L’impossibilité d’écrire

par Jean-Luc Escoubas

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AUBE

Le brouillard recouvre tout. L’arbre n’est pas visible. Je l’imagine. Un tronc noir, noueux, couvert de mousse. Arbre sans feuilles. Arbre solitaire au milieu d’un champ abandonné, envahi de chardons et de ronces.

Le pont qui relie le champ à la pelouse n’est pas visible. Je l’imagine. Un pont de bois noir, convexe, glissant, aux planches vermoulues. Pont inutile entre un champ inculte et une pelouse vide, retournée par les taupes.

Symétrique de l’arbre par rapport au pont, à égale distance des bords invisibles de la pelouse, une table. Je la vois. Table en fer, vert sombre, écaillée, aux nombreuses taches de rouille.

Contre la table, tournée vers le pont et l’arbre invisibles, une chaise. Même matériau, même couleur, même état de délabrement que la table. Pieds enfoncés dans la terre meuble de la pelouse sous le poids d’une charge.

Charge humaine mâle. Penchée, soufflant, couverte d’un manteau noir. Aussi immobile que l’arbre, aussi sombre que le pont, aussi humide que la table, aussi fragile que la chaise.

Arbre, pont, table, chaise, masse noyés dans le brouillard. Dans le gris laiteux de l’aube, sur le métal rouillé, une feuille blanche. Au-dessus, une main, veinée, tachetée, aux doigts boudinés tient un crayon vert et noir.

Rien ne bouge à l’exception d’un souffle absorbé par le brouillard et de la feuille qui gondole. Rectangle blanc sur un carré vert foncé. Feuille imbibée d’eau  posée sur une table humide. Impossible d’écrire.

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MERIDIENNE

Brouillard dissipé. Soleil au zénith. L’arbre centenaire au milieu du champ abandonné aux ronces et aux chardons est visible. Arbre mort. Je l’imagine couvert de feuilles vert tendre. J’imagine un arbre majestueux, refuge pour les oiseaux et halte pour les voyageurs.

Le pont qui enjambe le fossé séparant le champ de la pelouse est visible. Pont délabré. Je l’imagine neuf, brillant au soleil, peinture laquée noire. J’imagine une femme venant du champ et se dirigeant vers la pelouse. Elle se tient au milieu du pont. Tache blanche immobile sur fond azur.

Sur la pelouse, en son centre, dans l’alignement de l’arbre et du pont, la table rouillée. Je l’imagine en bois, teinte acajou, reflets amarante au soleil. J’imagine l’élégante tache blanche approchant la masse noire assise sur la chaise verte enfoncée dans la terre brune.

Arbre, pont, table, chaise, masse écrasés par le soleil. Dans la lumière aveuglante, sur le métal brûlant, la même feuille toujours blanche. Au-dessus, la même main veinée bleue avec des taches brunes, aux doigts gourds rougis tient le crayon vert et noir.

Rien ne bouge à l’exception de la sueur qui coule le long du visage et de la feuille qui gondole. Terre ocre, table verte, masse noire, feuille blanche. Impossible d’écrire.

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CREPUSCULE

L’ombre envahit tout. L’arbre valétudinaire a disparu. Je conserve son image. Entremêlement d’un tronc nu et de branches sans feuilles surplombant un champ, des ronces et des chardons. Arbre mort et toujours debout. Refuge délaissé, inutile abri.

Le pont réduit à un arc noir au-dessus d’une eau croupissante. Avec des mots, je reconstruis le pont : planches mal ajointées, rambarde cassée. La silhouette de la femme qui n’est pas venue est toujours visible. Point blanc sur fond rétinien. Trace persistante d’une présence rêvée.

Sur la pelouse devenue noire, la table, plus sombre que le pont, plus froide que l’eau. Côté opposé au pont par rapport à la table, à distance toujours égale des deux extrémités de la pelouse, la chaise. Sur la chaise, la masse. Toujours immobile.

Arbre, pont, table, chaise, masse absorbés par la nuit. Dans l’obscurité de la nuit, sur le froid métal de la table. Au bord du rectangle blanc, posée sur le carré vert sombre, une main gauche. Au-dessus de la feuille, une main droite et un agrégat de doigts tenant un crayon noir.

Rien ne bouge. Plus rien. Plus d’arbre plus de champ, plus de pont plus de pelouse, plus de table plus de chaise. Plus de feuille plus de crayon. Plus de masse. Il fait nuit. Impossible de continuer de décrire.

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2 commentaires sur “L’impossibilité d’écrire

  1. C’est très fort. Cela rappelle certains univers picturaux. Ici la disparition illocutoire du poète a vraiment lieu. Les mots sont autonomes. C’est l’au-delà du « Je est un autre « . En effet, il n’y a ni « Je  » ni  » un autre « . Le texte s’écrit, s’évertue à s’écrire, puis finit par s’éteindre comme un feu que personne n’a allumé.

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    1. Cher Monsieur,
      Votre allusion à certains univers picturaux est très juste, notamment pour moi la peinture chinoise mais c’est un film qui m’a plus directement inspiré : « Meurtre dans un jardin anglais ».
      Je ne peux que souscrire à votre remarque « Le texte s’écrit » C’est ce que j’espère observer chaque fois que je me mets à écrire, au point de me sentir plus scribe qu’écrivain (un qualificatif lourd de conséquences)
      J’apprécie également votre belle image d’un feu que personne n’a allumé et qui finit par s’éteindre
      Merci de m’avoir lu
      Très cordialement

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