Trois ductions de Koubla Khan (1/3)

Par Philippe Annocque

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En Xanadou Koubla Khan

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KUBLA KHAN :
OR,
A VISION IN A DREAM.
A FRAGMENT.

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In Xanadu did Kubla Khan
A stately pleasure-dome decree:
Where Alph, the sacred river, ran
__Through caverns measureless to man
Down to a sunless sea.
So twice five miles of fertile ground
With walls and towers were girdled round:
And there were gardens bright with sinuous rills
Where blossomed many an incense-bearing tree;
And here were forests ancient as the hills
Enfolding sunny spots of greenery.

But oh! that deep romantic chasm which slanted
Down the green hill athwart a cedarn cover!
A savage place! as holy and enchanted
As e’er beneath a waning moon was haunted
By woman wailing for her demon-lover!
And from this chasm, with ceaseless turmoil seething,
As if this earth in fast thick pants were breathing,
A mighty fountain momently was forced:
Amid whose swift half-intermitted burst
Huge fragments vaulted like rebounding hail
Or chaffy grain beneath the thresher’s flail:
And ’mid these dancing rocks at once and ever
It flung up momently the sacred river.

Five miles meandering with a mazy motion
Through wood and dale the sacred river ran,
Then reached the caverns measureless to man
And sank in tumult to a lifeless ocean:
And ’mid this tumult Kubla heard from far
Ancestral voices prophesying war!
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 The shadow of the dome of pleasure
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 Floated midway on the waves;
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 Where was heard the mingled measure
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 From the fountain and the caves.
It was a miracle of rare device,
A sunny pleasure-dome with caves of ice!

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 A damsel with a dulcimer
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 In a vision once I saw:
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 It was an Abyssinian maid
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 And on her dulcimer she played,
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 Singing of Mount Abora.
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 Could I revive within me
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 Her symphony and song,
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 To such a deep delight ’twould win me
That with music loud and long
I would build that dome in air,
That sunny dome! those caves of ice!
And all who heard should see them there,
And all should cry, Beware! Beware!
His flashing eyes, his floating hair!
Weave a circle round him thrice,
And close your eyes with holy dread,
For he on honey-dew hath fed
And drunk the milk of Paradise.

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On a lu ce poème. Et puis on l’a relu, et relu encore, au point que les premiers vers au moins se sont inscrits dans la mémoire. Incidemment, la question s’est posée : a-t-on compris ce qui était dit là ? On n’en était pas certain. On n’avait pas besoin de se la poser pour lire et relire le poème, mais si on se la posait, on avait bien du mal à répondre à cette question. Alors on se souvient que son auteur, Samuel T. Coleridge, avait éprouvé lui-même le besoin d’en écrire une préface, dans laquelle il racontait, mais que racontait-il ? On avait lu et relu et relu encore le poème, mais la préface, non. Toutefois, si l’on se souvient bien, le poète disait s’être endormi sur une lecture, il y était question de Koubla Khan, ou Kubilaï Khan, comme vous voudrez, et avoir rêvé, et s’être réveillé, et avoir écrit ce poème d’un trait, sous la dictée du rêve qu’il venait de faire. Voilà, ça revient, il aurait composé ce poème en dormant. On ne pouvait pas ne pas se rappeler une chose pareille. Il aurait été interrompu ensuite durant sa transcription – écrire n’était rien d’autre que transcrire –, et après la fâcheuse interruption les mots pour la fin ne lui seraient plus venus, il les avait oubliés ; c’est pour ça que le poème était inachevé.

Le poème était-il inachevé ?

« And drunk the milk of Paradise. »

Il y a longtemps que ce vers est perçu comme une fin, comme la fin. Comment mieux finir !

« And drunk the milk of Paradise. »

Bien plus tard il se trouve qu’on s’apprête à lire les Villes invisibles d’Italo Calvino. On ne pensait pas en ouvrant ce livre être renvoyé à Coleridge et d’ailleurs les relations sont lointaines, sauf évidemment la source, ou disons plutôt le pré-texte. Mais à travers les siècles, il y a toujours eu des poètes et des écrivains qui se sont inspirés du Milione comme d’un décor fantastique et exotique : Coleridge dans un poème célèbre, Kafka dans Un message impérial, Buzzati dans Le Désert des Tartares. Cette phrase devrait être entre guillemets, elle n’est pas de moi mais de Calvino, dans une préface qu’il rédigea aux Villes invisibles. Du coup voilà que j’écris « je » et non plus « on », me distinguant de l’auteur collectif de tout ce qui s’écrit à travers nous. Mais ce n’est que bête scrupule, on n’est pas un à écrire, les textes s’entre-tissent en se fichant pas mal de qui les écrit – même si croiser Coleridge et le Kafka d’Un message impérial dans la même phrase me rajeunit, je n’avais pas fait le rapprochement à l’époque de ces premières lectures.

C’était donc Marco Polo, selon toute vraisemblance, que Coleridge lisait quand il s’est endormi, et qu’il a rêvé. On avait oublié, mais après tout, peut-être bien. Cependant ce temps étant celui de l’écriture, voici que de nouveau j’ai le livre entre les mains et que je peux vérifier. La préface est courte – à peine plus longue que le poème lui-même. Cette préface est une précaution : dès le premier paragraphe le poète y présente son texte non pas comme un poème – le mot n’apparaît pas une fois dans la préface entière –, mais comme une « psychological curiosity ». Une curiosité psychologique – traduire de l’anglais au français est parfois décalquer et décalquer amuse les enfants. Décalquer donne l’illusion de reproduire sans risque de se tromper. Curiosité psychologique a-t-il le même sens pour le lecteur français du XXIe siècle que psychological curiosity pour le poète anglais du début du XIXe ? Je vérifie la date de la rédaction de cette préface : 1816. Il y a juste deux cents ans. Mais dix-neuf ans, si nous croyons Coleridge, après le rêve et l’écriture de Koubla Khan, qu’il situe « in the summer of the year 1797 » – une note toutefois nous explique qu’il vaut mieux lire « 1798 ». Bref Coleridge nous raconte donc que « he fell asleep in his chair at the moment that he was reading », ma mémoire ne me trompait donc pas, « he fell asleep in his chair at the moment that he was reading the following sentence, or words of the same substance, in “Purchas’s Pilgrimage”: “Here the Khan Kubla commanded a palace to be built, and a stately garden thereunto. And thus ten miles of fertile ground were inclosed with a wall.”  » 

Comment n’être pas frappé par cette phrase, quand on a encore le poème à l’oreille ? Ce sont les mêmes mots, le même sens. Le poème entier est la réécriture dans une autre langue – en vers paraîtrait peu dire si l’on n’y lisait pas aussi en rêve, voire envers – d’une phrase qui aux yeux de son auteur n’avait à l’évidence de valeur qu’informative. Son auteur ? Au fait, s’agit-il vraiment de Marco Polo ? « In “Purchas’s Pilgrimage” », relit-on. Clairement pas : il s’agit du Pèlerinage de Purchas. J’avoue que je ne sais plus du tout, je ne sais pas si j’ai jamais vraiment su qui était Purchas, et dans l’intervalle d’une virgule où j’ai tenté de me renseigner sur Internet je n’ai pas appris grand-chose, sinon que les œuvres de cet auteur qui publia au début du XVIIe siècle n’ont pas été réimprimées avant 1905. Qu’il ait recopié en partie le Milione de Marco Polo est possible, voire vraisemblable, nous met d’accord avec Calvino si c’était nécessaire et m’arrange personnellement au point que je n’irai pas vérifier : toute cette histoire n’est qu’une affaire de recopie.

Un instant, je vois qu’une note accompagne la citation de Purchas ; elle est d’Ernest Hartley Coleridge, le petit-fils de Samuel Taylor. C’est apparemment la phrase telle que Purchas l’a écrite, car Coleridge n’avait plus le texte sous les yeux au moment de la rédaction de sa préface, comme nous prévient son « or words of the same substance ». Donc ce que Coleridge venait de lire au moment où he fell asleep in his chair, c’était exactement ceci :

“In Xamdu did Cublai Can build a stately Palace, encompassing sisteene miles of plaine ground with a wall, wherein are fertile Meddowes, pleasant Springs, delightful Streames, and all sorts of beasts of chase and game, and in the middest thereof a sumptuous house of pleasure.”

Remercions Ernest H. Coleridge sans qui l’on aurait moins vu à quel point le poème est la paraphrase amplifiée de la phrase de Purchas : même la syntaxe initiale est conservée : le lieu, le sujet, l’objet, le verbe. Le vocabulaire lui-même est sensiblement le même, à l’exception du palace devenu dome. D’ailleurs Coleridge en 1816 se souvenait que Purchas avait écrit palace, ce dome est le sien propre, à lui Coleridge. Il est étrange, ce dome. Les traducteurs français, Henri Parisot par exemple, souvent le remplacent par palais, rectifiant peut-être inconsciemment la source Purchas. Qu’est-ce que cela donnerait si on le traduisait par notre dôme français ?

Qu’est-ce que cela donnerait si l’on se contentait de la traduction la plus littérale possible, la plus proche en syntaxe comme en lexique, quitte à risquer les faux amis et autres balourdises de traducteur débutant ?

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Koubla Khan :
ou
Une vision dans un rêve.
Un fragment.

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En Xanadou Koubla Khan
Un imposant dôme de plaisir décréta :
Où l’Alphée, rivière sacrée, courait
__ A travers des cavernes sans mesure pour l’homme
Jusqu’à une mer sans soleil.
Ainsi deux fois cinq mille pas de terre fertile
De murs et de tours furent ceints :
Et il y avait des jardins lumineux aux rus sinueux,
Où s’épanouissait maint arbre porteur d’encens ;
Et il y avait des forêts anciennes comme les collines,
Entourant les taches ensoleillées de verdure.

Mais… oh ! cette faille, profonde et romantique qui fend
La colline verte de part en part sous le couvert des cèdres !
Un lieu sauvage ! aussi sacré et enchanté
Qu’il y en eût jamais sous la lune pâlissante, hanté par
Les plaintes d’une femme pour son amant-démon !
Et de cette faille, dans un tumulte bouillonnant et sans fin,
Comme si cette terre par bouffées rapides et denses respirait,
Une fontaine puissante par instant jaillissait ;
Parmi ces soudaines explosions intermittentes,
D’énormes fragments se propulsaient comme rebondit la grêle,
Ou le grain en herbe battu sous le fléau –
Et parmi ces rocs dansant ensemble et à jamais
Jaillissait par instant la rivière sacrée.

Sur cinq mille pas de méandre en un cours indécis
A travers bois et vallées la rivière sacrée courait,
Puis atteignait les cavernes sans mesure pour l’homme,
Et sombrait en tumulte dans un océan sans vie –
Et parmi ce fracas Koubla entendait de loin
D’ancestrales voix prophétisant la guerre.

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 L’ombre du dôme de plaisir
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 Flottait au milieu du courant parmi les vagues,
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 Où l’on entendait les mesures confondues
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 De la fontaine et des gouffres.
C’était un miracle d’invention rare
Que ce dôme de plaisir ensoleillé avec ces gouffres de glace !

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 Une demoiselle avec un tympanon,
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 Une fois j’en eus la vision.
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 C’était une fille d’Abyssinie,
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 Et sur son tympanon elle jouait
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 En chantant le Mont Abora.
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 Puissé-je revivre en moi-même
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 Sa symphonie et son chant,
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 Vaincu d’un si profond délice
De cette musique puissante et longue
Je bâtirais ce dôme des airs,
Ce dôme au soleil ! ces gouffres de glace !
Et tous ceux qui entendraient les verraient là,
Et tous crieraient : Prends garde ! Prends garde !
Les éclairs de ses yeux, les flots de ses cheveux !
Tisse autour de lui un cercle de trois tours,
Et ferme tes yeux de terreur sainte,
Car il s’est nourri d’une rosée de miel
Et il a bu le lait du Paradis.

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[Illustration : Patrick Wack]

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