Allen Ginsberg pardonne à Ezra Pound de la part des juifs

par Rodger Kamenetz. Traduit de l’anglais (USA) par Sabine Huynh

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Il y a une chose que ma timidité m’a empêché de te demander durant cet entretien [1] :
Était-ce par arrogance, ou à cause de ton don inné pour les relations publiques,
ou encore à cause d’un désir secret de réparer la fracture dans la poésie américaine…
un pied de nez effronté à tous les rabbins que tu n’as jamais pu souffrir,
les poules de synagogues, les commandements que tu as transgressés un par un –
ou était-ce parce que ses Cantos t’ont donné la permission
de vider ton esprit fatigué dans les réceptacles qu’étaient les vers,
ou parce que tu t’étais senti redevable ou proche de lui ?

Tu as appelé son travail « un topo de la pensée américaine »,
ainsi peu importe ce qui se trouvait dans cette pensée – le luth de Dolmetsch,
un joli feu convivial, Duccio, Rothschild et Juifsevelt,
tout s’est déversé dans un vase fissuré suintant de sirop et de détergent.
Des ombres poussiéreuses survolant la page,
des plaisanteries salaces, des élans de douceur, des idéogrammes chinois, le doge de Venise,
l’histoire assommante : Adams et Jefferson, livres de comptes et correspondance,
Yeats dans sa tour, « un grand paon dans la fiaireté d’ses iieux » –
Le noir irlandais les routines du vaudeville en yiddish,
des détails précis sans intérêt :
Vasco de Gama portait des pantalons rayés –
puis, s’élevant du murmure et de l’ondulation de l’esprit :
un téton retourné, aux reflets bronze dans la lumière
– la lumière que Pound voyait et nous donnait à voir –
de telle sorte que toi, Allen Ginsberg, le plus grand juif du poésie-bizness
partiras sur ses traces à Venise pour lui coller un baiser sur la joue.

Il était déjà un homme brisé et harcelé.
« On est devenus baba cool », a dit son Olga.
L’un d’eux a planté sa tente dans leur jardin, elle l’a poursuivi avec un tuyau d’arrosage.
Des journalistes ont sonné à la porte, « annoncé qu’ils raconteraient les deux versions.
Pour qui nous prennent-ils ? Ezra Pound n’est pas une crêpe. »

Tu es arrivé durant l’été 67,
as chanté Hare Krishna sous ses fenêtres,
après avoir voyagé en Inde, au Maroc, au Japon,
ton parcours est ponctué de haltes :
Martin Buber, le sage de Jérusalem,
et ton premier maître bouddhiste tibétain, Dudjom Rinpoché.
Jetant un œil sur ton entourage baba cool, Olga a demandé :
« Aimeriez-vous vous laver les mains ? »
Mais tu as répondu : « Avez-vous besoin d’argent ? »
Olga te voyait comme un « adorable grand chien
qui vous donne un gros baiser désinvolte
et vous laisse des poils de partout. »

Chien juif, juif poilu – Allen, qui t’a envoyé ?
T’es-tu d’abord arrêté à Rome pour recevoir la bénédiction de Primo Levi
dont les mains tremblaient à Birkenau ?
As-tu chanté Hare Krishna sous les fenêtres de Paul Celan
avant qu’il ne se jette dans la Seine
ou récité le Kaddish pour sa mère, assassinée par des hommes
qui croyaient aussi en des théories économiques et raciales ?
As-tu fait montre d’une immense gentillesse dans ton rapport aux autres ?
Étais-tu en mesure d’accorder le pardon
mais aussi de savoir tout ce qui devait être pardonné ?

Vous vous êtes revus cet automne-là, à Venise, au restaurant Cici.
Toi, lunettes noires, barbe adamique et abondante,
et Pound, visage émacié, usé, fines mèches de cheveux emmêlés.
Assis de l’autre côté de la table, tu as demandé à placer
« plus que juste quelques mots ».

Tu as parlé beaucoup plus que Pound, emmuré dans son silence et ses regrets.
Puis, faisant une pause dans le caquetage incessant de tes phrases éternelles,
tu as demandé : « Je suis clair ? »
Ce à quoi Pound a répondu « Oui », avant de grommeler :
« Mais mes poèmes sont obscurs. »
« Le peu de bien que j’ai pu faire a été ruiné par de mauvaises intentions. »

Puis, très lentement, avec emphase :
« Mais la pire erreur que j’ai commise
est d’avoir eu ce préjugé urbain, stupide
et antisémite. »

Ainsi Pound s’est à moitié confessé à un juif barbu,
car c’était le juif qu’il voyait en toi, pas le bouddhiste
animé par le feu et la douceur des juifs et le goût prononcé des explications.

Depuis le jour où tu as entendu la voix de Blake à Harlem
tu t’es heurté au Dieu des Hébreux
jusqu’à ce que le Bouddha soulève l’habit de ton prophète.
Rinpoché t’a dit :
« Si tu vois quelque chose d’horrible, ne t’y attache pas.
Si tu vois quelque chose de beau, ne t’y attache pas. »

Tu as dit à Pound : « Je me présente à vous en tant que juif bouddhiste. »
Okay, d’accord, mais il ne faudrait quand même pas qu’il croie
que son dissemblable l’a pardonné.

Ou alors c’est Martin Buber qui t’a envoyé,
qui t’a dit d’oublier
les voix des anges et des démons.
« Nous avons affaire à l’humain. »

Pound l’a appris dans une cage d’acier,
et toi dans un asile.
Celan le savait, mais il n’a pas pu vivre avec.
Primo Levi le savait, mais il a lâché la corde.

Peu importe qui t’a envoyé, juif ou tibétain,
quand Ezra s’est confessé, tu as pardonné.
« Acceptez-vous ma bénédiction ? » tu as demandé.
Pound : « Oui. »

Mais un an plus tard, arrivé devant un McDo
(la vie américaine est étrange)
Pound s’est éclipsé dans les bois.
Laughlin l’a trouvé en train de murmurer :
« Pourquoi ne vous débarrassez-vous pas tout simplement de moi ici ? »

Désormais dans la banlieue de l’élysée,
Ezra Pound, allez là où bon vous semble,
foulant des emballages de Big Mac et des restes de frites.
Enfoncez-vous dans les bois sombres où Dante errait
et entendez à nouveau les voix claires et douces
qui vous poussaient à accomplir de belles choses.

Ou laissez votre tête se fêler au contact de la pierre du temps.

Et toi, Allen Ginsberg, au pays des Dix Mille Bouddhas,
ou au paradis simple de tes mères et pères,
ou un pauvre tas d’os sous la terre,
_____________________________________dis-moi, de quoi s’agit-il maintenant ?

« Si tu vois quelque chose de beau, ne t’y attache pas ? »
Ou bien avons-nous affaire à l’humain après tout ?

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Rodger Kamenetz, The Lowercase Jew (Northwestern University Press, 2003).

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[1] Entretien avec Allen Ginsberg, mené par Rodger Kamenetz et retranscrit dans : Kamenetz, Le juif dans le lotus : des rabbins chez les lamas, Calmann-Levy, 1997 (traduit de l’anglais par Bernard Cohen).

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