui sévit de plus belle à notre époque. Aussi est-ce un plaisir d’évoquer dans le cadre de cette chronique quelques livres parus récemment et témoignant chacun à sa manière de cet esprit frondeur, bousculant allégrement des portes que nul ne s’était avisé jusqu’alors de franchir.

[1] Procurez-vous tant qu’ils sont encore disponibles Tuer etc., Rendez-vous sur la Roya ou Johannes, Hermann (tous trois chez Flammarion). Son premier livre : Nocera (Gallimard, 1979) et ses autres publications sont hélas malaisément accessibles.

Je n’avais pas remarqué en son temps l’apparition d’un second Pierre Mabille, dont le nom restait associé pour moi au compagnon de route du surréalisme, auteur notamment du Miroir du merveilleux. Ce tardif homonyme a pourtant publié une dizaine d’ouvrages depuis le début du nouveau siècle. Dans une librairie de seconde main (comme on dit ici) je suis tombé voici quelques mois sur l’un de ses livres au titre incongru : C’est cadeau, publié chez Unes et enrichi d’illustrations d’un bleu irréprochable. Aussitôt acquis et lu le jour même, cet ouvrage fut une belle découverte : avec ses litanies désopilantes recensant des possessions la plupart du temps dérisoires et entremêlées de poèmes lapidaires d’une concision remarquable, il tranchait sans trop de peine sur le tout-venant de la production contemporaine, tout en captant quelque chose de décisif dans l’air du temps, en partie grâce à l’intrusion toujours périlleuse en français du langage parlé dans la sphère poétique.

Mais qui était donc ce nouveau Pierre Mabille ? Renseignements pris, il s’agit d’un plasticien déjà reconnu, né en 1958 et professeur de couleur à l’ENSAD (en quoi consiste une telle discipline, inculte comme je le suis dans ces domaines, je n’en ai pas la moindre idée). Il a publié l’essentiel de ses livres au Bleu du ciel, entre 2005 et 2015, mais cet éditeur ayant plus ou moins suspendu ses activités, ce n’est pas une mince affaire de se les procurer. J’ai néanmoins réussi à mettre la main sur l’un d’entre eux : Trop de monde (2009) qui confirme largement ma première impression : cette liste d’individus rangés par ordre alphabétique – augmentée en regard de notations hâtives et de petits récits tout juste esquissés – témoigne d’un unanimisme inattendu et même d’une forme de tendresse pour les silhouettes notoires ou inconnues qui la composent. Tout cela d’une fraîcheur un peu âpre et d’une drôlerie constante.

A la fin de l’année dernière, Pierre Mabille a publié un nouveau livre aux éditions Unes : Antidictionnaire des couleurs. Bien qu’organisé cette fois encore selon l’ordre alphabétique, le texte se présente moins comme un catalogue que comme une série d’instantanés captés au fil des jours, dans l’existence ordinaire. Dans chaque poème figure la couleur qui lui donne son titre et justifie cet étrange nuancier : il s’agit donc de variations dans la trame du langage – plutôt que sur d’invisibles palettes – composées à partir des ustensiles et des événements de la vie dite on ne sait trop pourquoi quotidienne (y aurait-il une vie hebdomadaire ? mensuelle ? annuelle ?). Un texte plus ancien, publié en 2007 par Eric Suchère et intitulé Le contraire du gris, vient compléter ce volume : on y perçoit l’influence syntaxique et lexicale de Dominique Fourcade – ce qui n’a rien de déshonorant, bien au contraire, et permet de mesurer le chemin parcouru depuis lors par l’auteur. Entre ces deux séquences, un superbe cahier de lavis monochromes (et figuratifs) : moments d’émotion ou d’ennui découpés dans le réel et que la couleur fixe, prolongeant hors du langage le projet de Pierre Mabille, dont je regrette de ne pas avoir suivi plus tôt le parcours.

Il y a une vingtaine d’années, en revanche, que j’ai fait la connaissance de Frédéric Forte, qui travaillait alors à la librairie Ombres blanches à Toulouse. Suite à notre rencontre, il m’avait adressé ses deux premiers livres, qui venaient de paraître à très peu d’exemplaires et que j’ai précieusement conservés : il s’agissait déjà d’objets poétiques improbables (l’un d’eux était composé à partir du programme d’un tournoi de sumo) dont le caractère expérimental ne parvenait pas à masquer cette ironie distante qui allait demeurer sa marque de fabrique. Une dizaine d’ouvrages ont suivi, publiés pour l’essentiel aux éditons de l’Attente et au Théâtre Typographique. Entre-temps, Frédéric Forte a été accueilli à l’Oulipo dont il est à mes yeux, parmi ses membres récents, le seul héritier digne du cercle initial, dans l’esprit autant que dans la lettre. Il a également traduit des anagrammes d’Oskar Pastior (avec Bénédicte Vilgrain) et l’œuvre presque accomplie de mon ami Guy Bennett, le plus francophile des poètes californiens. J’ajouterai que c’est un homme ouvert, aimable et enjoué, comme on en croise trop rarement dans les sphères compassées de la littérature, potentielle ou non.

Après Dire ouf en 2016, il publie aujourd’hui son deuxième livre chez P.O.L : Nous allons perdre deux minutes de lumière, que j’ai lu à plusieurs reprises avec un plaisir constant. Venant d’un oulipien, il présente bien sûr une structure (apparente) et quelques contraintes discrètes, dont la plus remarquable est d’être entièrement composé en alexandrins cachés – je veux dire indécelables à l’oreille, parce qu’évitant presque toujours les césures classiques (6/6, 4/8…). Résultat : dès son titre, qui en est aussi le vers ultime, on peut lire ce long poème à voix haute sans jamais percevoir la cadence souvent soporifique de l’ancienne métrique. Pour le reste, qui est l’essentiel, le poème déroule sans continuité narrative une série de détails disparates, prélevés dans la vie ordinaire du poète du printemps à l’automne 2017 : ses gestes routiniers ou inattendus, ses allées et venues, les paysages qu’il traverse, les propos qu’il se garde de formuler à voix haute. Ses enfants apparaissent parfois au détour d’une page : l’un d’eux lui souffle même la fin d’un vers (j’allais écrire une rime…). Il est difficile d’expliquer à quoi tient le charme de ce poème moins décousu qu’il n’en a l’air. Frédéric Forte a l’art de retranscrire en peu de mots ce que son regard enregistre, jusque sur le smartphone de son voisin de métro. Il se paie même le luxe de refondre en trois alexandrins cachés (plus un pied qui dépasse) un poème bref de son maître Queneau… Son existence défile ainsi par bribes, que le poème recompose et déconstruit à la fois avec une constante jubilation. Mais au bout du compte le mystère reste entier : que se passe-t-il exactement derrière ces vers faussement prosaïques et d’une transparence parfaite – cette mosaïque d’anecdotes sous laquelle se profile un récit invisible, qu’on ne parvient pas à cerner ? C’est l’un des mérites de ce livre indéfinissable, que de reconstruire ainsi les facettes éparses de la vie prétendument réelle dans le prisme d’une écriture qui nous la rend soudain (cette vie) plus lumineuse, plus mystérieuse, plus inquiète.

Une inconnue, pour clore cet épisode. Aurélia Declercq est née à Bruxelles en 1993, elle est diplômée en psychologie clinique, ayant mené des recherches sur les processus langagiers dits psychotiques, et a entamé plus récemment un nouveau cursus aux Beaux-Arts de Paris. Pour l’instant, elle a trouvé refuge en Géorgie (ex-soviétique – pas celle du deep South et de Ray Charles…) après avoir publié en ce début d’année un étonnant premier livre : Rikiki, aux éditions de l’Attente – dont il faut souligner, au passage, le remarquable travail depuis plus de vingt ans au service de cette subversion joyeuse que nous évoquons aujourd’hui. A bien des égards, Rikiki relève de ce registre perturbateur : c’est un texte à proprement dire insensé, ou plus précisément qui expose l’impossibilité de produire son propre sens dans le langage courant. Nous sommes donc confrontés à une langue hybride, mêlée d’autres dialectes (où l’anglais a peut-être la part trop belle) et à la grammaire décalée, qui s’acharne à capter une étrange mélopée censée remonter du jabot d’un pigeon… Résumé de la sorte, le projet de l’ouvrage paraîtra sans doute improbable : il l’est, d’ailleurs, mais autrement. La vérité, c’est que cette narration parcellaire et presque psalmodiée par instants s’avère très vite envoûtante, enchaînant ses déroutants énoncés comme s’il s’agissait de la langue commune, justement, et non de l’idiome le plus privé qui soit, au double sens du terme. Une simple citation ne saurait rendre compte de l’étrangeté de ce texte et de la fascination qu’il exerce sur son lecteur, en le confrontant constamment à d’étonnants néologismes, des tournures qui semblent de prime abord obscures ou dénuées de signification mais diffusent à la longue une lumière et un sens seconds, d’une évidence que n’auraient jamais su produire le vocabulaire et la syntaxe ordinaires. Tout cela donne un chant dont l’opacité, pour ne pas dire le trouble, ne masquent ni la dimension charnelle ni l’élan amoureux dont il est probablement la métaphore. C’est une belle entrée en matière, quoi qu’il en soit, et l’on attend avec curiosité la suite d’une aventure aussi singulièrement entamée.

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Pierre Mabille : Trop de monde, Le Bleu du ciel, 2009, non folioté, 12 €.
________________C’est cadeau, éditions Unes, 2018, 88 pages, 20 €.
________________Antidictionnaire des couleurs, éditions Unes, 2020, 88 pages, 19 €.
Frédéric Forte : Nous allons perdre deux minutes de lumière, P.O.L, 2021, 80 pages, 13 €.
Aurélia Declercq : Rikiki, L’Attente, 2021, 90 pages, 12 €.

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