par Pierre Vinclair
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Voilà plus d’un an que je me suis lancé un peu n’importe comment dans ce feuilleton dont je savais seulement qu’il essaierait de définir « l’objet du poème » et compterait sept épisodes de 20 000 signes chacun.
Après avoir, dans le premier, essayé de comprendre à quelles conditions on pouvait parler de « l’ » objet « du » poème, et dans quelle mesure la définition du cinéma proposée par Deleuze pourrait me servir de point de comparaison, j’ai proposé dans le deuxième épisode de penser l’objet du poème comme un tétraèdre, dont la base serait formée par les trois angles suivants : la chose, la pensée et la parole ; et dont le sommet serait l’Être. Dans le troisième, j’en ai tiré les conséquences pour pointer le sujet du poème, son drame et réfléchir à la question de l’improvisation. Alors que j’allais, dans le quatrième, bâtir une « théorie de l’image élargie », je suis tombé sur une contradiction dans mon rapport à l’écriture qui, coupant en deux mon feuilleton, n’a pu être résolue qu’en définissant comme un amour le type de rapport que nous entretenons avec l’objet du poème. Tirant ce fil et le nouant avec le tétraèdre du deuxième épisode, j’ai comparé dans le cinquième l’action du poème à une épokhè et son objet à la (re)création d’un monde. Afin que cette théorisation ontologique n’en reste pas à la rêverie, le sixième et précédent épisode a essayé de la fonder en comparant le structuralisme (structure sémiotique du discours scientifique) et la magie (mode de l’action du poème).
Il est maintenant nécessaire de répondre à une question majeure, qui m’a accompagné secrètement, comme en coulisses, pendant l’écriture de ce feuilleton, mais que je n’ai jamais affrontée explicitement, peut-être par trouille, ou par prudence, ou par stratégie : une question si massive qu’il me fallait, pour la saisir correctement, être le plus fort possible, et avoir au préalable accumulé des ressources théoriques robustes.
Elle est grossière, mais redoutable : le poème est-il quelque chose ? Existe-t-il ? N’est-il pas (comme le Père Noël, disons) une fiction, à laquelle les (rares) personnes qui y croient ne prêtent un pouvoir exorbitant, que parce que ceux qui n’y croient pas acceptent complaisamment de ne pas ruiner cette croyance après tout inoffensive ? Mais pour quelles raisons, demanderez-vous (si vous croyez au Père Noël) le poème n’existerait-il pas ? Pour deux raisons symétriques : si toute parole est création de sens, ou si aucune ne l’est ; si la moindre phrase est inédite, ou s’il n’est au contraire pas possible que du sens soit créé en-dehors des configurations du langage ordinaire, le poème n’existe pas. Si Descartes a raison, si Wittgenstein a raison. Ce ne sont pas des adversaires si commodes.
Il ne saurait être question ici de rentrer dans une technicité philosophique peut-être d’ailleurs hors de ma portée : la singularité de leurs positions m’intéresse moins que ce dont elles peuvent être les symptômes. Je les traite comme deux grandes options possibles sur la question de la création du sens : selon la première, celle-ci relève de la pensée dans son commerce avec le monde, et le langage la suit comme à la culotte. Pour ce faire, son usage doit suivre les recommandations d’une Logique et/ou d’une Grammaire, comme l’ont proposé les disciples de Descartes à Port-Royal. Il n’y aurait en ce sens pas de poème : simplement quelques ornements (ne débordant jamais sur l’essentiel) d’un sens configuré en amont, à l’intérieur (et qu’on retrouverait par élucidation de la machinerie huilée des figures). « Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement, etc. » : on connaît les slogans de l’âge classique. Philippe Beck les a largement réfutés dans Contre un Boileau. Pour contester à mon tour la conception cartésienne des rapports de la pensée à l’écriture, je voudrais m’appuyer comme lui sur un auteur contemporain des Messieurs de Port-Royal : La Fontaine, dont les Fables ont tendance à être considérées comme des apologues plaisants, où des ornementations secondes illustrent de manière transparente des pensées. Il n’en est rien : la langue y affirme son épaisseur, l’ambiguïté y fourmille. Lisons par exemple « Le dragon à plusieurs têtes et le dragon à plusieurs queues » (I, 12) :
____________Un envoyé du Grand Seigneur
Préférait, dit l’Histoire, un jour chez l’Empereur
Les forces de son maître à celles de l’Empire.
____________Un Allemand se mit à dire :
5__________ «Notre prince a des dépendants
____________Qui, de leur chef sont si puissants
Que chacun d’eux pourrait soudoyer une armée. »
____________Le Chiaoux, homme de sens,
____________Lui dit : «Je sais par renommée
10 Ce que chaque Electeur peut de monde fournir ;
1____________Et cela me fait souvenir
D’une aventure étrange, et qui pourtant est vraie.
J’étais en un lieu sûr, lorsque je vis passer
Les cent têtes d’une hydre au travers d’une haie.
15__________Mon sang commence à se glacer ;
____________Et je crois qu’à moins on s’effraie.
Je n’en eus toutefois que la peur sans le mal :
____________Jamais le corps de l’animal
Ne put venir vers moi, ni trouver d’ouverture.
20__________Je rêvais à cette aventure,
Quand un autre dragon, qui n’avait qu’un seul chef
Et bien plus qu’une queue, à passer se présente.
____________Me voilà saisi derechef
____________D’étonnement et d’épouvante.
25 Ce chef passe, et le corps, et chaque queue aussi :
Rien ne les empêcha ; l’un fit chemin à l’autre.
____________Je soutiens qu’il en est ainsi
____________De votre Empereur et du nôtre.»
Drôle de fable ! Selon l’interprétation autorisée elle présente « la division des princes chrétiens du Saint-Empire germanique, pour l’opposer à la cohésion des forces turques, sous l’autorité du seul sultan. »[1] Une apologie de l’autorité la plus verticale, en somme. Le Saint-Empire germanique serait représenté par le dragon à plusieurs têtes, en fait inoffensif, et l’Empire Ottoman par le dragon à une seule tête mais une multitude de queues : une « leçon de géopolitique »[2], ornementée par l’attirail prosodique et métrique qui la rend plus « plaisante ».
[1] Tiphaine Rolland, Le « Vieux magasin » de La Fontaine. Les Fables, les Contes et la tradition européenne du récit plaisant, Genève, Droz, 2020, p. 118. [2] Ibid.
Mais qu’est-ce qui ici est « plaisant », en l’occurrence ? Le mouvement chaloupé des vers, les rimes ? Sans doute, mais ce n’est pas tout : si j’essaie de prendre au sérieux cette question, en me demandant ce qui m’accroche, moi lecteur, véritablement dans ce poème, je remarque que c’est avant tout le jeu avec le mot chef. Il revient à plusieurs reprises : « de leur chef » (v. 6), « un seul chef » (v. 21), « derechef » (v. 23), « ce chef » (v. 25). Les stylisticiens appellent « antanaclase » la figure consistant à mobiliser différents sens d’un même mot (ainsi, « le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point »). Le premier « chef » est d’après Littré (qui illustre d’ailleurs sa définition avec ce vers même de La Fontaine) un terme de jurisprudence. Du chef : d’où un droit procède. Venir à une succession de son chef. Il a tant de biens du chef de son père. Il a eu cette terre du chef de sa femme. Le deuxième signifie « tête », à l’évidence. Le troisième, « derechef », c’est-à-dire « de re-chef », signifiant « de nouveau », via « le retour du chef » (c’est-à-dire du bout). Le quatrième veut dire à nouveau « tête ». Alors qu’à l’époque de La Fontaine « chef » a déjà la signification militaire qu’il a aujourd’hui (c’est le cas depuis le XIIème siècle d’après le Dictionnaire historique de la langue française), le poète l’emploie dans son sens étymologique (« chef » = bout, tête). Et à quel propos ? D’une allégorie de la pluralité des commandements : dans la fable, « chef » (la tête, sens propre) est une image du « chef » (le commandant, sens figuré). Ou encore : le sens propre du mot est utilisé pour figurer son sens figuré. Le plaisir en question, dans ce poème, consiste aussi dans le fait de faire trembler les assignations confortables du propre et du figuré. Plutôt que de se contenter d’énoncer clairement ce qu’il conçoit bien, La Fontaine joue avec l’épaisseur du mot, qu’il fait remonter à la surface du texte : chef, et non seulement l’idée qu’il désigne, devient l’objet du poème.
La seconde option — wittgensteinienne, en gros — conteste bien à la première que la signification serait dans la pensée : le sens d’une phrase n’est pas « dans la tête ». Mais ce faisant, elle refuse toute possibilité d’un « langage privé », dont le sens ne serait pas d’abord rendu possible par sa conformité aux usages ordinaires. Comme un coup aux échecs est défini par son exemplification des règles (donc de conventions sociales), chaque parole n’existerait qu’au sein d’un « jeu de langage » préexistant. Or le poème (c’est du moins ce qu’ont essayé de montrer les précédents épisodes du présent feuilleton) voudrait être le lieu même d’une création du sens qui ne lui préexisterait ni dans la pensée, ni dans les usages.
En voici un d’Esther Tellermann dans Un versant l’autre (Flammarion, 2019) :
Soudain je ne sus
les routes
et perdis
l’arc en ciel
votre
regard-semence
se retire
assiège
la source.
Vide
écartèle
l’autre côté. (p. 81)
Que veut dire « ne pas savoir les routes » ou « perdre l’arc en ciel » ? Pourquoi ce dernier mot n’a-t-il pas ses tirets ? Et ces tabulations ? Où est le déterminant avant « Vide » ?
Ces questions sont celles d’une pensée affolée, voyant le poème depuis les deux positions philosophiques que celui-ci récuse. Au lieu de se demander « ce que veut dire » telle ou telle configuration, ou d’essayer de rendre compte des écarts aux usages courants qu’elle propose, essayons de décrire le plus simplement possible ce qu’elles font. Prenons « Vide » : sans son déterminant, le mot peut être adjectif autant que substantif, attribut de « côté » ou sujet de « écartèle » qui peut lui-même être un indicatif (troisième personne du singulier) ou un impératif (deuxième personne du singulier). Bien sûr, toutes ces fonctions sont encore grammaticalement définies (dans les jeux de langage) mais ces trois vers trouvent leur épaisseur dans la superposition et le brouillage de ces possibilités. Ils peuvent être traduits de trois façons qui n’ont pas du tout le même sens :
« [Le] vide écartèle l’autre côté »,
« Vide [,] écartèle l’autre côté » ou
« Écartèle l’autre côté [vide] »
Pourtant, il ne faut pas « traduire » ce poème, ni sémiotiquement (en ramenant ses figures à un sens propre) ni grammaticalement (en ramenant ses bizarreries à des lois bien connues). En effet, si le poème n’existe pas, il n’y a rien à tirer de telles incongruités ; mais s’il existe, il n’existe que comme il existe, dans la singularité de son expression. On peut toujours, si on le souhaite, essayer de l’élucider, c’est-à-dire ramener ses images à des idées connues et ses formes syntaxiques à des règles grammaticales, mais c’est à condition toutefois d’accepter qu’on aura esquivé les raisons mêmes pour lesquelles il s’agit d’un poème. Toute paraphrase ne peut valoir, au mieux, que comme une échelle, nous permettant de nous rapprocher de lui pour le contempler. Autrement dit : on ne l’élucide pas, mais on trouve des raisons de le relire, tel qu’il est.
Je tire deux résultats de ce premier rapport avec le poème d’Esther Tellermann :
1) La singularité de la création se joue dans la suspension des jeux de langage ordinaires, ici notamment par leur mobilisation simultanée (polysémie, si l’on veut, voire dissémination du sens) ;
2) Si le poème existe, la seule valeur d’un discours additionnel est de nous permettre de rester auprès de lui pour le contempler, et l’aimer.
Je voudrais maintenant isoler les trois vers suivants :
votre
regard-semence
se retire
Prenons ce « regard-semence ». Il s’agit moins d’une image (dérivée d’un éventuel sens propre) que d’un noyau de sens, le plus compact possible et que quiconque peut saisir sans avoir besoin de le paraphraser. La signification de cette formule (dans laquelle on retrouve un demi-quadratin, chu peut-être de l’arc-en-ciel) s’appuie pourtant sur les significations courantes : on ne conçoit « regard-semence » que sur le fond des usages sociaux de « regard » et « semence ». Ceux-ci mobilisés, comme matière première, mais l’acte du poème les suspend — comme la flamme a besoin de l’allumette pour la nier. Les règles courantes, qui définissent pour les mots du poème tout un répertoire de significations, apparaissent ainsi comme une configuration de brindilles à partir desquelles l’événement du poème déclare son bûcher.
Ce n’est pas tout, car le « regard-semence » est pris dans une proposition adressée — à qui ? au lecteur ? aux mots ? Le poème qui précède celui-ci, page de gauche, finissait ainsi : « ce soir à nouveau / expire / avec / le rien / poème / votre lueur / qui sombre ». Est-ce le même « votre » ? Quoi qu’il en soit, je crois qu’on peut entendre, ici comme dans « votre / regard-semence / se retire », une sorte de « formule magique », conformément à ce dont je parlais dans le précédent épisode : les vers forment un énoncé qui essaie moins de décrire une action qui lui est extérieure, que de l’opérer, comme l’hypnotiseur déclare « Vos paupières sont lourdes » ou « Vous dormez » pour le faire advenir. Je vois le même rôle dans le « soudain » qui, ouvrant le poème, le définissait comme le lieu d’une actualité absolue.
J’en tire un troisième résultat :
3) Le poème parle moins de quelque chose qui se passe à l’extérieur de lui qu’il ne se fait le lieu où se passe quelque chose.
Reculant maintenant d’un vers, nous nous rendons compte que « votre regard » touchait « l’arc en ciel » délié (comme si la perte de ses tirets impliquait une mise en morceaux du phénomène) pour donner au poème la courbure étrange d’un point d’interrogation :
l’arc en ciel
votre
regard-semence
se retire
assiège
la source.
Voici maintenant « assiège / la source ». Cette étrange image naît-elle, par une espèce de slip of the tongue, de l’expression « assécher la source » ? Le poème ne créé pas son sens hors de tout rapport au langage ordinaire : il lui tourne autour, le déplace, le lacère. Et ce sont ces opérations qui lui permettent de faire avoir lieu. Car l’opération d’un jeu de mots est d’abord de confier le sens des choses au plan de la langue. Mais pour quel résultat ? Si l’on en reste maintenant au plan des signifiés — que peut bien vouloir dire « assiège / la source » ? Que peut-on voir dans un telle expression ? Est-ce « l’arc en ciel » qui, comme un rayon de feu, assiège ? Faut-il entendre un hypotexte sexuel, sous cette semence qui se retire ? Rien ne nous le dit. C’est ici que les philosophes du langage ordinaire refuseraient l’existence au poème. Une telle résistance n’est pourtant pas un mal : elle nous force à passer du temps avec lui, jusqu’à ce que quelque chose ait lieu.
Dans une autre page du même livre, on retrouve une mention de la source :
Puis je revins
à la lecture
de l’autre monde
midi se prolonge
et ruisselle
un sein
se fait soupir
et source
je vis en lui
la nasse ouverte
attendant
que se déposent
les prophéties (p. 152)
« Midi se prolonge / et ruisselle / un sein / se fait soupir / et source » : comme plus haut il s’agit — même si leur rapport n’est plus celui d’un siège — d’une alliance du feu et de l’eau. L’expression du premier poème continue de résister, mais tout se passe comme si l’on s’accoutumait, peu à peu, à un jeu de langage d’abord privé.
Imaginons maintenant que ce poème soit, comme celui de La Fontaine, une fable ; dans le plan de la pure actualité qu’il définit, une action, un drame a lieu. Pour ce faire, il mobiliserait les ressources des jeux de langage courants, les ferait riper ou les suspendrait à l’aide, notamment, d’un travail du signifiant (comme avec chef, mais de manière généralisée, sur tous les mots ou presque) qui aboutirait à défricher un territoire de signifiés inédits — qui, étant tels, sont naturellement difficiles à appréhender de manière intellectuelle. La pensée, dans l’impossibilité de ramener l’inconnu que le poème lui présente à du connu (les jeux de langage sont suspendus), ne pourrait qu’en accueillir l’événement dans un sentiment de gratitude troublée, qui ressemble à de l’amour. On pourrait appeler « beauté » (ce qui lacère les usages courants et que lacère la paraphrase) l’objet d’un tel amour.
À l’issue de cette fable, il y aurait une morale :
Vide
écartèle
l’autre côté.
L’autre côté de quoi ? Celui du langage, que le poème cherche à atteindre (l’être) ? Celui de l’arc-en-ciel, sous lequel on ne parvient jamais à passer ? Ou les deux : le poème est-il une tentative désespérée de passer, par le langage, sous l’arc-en-ciel ? On se souvient que le titre du livre d’Esther Tellermann est Un versant l’autre : plutôt que signifiant et signifié, faut-il se demander quel est l’ubac dont le poème est l’adret ? Le plein-de-sens obscur qui le supporte, et en s’appuyant sur quoi il vient prendre la lumière de la lecture (parfois, cette lumière est contrariée par un peu de pluie, cela produit un arc-en-ciel) ? Un « autre côté » qui nous échappe tout en signalant dans le poème un passage : ne faut-il pas entendre cette expression en un sens orphique ?
Ceux qui ne croient pas au poème ont peut-être raison : le poème n’est pas un fait. Davantage, une lutte pour être. Et même, une lutte avec son impossible : du langage, pour passer de l’autre côté du langage — dans le monde des choses. En plein dans l’être. Et en ce sens, un combat de l’exception avec les conventions.
Le poème n’est pas le poème : il n’est que la trace de ce combat.
Le poème n’est que la trace du poème.
Il ne s’agit pour moi ni de laisser le poème à son pur événement indicible, ni de décliner sans fin les paraphrases ; plutôt, essayer de le paraphraser sans jamais réussir, s’escrimer avec lui sans pouvoir clore ce corps à corps.
Dans ce combat, le plus nécessaire se trouve au bout du plus contingent : lapsus, slip of the tongue, jeu de mots, et même coquille. Il y a et il n’y a pas un monde dans une erreur typographique. Reverdy écrivait : « L’Art commence où finit le hasard. C’est pourtant tout ce que lui apporte le hasard qui l’enrichit. Sans cet apport il ne resterait que des règles »[3]
[3] Le Livre de mon bord, cité par Benoît Monginot, Poétique de la contingence, Honoré Champion, 2015, p. 72.
Igitur lance les dés au moment de passer de l’autre côté : la transmutation de la contingence en nécessité est la formule de la beauté, l’objet de l’amour, le chemin orphique même. Une brèche vers l’impossible se fraye en ripant sur la langue. Dans L’Aphonie de Hegel, Mathieu Bénézet dramatisait cette expérience :
Je ne crie pas cela fait dix-huit fois que je ne crie pas
Ce que je croyais nommer par le connu et l’inconnu
désormais est l’étranger dans ma langue lui qui porte
la catastrophe dans toute traduction dressé à attaquer et
dans mon rêve il est là qui arrache la mémoire à la mémoire
et la rend plus difficile à porter que le malheur Il est là
grinçant sur la chose que l’on dit de l’homme et qu’il
innome Et je ne crie pas face à lui qui contient la preuve
de l’impossible poésie lui qui porte avec ferveur le miroir
du soleil violé Aujourd’hui je sais que l’obscurcissement
n’est pas son nom (poème No. 18.) [4]
[4] Mathieu Bénézet, Œuvre 1968-2010, Flammarion, p. 1168.
Que signifie « innome » ? Est-ce un mot formé à partir d’« innommable » ? Il est un plan où la coquille rejoint le néologisme pour tirer le sens vers le plus brûlant, si bien qu’il en est presque inconcevable. Le poème vit sur ce plan. Qu’importent les intentions supposées de celui qui le signe : il faut l’aimer. À sa pleine contingence doit être donnée la même valeur qu’à la plus haute nécessité :
Certainement
devrais-je évaluer la question en termes d’amour en termes
d’amour de la question Or il est dit deux fois Tu n’aimes
pas assez pas assez l’amour (No. 10)
Quant à l’objet du poème, puisque telle était la question :
Ce
que te donne le poème se brisera sera éparpillé
dans le connu et l’inconnu (No. 8.)
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Belle conclusion pour un essai des plus réjouissant ! Merci pour ce moment plein de références savantes et de dérision à la fois. On s’abstiendra donc tout « thérorisme » littéraire et on laissera la question en suspens, donc 🙂
(La référence à la magie de la parole, dans l’épisode précédent, est très intéressante. Après tout, cela rejoint aussi le fait que nous sommes des « parlêtres » – des affabulateurs nés – crées de toute pièce par la magie du langage… On pourrait d’ailleurs se demander si, comme le poème et son objet, le langage, en fin de compte, ne se joue pas de nous !)
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