Le Temps arrêté (2/3)

par Denise Riley. Traduit de l’anglais (UK) par Guillaume Condello.
Lire le premier épisode.

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Six mois après

Un été est passé, un automne froid s’installe, mais je n’ai toujours pas le sentiment que le temps ait pour moi une quelconque durée, ni qu’un futur existe. Le temps est désormais un plateau. Je sais seulement si un événement s’est produit avant ou après la date de sa mort. Si mort il y a véritablement eu. Je n’ai pas vu le corps. Son corps. Non pas que cette vision puisse toujours aider à ancrer ton adhésion aux faits. « Mort » – quel stupide petit mot. Et « mourut » apparait comme un mot de plus en plus idiot. Le mot « mort », quand on l’emploie pour parler de J., si vivant, me frappe non seulement par son caractère invraisemblable, mais aussi erroné. Un verdict grossier et prématuré. C’est comme l’écrit John Donne : « sa mort (le mot lui fait injure) ». Au lieu de ça, je voudrais dire, « depuis qu’il a disparu. » Cela semble beaucoup plus précis. Cela passe mieux en français ou en italien où, sans affectation, on peut parler de la mort de quelqu’un comme d’une « disparition », où l’on peut dire sans affectation qu’il ou elle « nous a quittés ».

Dès que J. a disparu, j’ai ressenti une grande solidarité avec les autres parents en deuil : une solidarité imaginaire, parce qu’à l’époque je n’en connaissais pas. Je les ai recherchés, sur internet ou dans des groupes de soutien, ou individuellement, et j’ai écouté avec passion comment ils essayaient de continuer à vivre. Et j’ai appris que tout le monde, parmi cette compagnie rassurante de ceux qui sont dans le même bateau, affirmait avoir eu ce même vœu : mourir rapidement. Et pourtant je ne peux pas m’accorder cette perspective réconfortante, car je ne vais pas abandonner les enfants qui me restent. Pas plus que je ne veux abandonner celui qui est mort. Je ne l’ai jamais abandonné sa vie durant, je n’ai pas l’intention de commencer maintenant, « au prétexte qu’il serait mort ». Quelle drôle de justification ce serait. J’ai toujours essayé d’être là pour lui, solide. Et je continuerai. (La logique de cette conviction : « être là » pour lui, cela signifie que moi aussi je suis morte).

Une mort par procuration. Si un voile noir est tombé sur lui, il est tombé sur moi aussi. Comme si moi aussi je connaissais ce vide depuis qu’il a perdu conscience.

C’est l’état d’une corporéité brute, il n’a rien à voir avec des pensées tristes, ou avec le fait d’être « en deuil ». Il tombe en toi avec un bruit sourd. Connaissance charnelle inexorable.

Cette horreur, la plus simple et la plus brute, devant laquelle l’esprit recule : ne plus jamais revoir cette personne. Sa violence purement cognitive. Maintenant tu comprends ces idées de transmigration des âmes, de réincarnation : essayer d’adoucir le coup. Ou plutôt non, pas de l’adoucir : fournir quelque chose à quoi se raccrocher pour l’intellect décontenancé.

J’ai décidé qu’il fallait laisser en paix ma pauvre tête ralentie, pour qu’elle ne parvienne pas à cette impossible déduction. Et en temps je vais essayer de m’incorporer les meilleures qualités de J., son caractère aimable et chaleureux, son stoïcisme, et de cette manière je continuerai de le porter en moi. C’est le seul type de résurrection que je connaisse.

J’avance tout doucement. Mais en réalité je n’avance pas, ou alors dans une autre direction indéchiffrable. En crabe peut-être, mais alors sans les pinces. Cette profonde fatigue, comme si je partageais sa tombe ; même si en réalité la plus grande partie de cet enfant mort a été versée, en fine poudre de charbon, dans la mer.

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Neuf mois après

Cela fait maintenant trente-neuf semaines, la durée d’une grossesse, qu’il a disparu. Comme si une grossesse avait maintenant été rembobinée, jusqu’après le moment de sa conception, jusqu’avant son existence.

Qu’est-ce que les morts nous donnent ? Une prise sur l’instant présent où nous sommes désormais implacablement insérés. Non pas de manière contemplative, mais activement et vigoureusement. Une sensation à même la chair. Si être mort signifie exister en-dehors du temps mondain, alors cette inflexible et énergique « vie au présent » est aussi la manière dont les morts vivent. Ma nouvelle capacité à vivre au présent rejoint en cela l’intemporalité des morts. Ou le plus proche que je puisse en être.

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Dix mois après

Cette perception « biaisée » du temps, n’est-elle pas parfaitement normale dans ces circonstances ? Rien d’extraordinairement déformé, juste une expérience humaine ordinaire qui pourrait être admise, moyennant une description. Comment préserver cette étrangeté d’un non-temps immobile du qualificatif de « pathologique » ?  Mais ton élan démocratique risquerait ici de trop bien réussir, certains auditeurs concluant trop vite tes efforts descriptifs d’un : « Tu veux parler de cette sensation que le temps se trouble après une rupture difficile, ou la perte d’un emploi ?  – eh bien oui, sûr, c’est une expérience ordinaire » Et puis, en aparté, « Elle commence vraiment à devenir ennuyeuse à mourir », diraient-ils, en se retirant, secouant la tête. Ou du moins, c’est ce que tu redoutes. Est-ce que ce serait, en toi, la fameuse hypersensibilité des endeuillés qui est à l’œuvre ?

Verbes sans temps. Dans les termes nouveaux concernant la temporalité, on a la « dilatation temporelle », qui renvoie à l’élasticité de la perception, sa capacité à bayer. Mais existe-t-il des comptes-rendus neurologiques de cette sensation du temps totalement arrêté ? On dirait que quelque zone bien précise du cerveau a été altérée. Comme si, pour faire un jeu de mot facile, chaque lobe temporal avait été submergé, et était devenu un lobe atemporel.

Essayons encore : une mort soudaine, pour ceux qui restent, fait une telle violence à notre perception du temps dans son écoulement que ce dernier s’arrête, déborde et s’étale lentement en une large flaque. En lieu et place de la vieille flèche du temps, une sorte de globe t’enserre maintenant. Tu vis dans un grand cercle sans bord. Jadis, avant cette stupide disparition de J., le futur reposait devant moi, comme si je pouvais m’y pencher doucement, telle une langue de terre, un promontoire tâtonnant vers la mer. Mais je ne ressens plus cette ouverture du temps vers l’avant, je reste coincée dans le présent, errant au milieu d’un immense bassin légèrement incliné, une morne et vaste plaine comme, j’imagine, les rives du Léthé. Sa mort soudaine a fait tomber la lame d’une guillotine qui a coupé court aux anciennes projections que le flux de ma vie roulait vers les jours à venir. Au lieu de ça, la vie quotidienne m’apparaît toujours aussi fine que du papier. Ce qu’elle est. Mais ce sentiment normal de la chronologie, une fois sectionné, ne laisse devant lui qu’un vide immense.

  Et maintenant tu t’attends à ce qu’une autre mort – celle d’un autre enfant – te soit annoncée, à tout instant, et tu essaies de t’y préparer. Ce n’est pas tant de la crainte que la sensation d’une vie suspendue en équilibre précaire. Tu es tendue pour un rien. Aucun plan pour le futur n’est possible, alors tu dois essayer d’habiter ce présent de bonne grâce et avec équanimité. Voilà qui sonne sans doute comme un programme stoïcien. Mais ce n’est pas une position philosophique, pas plus que ce n’est le courage qui dicte ta nouvelle approche de la vie : juste la prise de conscience que la perception familière du temps comme flux t’es désormais interdite. Rien à voir, donc, avec l’idée joyeuse de « cueillir le jour». Au contraire, il n’y a aucun temps à cueillir. L’ancienne et fine ligne du temps, bien ordonnée, s’est envolée, comme si elle avait été réduite en cendres aussi efficacement que la dépouille de ton enfant.

« Le bonheur ne se vit qu’au présent » : sentence stoïcienne. L’ironie, c’est que maintenant tu as brillamment réussi à vivre exclusivement dans le présent, mais uniquement comme une conséquence de cette mort. Prendre encore sur soi, oui, mais comment faire quand l’habituel passage du temps s’est brisé en morceaux ? Qu’est-ce que votre vieille philosophie de l’endurance peut bien signifier, quand il n’y a plus de temporalité où attendre que ça passe ?

Impossible, pour toi qui es prise dans ton abri de non-temps, de saisir que ton enfant est mort alors qu’il reste présent de manière si vivante. Comme si les morts n’avaient quant à eux nullement l’intention de s’allonger, pleins de grâce, les mains croisées.

Une mort inattendue fait une telle violence aux suppositions ordinaires, que c’est comme si les facultés d’induction suivant lesquelles tu guidais ta vie vacillaient. L’illustration classique c’était toujours : « Le soleil se lèvera-t-il demain ? » Mais maintenant que l’induction elle-même n’existe plus, on ne peut plus être certain que le soleil se lèvera. Et mon seul fils ne se lève pas. Ce jeu de mot idiot peut certainement, à lui seul, faire son boulot mécanique.

Pour la première fois tu saisis qu’habiter le temps et son écoulement n’est qu’une manière de voir, et qu’elle peut changer ; elle peut s’arrêter, te laissant échouée, figée. De ce poste d’observation inattendu, tu découvres que la perception de l’écoulement du temps devait être sécrétée et exsudée par l’esprit, comme le fil de soie qu’un vers file entre ses mâchoires ; mais maintenant ses conditions de production, quelles qu’elles soient, sont détruites. L’intellect n’est pour rien dans cette prise de conscience. Elle a poussé directement sur des sensations corporelles.

Tu pourrais essayer de décrire cette sensation d’être hors du temps en utilisant une série de négations : tu vis le souffle coupé par la perception que tout pourrait s’arrêter entre deux battements de cœur, tu n’as pas cette certitude que tes petits projets quotidiens (qui, et c’est comique, doivent malgré tout être faits) porteront un jour leurs fruits – ces négations sont vraies, mais ne sont d’aucun secours. Car cet état d’atemporalité n’est pas vécu sur le mode négatif. C’est un état calme et limpide qui remplit tout l’horizon. Bien que nouveau, il t’apporte une simplicité sans angoisse et pleine d’énergie. Une vie cristalline, concentrée dans l’instant présent, et qui s’en satisfait. Ce nouveau temps qui est le tien pourrait bien être, en fait, celui des morts eux-mêmes.

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Onze mois après

Depuis presque un an qu’il est mort – ou bien qu’il est « mort », parce que l’affirmation nue de sa mort sonne toujours de manière bêtement mélodramatique – je lis d’interminables articles sur les pathologies cardiaques. A la fin j’essaie d’arrêter ces lectures, et alors je suis submergée par un tourbillon de « Et si… » : et si l’un des docteurs avait remarqué que J. (ce qui, rétrospectivement, était d’une clarté aveuglante) souffrait d’insuffisance cardiaque, ou avait pris au sérieux ses évanouissements ? et si j’avais tiré moi-même les bonnes conclusions des signes que moi-même j’avais pu voir, vivant avec lui ? et si le bon diagnostic avait été fait, qu’auraient donné les différentes options offertes par la chirurgie, était-ce mieux pour lui de mourir sans avoir conscience de sa cardiomyopathie, ou aurait-il préféré vivre quelques années de plus, même handicapé… ? Tout ce travail forcené et ces spéculations ne sont que l’inutilité de la pensée tentant de remonter le temps, de maîtriser ce qui ne peut pas l’être. Et cette pensée-même n’arrête en rien ce processus.

Tu t’imagineras sans cesse que tu assistes à la mort de ton enfant. Mais la lutte, qui accompagne ces images, pour mesurer de manière réaliste ton degré de responsabilité dans cette mort, ne doit pas pour autant entrainer du « masochisme ». Il semble vital de ne pas éviter cette responsabilité, tout en ne tombant pas dans ce masochisme. Et pour que la distinction soit claire, juste pour toi-même, cela va exiger un travail d’enquête médico-légale. Assumer la responsabilité ; cela signifie peser les choses. Cela signifie que mesurer le poids des choses n’a pas à être un travail de culpabilité. Ou bien si ?

Je voulais quelqu’un pour m’accompagner, une présence courageuse. Et pourtant j’ai réussi à y aller seule, m’asseoir, et même j’avais besoin d’être seule, de m’asseoir et traduire le rapport d’autopsie depuis l’espagnol, m’aidant d’un dictionnaire médical en ligne, dans un accès de concentration froide et déterminée. De son vivant, il était très sensible, et n’en aurait eu aucune envie. Mais nécessité fait loi. Je parcours rapidement le passage décrivant la découverte du corps, dans le bain, robinet ouvert, sa bonne musculature (en lisant ça, son visage se serait éclairé), sa cage thoracique ouverte par incision conventionnelle, le crâne ouvert à la scie de telle sorte qu’on puisse en extraire le cerveau, le cœur hypertrophié, retiré et disséqué, les fluides dans les poumons et dans la vessie, inspectés et mesurés. Cette pulsion de savoir a la tête froide ; cette volonté intense de tout comprendre à la mort soudaine de ton enfant devient intensément scientifique, et dépassionnée. Ce n’est que bien plus tard que je me demanderais, par exemple, quel degré de force il faut exercer pour ouvrir une poitrine avec des cisailles. Ou si le cartilage des côtes se découpe facilement. L’autopsie n’a pas parfaitement réussi à se décider pour une « crise cardiaque », car cette conclusion ne s’accordait pas bien avec le cœur hypertrophié qui impliquait au contraire une cardiomyopathie ; et il exigeait bien plus de recherches sur la nature de la noyade, comment on peut distinguer la mort par immersion de la mort avant l’immersion, à la présence de petits épanchements de sang qui remplissent les poumons. Tu lis rapidement, silencieusement, parcourant les pages, sentant que tu sens es aussi dénuée d’expression que ce corps froid sur la table du légiste, qui est là si inerte et affligé pour toi que le plus difficile est ailleurs : dans le fait d’expliquer aux autres (bien que tu leur épargneras ce que tu as appris, exactement) pourquoi ce travail t’était nécessaire. Que ce n’était pas une volonté obsessionnelle de s’accuser, mais que pour le bien de tes enfants encore en vie il te fallait établir avec certitude la véritable cause de la mort de leur frère, et les implications génétiques possibles pour elles. Tu ne veux pas qu’elles meurent aussi, du fait d’une ignorance que tu aurais pu éviter. Beaucoup de parents le disent – ils recherchent avec acharnement la cause de la mort. Un peu plus tard, je me suis dit que j’étais trop solitaire dans ce travail. Pour que le service de chirurgie local puisse fermer le dossier de mon fils, j’ai pris l’autopsie traduite et je l’ai donc montrée à un généraliste, qui l’a regardée et s’est assis, a pris sa tête dans ses mains, et a dit : « Je n’ai pas été préparé à m’occuper de ça. On n’a pas l’habitude de lire des autopsies. C’est absolument épouvantable. » Peut-être n’a-t-il pas encore d’enfants. Ou bien si. Je fais de mon mieux pour le rassurer et lui dire que c’est normal de chercher à savoir, de fouiller jusqu’au moindre détail. De tenir compagnie à son enfant dans la mort.

Peut-être que pour arrêter de te soumettre à la question concernant ta plus ou moins grande responsabilité hypothétique concernant sa mort, il faudrait d’abord sentir que le futur, et tout son appareillage logique habituel, est à sa place. Mais ce n’est pas le cas. Tous les soutiens habituels de tes raisonnements, ce tissu conjonctif, vital mais invisible, des « parce que » et des « puis », a été sectionné. L’ancien édifice de connaissances, sans son échafaudage, s’affaisse et tombe. De sorte que tes incertitudes reviennent sans cesse, rien ne peut les calmer et te rassurer.

Nous pouvons nous pardonner pour la mort de nos enfants.

Peut-être devons-nous nous pardonner sans cesse, encore et encore. Je ne sais pas.

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3 commentaires sur “Le Temps arrêté (2/3)

  1. Merci pour cette découverte. J’ai peur de prendre un recul malvenu face à ce texte terrible, et d’entériner malgré moi l’aspect pathologique de cette expérience en répondant à la question « Mais existe-t-il des comptes-rendus neurologiques de cette sensation du temps totalement arrêté ? On dirait que quelque zone bien précise du cerveau a été altérée. Comme si, pour faire un jeu de mot facile, chaque lobe temporal avait été submergé, et était devenu un lobe atemporel. » Mais la réponse est oui. On parle parfois de détemporalisation (cf. Par exemple p.24-5, ici : https://philpapers.org/archive/BILMSO.pdf). Sa description de cet état est tout a fait saisissante, l’une des plus saisissante que le connaisse, à vrai dire. Par ailleurs, il n’y a pas de raison de considérer une telle expérience comme généralement pathologique (certains philosophes y voient un dévoilement de la nature profonde du temps).

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    1. Bonjour,
      Merci de ces précisions! L’enjeu du texte est en effet de donner de cet état une description presque phénoménologique, plus qu’une investigation neurologique; c’est une manière de pousser le langage jusqu’à ses limites, en tentant de décrire ces vécus de la conscience, qui se refusent presque par nature à la description.
      Cordialement,
      G. C.

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  2. Le temps du deuil s’accomplit dans le corps du langage corps, une incarnation (M. Henry) de chaque atome qui pousse aux mots pour se désincarcérer de la sidération.

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