Poésie & cinéma (6/6)

par Fabienne Raphoz. Toutes les contributions poésie & cinéma.

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« « Lettre sur Paterson »

[Réponse à la question d’une étudiante de l’École nationale supérieure des beaux-arts de Lyon]

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Chère Rita,

À la première vision du Paterson de Jim Jarmusch, c’était dans la salle 6 du complexe UGC ciné des Halles, à Paris, au cinquième ou sixième rang (celui où le champ du regard balaie très exactement la taille de l’écran), je n’ai strictement pensé à rien de plus que ce que montrait Jarmusch.  En fait, je me suis fait embarquer dès le premier plan (un lit, un couple, un livre – Melville) ou presque, du moins, très vite, dans un de ces états que, pour le dire vite, je ne ressens en général qu’en lisant ou en écrivant de la poésie ; état qui, faute d’adjectif – qualificatif – ou de métaphore qui le réduirait, l’orienterait etc., ne peut être traduit que par une tautologie : un état de poésie. Si cet état ne saurait être qualifié, je peux quand même l’associer à une temporalité : cet état est extrêmement rare.

Donc, j’ai pris la rivière comme elle suivait son cours vers la mer ; je n’avais qu’à la suivre. 

Avec ça, vous voilà bien avancée !

Alors, en y songeant a posteriori, comme vous m’y invitez, en réfléchissant donc sur, après que j’ai été emportée avec, il me semble bien, oui, que le Paterson de Jarmusch n’est fidèle au Paterson de Williams qu’en surface, et que, de même que Williams, obsédé par son idée de long poème, obsédé dans sa quête de la ville idéale, comme Joyce et son Dublin, une fois qu’il eut trouvé la rivière Paissac qu’il connaît bien – il a grandi sur ses berges – « [n’eut] plus qu’à suivre » son cours et il « tenait » son poème, Jarmusch n’eut plus qu’à suivre le bus de Paterson, mise en abyme du fleuve, de la ville et du créateur, jusqu’aux chutes de Paissac, et il tenait son film.

Jarmusch réussit non seulement à rendre visible le temps et la pensée, ce que font souvent ses films, ce que font souvent les chefs-d’œuvre du cinéma (L’Aventure de Mrs Muir de Mankiewicz, Le Voyage à Tokyo d’Ozu, etc.) mais aussi, mais surtout, à rendre perceptible le processus même de la création poétique. Il y parvient, non pas en multipliant les motifs canoniques du genre : le carnet, la bibliothèque, les critiques de sa fantasque et très belle compagne, là, il s’amuserait ; mais plutôt, comme vous le dites vous-même, en transposant l’univers tout entier d’une épopée écrite – qui n’est d’ailleurs pas le poème de Williams qu’il préfère – dans une apparente métonymie cinématographique, mais qui plonge en fait dans le cours d’une œuvre en construction, cette rivière souterraine de la pensée créative. Jarmusch ne traduit pas le Paterson de Williams (traduire la poésie c’est comme de prendre une douche avec un imperméable), il le transpose oui, mais, le transposant, il en fait non seulement un objet de cinéma, il fabrique aussi le work in progress d’un long poème singulier, et, ce faisant, il fait œuvre de poésie visuelle et sonore, en mouvement. Il n’est d’ailleurs pas indifférent qu’il ait choisi l’une « des bornes majeures de la poésie » de son pays, un long poème difficile, car l’enjeu n’est pas dans la fidélité à, mais dans l’emprunt en vue de. 

Quel commun langage détresser ? (…)

Ceci étant, et comme pour brouiller les pistes, comme si Jarmusch voulait nous faire croire qu’il est « fidèle » à son jumeau – jumelles et jumeaux qui ne cessent d’ailleurs d’apparaître tout au long du film – il fait quelques clins d’œil humoristiques, sorte de « private jokes » pour les lecteurs de Williams : deux (ou trois) photos du poète, son fameux vers « pas d’idée sinon dans les choses » glissé dans les paroles du rappeur, l’éponymie entre personnage et ville, etc.

Un homme semblable à une ville et une femme semblable à une fleur – s’aimant. (…)
Mais,
un seul homme semblable à une ville .

Plus subtile encore, et vous l’avez parfaitement perçue, son apparente « fidélité » à Williams va jusqu’à une certaine prosodie cinématographique qui, a priori, semble rappeler la non moins fameuse prosodie visuelle révolutionnaire du poète : les discussions irruptives des personnages dans le bus dont les propos sont intimes, anecdotiques ou historiques, de même que les commentaires sur les photos dans le bar, qui évoquent des personnages célèbres de la ville, peuvent se lire comme un écho aux  blocs de prose que Williams a pris soin d’écrire (ou de recopier) dans un langage spontané et d’intercaler dans le flux de son épopée américaine inachevée.

Et puis, bien sûr, transposition cinématographique quasi littérale :

(…) Mr
Paterson s’en est allé se
reposer et écrire. Dans l’autobus chacun peut voir
ses pensées assises ou debout. Ses
pensées descendent et s’éloignent –

À tort peut-être, je n’ai pas lu les scènes du quotidien comme des transpositions visuelles des « blancs » williamsiens. La répétition (Jarmusch dit aimer les répétitions) est un procédé commode, quasi théâtral, pour indiquer à la fois l’unité de temps, ici, la semaine, et un procédé stylistique, sorte d’anaphore visuelle, réitération et démarrage de ces sept journées parfaitement identiques en surface, mais salement perturbées (I don’t like you Marvin, dira Paterson au bouledogue jaloux qui lui a bouffé son carnet de poèmes), jusqu’au retour du même devant les cataractes du fleuve, ses « Chutes » : le cycle de la semaine créative est achevé ET reprend son cours. Quant aux gros plans sur les objets du quotidien, s’ils font rapidement penser aux théières, aux bouteilles de saké, aux fils électriques etc., bref, aux plans vides (blancs ?) d’Ozu, ils me semblent plutôt fonctionner comme autant de déclencheurs visibles du processus créatif. Ceci étant, et là, je pousse peut-être le bouchon un peu loin, ce délicieux poète japonais tendant, d’un air malicieux, un carnet vide au « chauffeur de bus de Paterson », devant l’icône – sublimement filmée, soit dit en passant – de la modernité poétique, les chutes de Paissac, c’est peut-être Ozu tendant une caméra à Jarmusch. Et, plus farfelu peut-être, ce poème sur une marque d’allumettes, un poème écrit par Ron Padgett pour le film, je l’ai perçu comme le clin d’œil ultime de Jim Jarmusch, cinéaste-qui-aurait-aussi-voulu-être-poète, se mettant en abyme dans son film : Jarmusch a grandi dans l’Ohio.

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Ha, ha !

Bien amicalement à vous,

Fabienne Raphoz.

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[La destinataire de cette lettre est Rita Rodriguez. 
W.C. Williams, Je voulais écrire un poème, traduction Valérie Rouzeau, éditions Unes ;
W.C. Williams, Paterson, traduction Yves di Manno, Série américaine, éditions Corti ;
Poème de Ron Padgett, et réplique du personnage Japonais, issus du film Paterson, de Jim Jarmush]

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