Beck l’incorrigible

par Charles-Gaby Max

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À propos de Philippe Beck, Dictées, Flammarion, 2018.

Que dictera cette tendre dictée ?
Paul Valéry, « mon Faust »

La Muse, je sais qu’elle existe
Jacques Réda

Si l’on me demandait qui, en France, dans ce que Mallarmé appelait le tunnel de l’époque, œuvre le plus efficacement et le plus inventivement à précipiter les foules vers le futur, je ne penserais pas d’abord à certain mouvement politique dont le nom impérieux est traduit d’un bouton de machine, mais à la Régie Autonome des Transports Parisiens (RATP). Je ne crois pas que cette opinion, que j’avance en ma propre qualité de transporté, sera jugée excessive par les abonnés du « cinquième opérateur mondial de mobilité urbaine » ; les autres concevront facilement qu’une compagnie dont l’objectif déclaré est de « conjuguer la puissance du transport de masse avec la fluidité d’une mobilité multimodale », est obligée de se montrer toujours plus ingénieuse en matière de guidage. C’est ainsi qu’en ce mois d’avril 2019, pour le vingt-et-unième « Printemps des poètes », la RATP offrait à ses usagers des vers de M. François Cheng. Non pas des vers publiés en wagon entre une publicité pour l’institut Wall Street English et celle d’une agence de recrutement en ligne : des vers récités et diffusés périodiquement par haut-parleur (plus ou moins sussurés, plus ou moins feulés), entre l’incitation rituelle à considérer un cabat oublié sur un quai comme le camouflage d’une bombe déchiquetante, et ce solécisme paternel et térébrant : pour le confort de tous et ne pas retarder les départs, merci de ne pas gêner la fermeture des portes. Quiconque a entendu ces vers d’un poète académique accompagner et comme encourager la foule aspirée dans la correspondance – des vers sur la beauté, sur l’âme, sur la sagesse – a dû avoir le sentiment de vivre un moment décisif de l’histoire de la poésie. Car on connaît des précédents dans un certain emploi de l’art pour entraîner les hommes où ils doivent aller et où peut-être, s’ils ne marchaient pas en dormant, ils ne voudraient plus aller ; mais ce genre de vertu hypnagogique jusqu’alors était plutôt prêté à la musique. Traditionnellement les charmeurs de rats jouent de la flûte, pas de la lyre. De cela que conclure ? – Rien, sinon que la RATP (qui s’y connaît) prend M. François Cheng pour une sirène. Sur ces remarques, ouvrons Dictées. 

Le vingt-et-unième livre de poésie de Philippe Beck recueille quelque deux cents pièces brèves (rarement de plus de 25 vers) présentées comme écrites sous l’inspiration immédiate d’une œuvre musicale, sans retouches pour la plupart. Chaque poème serait donc le contemporain absolu de quelques minutes de musique jouée (Bach, Haydn, etc.) par des interprètes proches du poète (Arielle Beck) ou célèbres mais entendus dans l’intimité (Martha Argerich). Dictées apparaît dans la marge d’un concert privé de musique ancienne :

Je peins le Domaine Latéral
qui fuit de la Bande flottée.

(« Deuxième poème prophétique sur la carte »)

Les références des œuvres sont indiquées en fin de poème ; les titres lâchent des précisions musicales ou purement poétiques. Un rubriquement soigneux, par compositeur et par ordre chronologique, refroidit l’atmosphère habituellement surchauffée d’une salle de concert ou d’une salle de classe. Une « note » finale invite sans façons à « chercher dans le texte… ce que Dictées veut dire. »

Le lecteur qui voudra donc faire ses devoirs se demandera d’abord si Dictées est un recueil d’états de grâce, un cas miraculeux d’inspiration signé par un chouchou de la Muse ; il se le demandera même s’il ne situe pas, fût-ce par ouï-dire, le pupitre de Philippe Beck sur le sommet de l’Hélicon. Il rêvera sérieusement que les deux cents pièces dictantes sont deux cents anges musiciens, moulés par Charles Garnier, dont le poète a su traduire sans faute le chuchotis ; que Philippe Beck qui a pu dire : « mon œil est déjà une phrase », nous invite ici à croire que son oreille est déjà un poème. Il posera enfin, pour voir, dans la première partie intitulée Fuguements-Perles, l’équation théorique Bach = Beck. Ceci n’est pas une pétition de naïveté. On ne badine pas avec les conditions invérifiables qui ont pu faire du poète, en d’autres temps, un professionnel heureux.

Maintenant et d’autre part, dès les deux discours liminaires, il écoutera une autre note :

Mais comment faire des dicktées, ces possessions 
qui acident le nom

(« Correspondances Pythicales »)

Ou :

J’ai un coquillage héroïque 
peuplé de souvenirs lançants et de tensions-bêtises 
que longe un vol d’oiseau.

(« Deuxième poème prophétique sur la carte »)

Inutile de disséquer la rencontre, dans un livre de poésie, de Philippe K. Dick et d’un piano à queue ; l’épithète valeureuse d’héroïque, pour qualifier l’oreille protagoniste, suffit à faire naître un soupçon sur la docilité du dicté envers le dictant. Si écouter est obéir, comme le prétendent notoirement ceux qui haïssent la musique, transcrire c’est refaire, fidèlement sinon avec ferveur. Saint-Matthieu inspiré par l’ange a écrit le Sermon sur la Montagne, on peut le supposer, plein d’un sentiment de félicité et de reconnaissance. Mais si le doux apôtre avait considéré le cantique céleste comme une « berceuse tyrannique », il aurait certainement écrit tout autre chose (peut-être Le clairon sur la Montagne). Je ne dis pas que Philippe Beck considère, par exemple, une sonate de Mozart comme un paquet d’injonctions révoltantes ; mais à l’écoute, il saute aux oreilles que l’écoutant se rebiffe : 

Mais que veut dire un refus lyriqué ? 
Un seulement chanté et décoré 
d’intervalles habitués et usés ? 
Non : un chant refuse. 

(« Attaquif »/ Sonate n°9, KV. 310)

Nul doute qu’une telle dictée n’obtiendrait pas vingt sur vingt de la Muse institutrice. En exagérant un peu, on dirait une provocation libertaire de forte tête à l’encre verte. Si toutes les pièces du recueil ne donnent pas cette impression de contrepoint agressif, voire de diaphonie, il est clair dans l’ensemble que Dictées ne rejoue pas en vers un moment de musique ancienne. Il faudrait avoir le coquillage extrêmement fin pour entendre dans ces poèmes quoi que ce soit qui permette de remonter, même obliquement, au « bureau nuageux ». Sans les indications en bas de page, ce ciel musical appartiendrait à un ordre obscur de considérants, un protocole informulé. La musique enfin est absente : n’est qu’un silence noté. L’enregistrement sur disque du concert prétexte n’est pas plus fourni avec le livre qu’un fleuve ne coule dans De la Loire, et certainement il y a là autre chose qu’une erreur commerciale. L’épigraphe de La Fontaine, telle qu’isolée :

Si un luth jouait tout seul, il me ferait fuir, moi qui aime extrêmement la musique

semble préconiser l’accompagnement du musicien par le poète, comme la réécriture précieuse et prophétique de cette phrase de Hegel : « La musique demande un texte ». Mais le vrai est que dans Dictées, et dans les conditions statistiques d’un lecteur dont l’oreille n’est pas un mobilier de discothèque, la lyre du poète joue seule sur le papier. Seule, et contre.

On ferait bien de laisser ce dernier mot en suspens, sans prétendre dire quoi : qui sait si ce chahut lyrique n’est pas la méthode d’un travail abstergent pour percevoir la célèbre rumeur qu’aiment à entendre les enfants au fond d’un coquillage bien propre ? En tout cas cette lyre sonne contre, selon cet usage percussif qui fait parfois penser que son propriétaire est plus qu’équipé (comme il dit) : un poète armé. Elle frappe, et elle étonne. C’est un son dont l’étrangeté ne laisse à l’entendement presque aucun répit. Les pauses naturelles sont rares, comme cette fable-minute :

Il y a des grenouilles au fond du puits.

(« Rivière »/ BWV, 281)

Ceci est bien plus caractéristique :

Comme le passage
de l’an, le Bateau, qui court
éperdu, rechante ou voile 
des cérémonies de charbon au long 
des quais de nuits et de singe-feu 
dans l’histoire mondiale de vapeurs 
abaissées.

(« u) Matrosenes oppsang./ P.L., n°54) 

Mais quoique ses arrangements passent d’assez loin en merveilleux les plus hardis accouplements surréalistes, cette poésie ne s’offre pas comme une pharmacie de stupéfiants. C’est, sans doute, que la rencontre d’une machine à coudre et d’un parapluie reste une rencontre mondaine (l’esthétique surréaliste percevant à travers les mots, avec une simplicité heureuse, des événements du monde), tandis que les coups de foudre de Philippe Beck ont lieu à fond de langue, dans un milieu lourd et liquide où rien n’explose. L’impression d’autopsier un long et brillant cadavre exquis est dominée d’ailleurs par celle que les enchaînements les plus disruptifs s’inscrivent dans l’infaillible logique d’un discours profond et voilé. On peut dire en ce sens que cette poésie compense en suavité oratoire ce qu’elle comporte de brutalité lyrique. C’est de la rhétorique d’oracle, à casse-têtes chantés réveillant cette antique superstition de tous les herméneutes : que d’une lecture juste ou déviante dépendent d’obscures victoires ou de nébuleux désastres. L’art délicat d’exciter les exégètes appartient certainement au métier du poète, quoiqu’il favorise des hypothèses médiocres et dangereuses sur le sens du poème. A trop faire vibrer la corde pythique, à ne tenir ses lecteurs que par un parfum de devinailles, on court le risque de passer pour l’auteur d’une philosophie bariolée, d’une hypocrisie éblouissante. Descartes pouvait écrire : « Je ne puis donner de l’esprit aux hommes, ni faire voir ce qui est au fond d’un cabinet à des gens qui ne veulent pas entrer dedans pour le regarder. » Mais le lecteur de poésie a le droit d’exiger d’être illuminé à la porte. Personnellement je lis, en philosophie, pour chercher ; en poésie, pour être trouvé. Soit par exemple dans la grande péroraison résolutive de Dictées (« Sortie du bureau nuageux »), cette proposition elle-même nuageuse :

Car l’histoire se dépose dans des phrases 
de silence, qui passent les causes. Leur battue
dedans est historique.

J’ignore si de tels vers, que je trouve beaux et, si j’ose dire, invérifiablement vrais, ajoutent quoi que ce soit de valable à la philosophie volumineuse de Hegel ou de Lukács. Faut-il chercher à comprendre, c’est-à-dire à traduire en de claires spéculations la poésie volumineuse de Philippe Beck ? C’est fait du reste, c’est compris. On ne peut nier que beaucoup d’esprit ait été donné à ceux qui ont cherché, d’un peu partout, à pénétrer dans le cabinet intellectuel du poète – en particulier aux participants du colloque de Cerisy de 2013 ; même si, en écoutant les débats de ce colloque, on est tenté de se dire qu’il y a des coups de clairons qui se perdent. Qui pourtant voudra comprendre comment le sphinx reste installé sans frisson au milieu de ce symposium qui semble avoir pour but la lente dégustation de ses parties nobles, remarquera qu’il y déclare : « je crois que je n’aurais pas écrit un seul poème, si je l’avais écrit pour appeler à son interprétation. » Il se dira que ce marin joue une partie très fine et réellement périlleuse contre toutes sortes de sirènes dont il se sait environné. 

Evitons de filer la métaphore cynégétique : Philippe Beck n’est pas un Actéon cherchant refuge contre la meute de ses propres exégètes, sur son propre terrain, dans un buisson limpide ou dans cette  polysémie qui va littéralement dans tous les sens et ramène toujours à la guerre des gloses. Rien ne défend contre les biopsies la fleur polyvalente

…dont le fruit 
est Affect, la graine 
joie, et le parfum clairon. 

(« Correspondances Pythicales »)

Il semble cependant que ce clairon subtil appelle (et pas seulement comme le cor de Roland à Cerisy) à être entendu d’autre manière. Une réaction très simple est d’ailleurs possible, à la lecture de cette poésie percutante – une réaction réflexe : les sourcils se haussent, la bouche s’entrouvre, les doigts se desserrent : le livre tombe des mains. La devise de l’ordre regretté de Méduse : laetificando petrificat, pourrait servir d’exergue à bien des poèmes de Dictées. Aussi bien cette note de lecture ne vise-t-elle pas à consigner deux façons de ne pas lire Philippe Beck. Pour mieux faire, pour viser entre méduse et sirène, on se demandera s’il est possible de le lire avec un bonheur comparable à la jubilation intime, enfantine, qui émane de séquences telles que :

Le Prononcé bondit et rebondit 
et oublie l’ours à perruque, 
le tambour de cour, 
l’ensoleillé qui fait tomber 
l’os de poulet au sol brillé, 
et le damné formé comme un luth, 
coincé au Pays Flambé. 

(« c) Menuet I et II. Fermeté. »/ Partita I, BWV 825)

Cette affaire de bonheur n’est pas simple, s’agissant d’une poésie qui prend explicitement à tâche d’être dégrisante, et possède en effet l’amer et le tonique des remontants de lendemains de fêtes. La gageure certes est motivée, s’il est vrai que rien ne définit notre condition (moderne et au-delà) comme une sensation de gueule de bois combinée de grisaille universelle. Mais pour cette raison même, il arrive que les tards-venus désirent que ce qui prend le nom de poésie les jette (ou les rejette) à la mer. Et si c’est là une attitude politiquement réactionnaire :

Nous sommes tous d’Athène en ce point ; et moi-même, […]
Si Peau d’âne m’était conté, 
J’y prendrais un plaisir extrême.

(La Fontaine, « Le Pouvoir des Fables »)

On peut douter aussi qu’il y ait une politique de la Méduse, comme on sait qu’il en est une de la Sirène, autrement dit que la poésie ait le pouvoir d’arrêter le courant de la foule bercée dans le tunnel. Il resterait surtout à dire où elle nous arrête, où elle fixe le séjour humain. Le pari de Dictées est peut-être de situer en l’explorant ce lieu également éloigné du paradis des muses et de l’enfer du commentaire, des anges prescrivant leurs séquences exquises et de la caresse redoutable des exégètes – des miracles de l’inspiration et des supplices de l’interprétation. En théologie minimale, un tel lieu s’appelle la Terre. Pari tenu ? Camarades lecteurs, prière de vérifier.

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