Huit économiques de fin

par Martin Richet

 

 

I

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Temps d’épilogue. Parce que je dis quelque chose du vallonnement de la colline verdoyante qui est un corps qui m’affecte comme m’affectent tant d’autres corps, un mot se lance dans la danse : je ne comprends pas la danse. Finies les conneries, quand cessera-t-on de poser la question de la succession ? Passons. Le ciel se couvre et les vaches que je ne vois plus ne se sont pas intéressées à moi. Personne n’est là : je vais trop vite pour ça. La contre-guêpe frôle l’antélion, le cheval fuit, les morts s’en mêlent.

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Nous ne vivons plus la même France, ma cruelle Manon.

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II

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Huit épilogues ? À mon arrivée, je rêve de dissiper le sentiment de familiarité que suscite mon retour sans avoir à le regretter. Le temps y passe. Le 13 juin, la Belle de Mai. On voit qu’une bête s’est cachée sous le peuplier mais on ne sait pas quelle bête c’est, on ne voit pas ce qu’elle fait. On sait que le livre fini va recommencer parce qu’il fait beau, parce qu’il fait chaud, temps d’été à Paris comme ici, mais on ne voit plus ce qu’il veut, on ne sait pas que ce qu’il tait. C’est un tout autre soleil qui passe la fenêtre ouverte sur le ciel bleu quand ne souffle pas le vent. Quelque chose ploie où tout se rend : la terre meuble, la forme entière et faite, la vie voulue.

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Les mots deviennent proverbiaux dans le monde ville.

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III

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Comme une rêverie : j’ai perdu pied dans la pensée, que s’est-il passé ? Je rêve cette nuit que 19 exemplaires de De l’air porteur sont partis, œuvre de l’œuvre d’une vie de vie. Le temps passe vite quand on ne se souvient plus de rien mais les regrets sont infinis. Infinis regrets : compter sans compter, reconnaître le bras à un geste de la main, donner valeur d’objet à un mouvement de l’esprit. Maître Chat, n’approche pas, nous ne sommes pas prêts pour toi dit le veau gris avachi au pis d’une vache très amaigrie. J’en suis là. Plus rien ne m’étonne quand je vois la finesse d’un doigt.

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Le vent n’a pas pris le dépôt de chagrin abandonné sur la pelouse défraîchie du jardin public mais privé, il l’emporte.

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IV

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Bleu fait du bleu du bleu du ciel, blanc inexorable, rouge sens. À vos pieds ma plainte, à vos comptes mon loyer : j’ai payé. La fissure devra se hisser dans l’idéalité, gouffre que je n’ai jamais vu comblé. Trois trentenaires en costumes de célibataires exemplaires qu’on pourrait dire mâles blancs comme le président tremblent d’hilarité et d’aise : toi pas plonger, missié, ça y en a beaucoup requins par ici. Remarquez en montant qu’une croix gammée a été tracée sur la paroi de la cage d’ascenseur au crayon de bois. Je l’efface sans rien dire. À qui parler ? Partez : c’est cette idée que vous renversez, vous ne trouverez pas de vie ici.

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Depuis Boulogne.

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V

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Voyez à quoi mon livre se prêtera. Parole de berge, électricité, page de profil et plume de biais ; ossement humain, pâte végétale, toile d’araignée ; une seule goutte de sang : d’un nom à un nom, d’un adjectif à un verbe ou à un nom, d’un verbe à un adverbe ou à un nom, un tigre viendra, la maison prendra feu, le père de famille qui frôlera la jupe de sa fille perdra la vue. 

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Je suis le pire des oiseaux.

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VI

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Explication de texte. Je ne suis pas ce je, je suis ce suis. Au poème son récit, au récit son reflet. Phrase, phrase : paragraphe. Silence, distance, fracture, battement. Phrase. Nous savons un peu ce qu’est la prose à présent. La prose est l’équilibre émotionnel qui fait la réalité des paragraphes et l’équilibre non-émotionnel qui fait la réalité des phrases. Étant pleinement réalisé que les phrases ne sont pas émotionnelles et que les paragraphes le sont, la prose peut être l’équilibre essentiel produit au sein de ce qui combine phrase et paragraphe. Mots de la tribu. Au fait son trait, au vrai son trou. La parole n’est pas un donné : une couleuvre vit dans ce flacon, avalée ou non. 

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La forme annonce sa fin, le pigeon fend un ciel de dinosaure.

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VII

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Supplément astrologie, nos analogies. Le singe, le lion, l’araignée, la méduse, la pie, le bison, le chat, le taureau, le cheval, le serpent : le lexique de nos personnages appartient à des dossiers multiples et secrets. Ce sont des annuaires, des catalogues. On les feuillette. Leur force est dans la mobilité, ils n’offrent jamais de cible. Esprit de sacrifice, intuitions justes mais cruelles, obligation de ne compter que sur soi : il n’y a plus de chien sous cette enseigne, deux fois plus de peine pour trois fois le chagrin. Que fait la virgule, qu’achève le point ?

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Quelqu’un ne dort pas.

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VIII

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Passons, petit passereau. La nature n’est plus rien pour nous depuis trois jours. Faire le feuillet dans un coin de la maison, n’y a-t-il pas là une occupation pour toutes les faims ? Attendre, je sais faire. Dire nous, je sais faire. Saisir une goutte d’eau sur le dos de la main pour qu’elle glisse du long d’un doigt à terre, je sais faire. La courbe que décrit le bras, le poids de la marche sur les genoux, la tête qui penche comme on traverse le salon, la cuisine : ces trois notions se rejoindront. Mais les choses faites en prose et en vers qui s’entassent sur la table, non.

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Les chiens aussi pleureront.

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